1) Le point de départ de Marx: la marchandise

La valeur d’usage
La valeur d’échange, la valeur

2) Substance de la valeur: le problème du travail abstrait

2.1 De la marchandise au travail-substance de la valeur
2.2 Les deux approches du travail abstrait
2.2.1 Approche sociale. Le « travail de la société tout entière ».
2.2.2 Approche physiologique. La « dépense de force humaine »

3) Mesure de la valeur

4) Travail simple – travail complexe

5) Valeur et société dans le premier chapitre du Capital

5.1 Quels producteurs?
5.2 Quels échanges?

6) Le fétichisme de la marchandise

7) Digression: Isaac Roubine et le travail abstrait

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Le premier chapitre du Capital[1] est difficile à lire non seulement parce qu’il aborde un problème difficile (la définition de la valeur) mais aussi parce qu’il a été difficile à écrire, et que Marx n’y est pas toujours aussi clair qu’on le souhaiterait dans l’expression de ses idées. Le chapitre est composé de quatre parties.

§1: Les deux facteurs de la marchandise: valeur d’usage et valeur d’échange ou valeur proprement dite (substance de la valeur, grandeur de la valeur). Marx analyse la marchandise pour arriver au travail.

§2: Double caractère du travail présenté par la marchandise. Marx reprend en gros la même analyse, mais du point de vue du travail.

§3: Forme de la valeur. Marx part de l’échange élémentaire des marchandises (troc) pour parvenir à la monnaie.

§4: Le caractère fétiche de la marchandise et son secret. Marx montre comment le règne de la valeur réifie la société en transformant les rapports entre les hommes en rapports entre les choses.

Si on s’en tient à une définition stricte de la théorie de la valeur, seuls les deux premiers parties couvrent le sujet. Le partie 3 est plutôt une théorie de l’argent, et le partie 4 nous parle plus des implications de la valeur sur les rapports sociaux entre les hommes que de la valeur elle-même. Isaac Roubine[2] ne serait pas d’accord avec ce qui précède. Il considère que la théorie de la valeur n’est complète qu’avec la prise en compte de la théorie du fétichisme de la marchandise. Pour ma part, je pense que, à l’opposé, une théorie de la valeur au sens strict doit répondre aux questions suivantes: qu’est-ce que la forme valeur, qu’est-ce que la substance de la valeur, qu’est que la grandeur de la valeur. En incluant le fétichisme de la marchandise dans les éléments qui définissent la valeur, Roubine fait se recouvrir la problématique de la valeur et celle de la loi de la valeur. On y reviendra.

1) Le point de départ de Marx: la marchandise

Est-il absurde de poser la question suivante: pourquoi Marx commence-t-il le Capital par l’analyse de la marchandise? La réponse que Marx donne lui-même est-elle entièrement convaincante? Il dit que la marchandise est le point de départ parce qu’elle constitue la « forme élémentaire » de la richesse dans les sociétés où règne le mode de production capitaliste. C’est vrai, mais pourquoi commencer par la richesse plutôt que par la source de la richesse? Pourquoi ne pas écrire, par exemple: « Les sources de la richesse des sociétés dans lesquelles règne le MPC s’annoncent comme une immense fourmilière d’ateliers et d’usines destinées au travail des hommes » ?

De mon côté, pourquoi proposer un autre point de départ ? En très bref, et pour donner la logique de ma lecture du premier chapitre : je pense que l’approche choisie par Marx est représentative de ce qu’il pense de la valeur en général, et surtout de son abolition par la planification de la production des « travailleurs associés ». On l’a vu dans le chapitre précédent: l’abolition de la valeur, c’est centralement l’abolition du marché. Pour Marx, la définition de la valeur doit donc partir du marché, et la forme élémentaire est alors en effet la marchandise. Donc, pour le moment, suivons Marx dans ses analyses. Partant des apparences les plus évidentes, Marx constate que la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange.

La valeur d’usage

Pour introduire la marchandise, Marx commence par la valeur d’usage. Dans ce premier abord de la question, la formulation est simple. « L’utilité d’une chose fait de cette chose une valeur d’usage » (p. 562). La valeur d’usage, c’est l’utilité de l’objet.

De plus, « dans la société que nous avons à examiner, [les valeurs d’usage] sont en même temps les supports matériels de la valeur d’échange » (id). Ici donc, la valeur d’usage est une catégorie naturelle, même pas spécifique à la marchandise ni, à la limite, à un produit du travail. Cette façon de voir la valeur d’usage, excessivement naturaliste, est sans doute ce qui incite Marx à reprendre la question à la fin de la première partie du chapitre. Après avoir réaffirmé que

« une chose peut être valeur d’usage sans être valeur. Il suffit pour cela qu’elle soit utile à l’homme sans qu’elle provienne de son travail. Tels sont l’air, des prairies naturelles, un sol vierge, etc. » (p. 568),

il est obligé de préciser:

« Pour produire des marchandises, le travail doit non seulement produire des valeurs d’usage, mais des valeurs d’usage pour d’autres, des valeurs d’usage sociales » (p. 568).

Il veut ainsi attacher à l’utilité la spécification supplémentaire de l’échangeabilité. Cependant, comme le fera remarquer Engels, les impôts en nature du Moyen Age sont des valeurs d’usage pour l’autre, sans être pour autant des marchandises. Engels ajoute donc en note, dans la 4° édition allemande, que la transmission à l’autre de la valeur d’usage doit se faire par l’échange. Ce qui est tautologique et ne nous avance pas.

On voit donc que, au final, Marx et Engels ont une vision plutôt naturaliste de la valeur d’usage. Pour eux, celle-ci se définit comme l’utilité brute de la chose. Pour l’instant, restons en là: c’est la définition de la valeur d’usage par Marx et Engels. Mais il faudra revenir sur cette question au moment de reprendre la théorie de la valeur, et on verra alors que, dans la marchandise, la valeur d’usage est une catégorie pleinement sociale, qui ne doit rien à la nature, et qu’il faut distinguer la valeur d’usage de l’utilité de la chose, même produite par le travail (lorsque celui-ci est pré-marchand).

La valeur d’échange, la valeur.

D’un côté, Marx annonce, dans le titre de la première partie, que la valeur d’échange est « la valeur proprement dite ». Cela indique qu’il ne considère pas que la valeur d’usage fait partie de la théorie de la valeur autrement que comme support de la valeur d’échange. Sur cette base,

« la valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèces différentes s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le temps et le lieu. La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de purement relatif. » (p. 563)

On sait comment, à y regarder de plus près, Marx montre par l’analyse du rapport d’échange que les proportions de celui-ci ne sont pas arbitraires, mais réglées par la quantité de travail (abstrait) contenu dans les marchandises.

D’un autre côté, on peut parfois se demander si la valeur d’échange est bien, en effet, la valeur proprement dite. La question se pose, par exemple, quand on lit (troisième partie, § A,d) que

« Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange, pris à la lettre c’était faux. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’utilité, et valeur. Elle se présente pour ce qu’elle est, chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte de sa forme naturelle, celle de valeur d’échange ; et elle ne possède jamais cette forme si on la considère isolément ». (p. 591)

Ce passage nous dit qu’il y a la valeur (tout court) avant la valeur d’échange, qui n’est qu’une forme phénoménale que la marchandise ne peut pas avoir seule, mais seulement dans sa confrontation à une autre marchandise, dans le rapport d’échange. Le marché est le lieu où la valeur descend du ciel de l’abstraction pour devenir un « rapport social ». Dès lors, qu’est-ce que la valeur proprement dite? La valeur tout court ou la valeur d’échange? Il semble que Marx ne tranche pas explicitement.

C’est au début de la troisième partie du premier chapitre du Capital qu’on voit apparaître son système de pensée concernant la valeur et ses formes d’apparition :

« Si nous disons : en tant que valeurs toutes les marchandises ne sont que du travail humain cristallisé, nous les ramenons par notre analyse à l’abstraction valeur, mais avant comme après elles ne possèdent qu’une seule forme, leur forme naturelle d’objets utiles. Il en va tout autrement dès qu’une marchandise est mise en rapport de valeur avec une autre marchandise. Dès ce moment, son caractère de valeur ressort et s’affirme comme sa propriété inhérente, qui détermine sa relation avec l’autre marchandise » (pp. 579-80)

Notons au passage que, pour Marx, le degré le plus élevé de l’abstraction dans l’analyse de la valeur semble être d’arriver à la notion de « cristallisation » de travail humain. On va y revenir. Mais ce qui nous intéresse pour le moment, où nous nous contentons de rechercher des définitions, c’est la façon dont le raisonnement de Marx se développe :

  1. La marchandise est produite comme cristallisation de travail humain, mais reste pure valeur d’usage…
  2. … tant qu’elle ne parvient pas sur le marché où elle est confrontée aux autres marchandises.
  3. Ce n’est que là que son « caractère de valeur » s’affirme, comme valeur d’échange, que Marx l’appelle aussi « valeur proprement dite ».

On a ici, en quelque sorte, une définition étagée de la valeur: la valeur d’usage comme support, la valeur tout court comme cristallisation de travail qu’on ne peut pas distinguer encore de l’utilité de la chose, et la valeur d’échange comme forme d’apparition, c’est-à-dire comme réalité sociale de la valeur. On retrouve ici l’importance qu’a le marché dans la conception marxienne de la valeur. Le marché n’est pas seulement l’instance où la valeur produite par le travail est réalisée. Le marché est un moment constitutif du produit du travail en marchandise. On a vu ce problème dans l’examen de l’abolition de la valeur selon Marx. Ici, l’arrivée de la marchandise sur le marché fait « ressortir » et « s’affirmer » le caractère de valeur de la marchandise. Elle l’avait donc déjà directement au niveau de la production, mais il fallait partir dans les nuages de l’abstraction pour le voir. Maintenant, c’est manifeste, quand on descend vers le concret de l’égalité xA = yB, 20 m de toile = 1 habit.

Cette façon étagée de procéder laisse cependant une ambiguïté. La valeur, la vraie, est-elle créée au niveau du travail, ou bien ensuite à celui de l’échange? Le programme prolétarien répond tout d’abord « au niveau de l’échange » parce que l’abolition du marché est l’objectif de sa révolution et parce que le travail, étant une activité naturelle, éternelle, qui a existé avant et qui existera après la valeur, ne peut pas être intrinsèquement porteur d’une aliénation telle que la valeur. Mais le prolétariat, classe du travail par excellence, n’est-il pas la source de toute la richesse bourgeoise, donc de la valeur? Il faut donc que le travail soit la source de la valeur, mais on rejette alors cette source et cette valeur dans l’abstraction, pour tenter de résoudre une ambiguïté qui vient du fait que le travail qui crée la valeur n’est pas spécifié nau delà de « dépense de force humaine » – ce qui existe dans toutes les sociétés, à la différence de l’échange. Le travail qui crée la valeur est ainsi dit abstrait à cause de l’indétermination du lieu, du creuset, où se forme la valeur. Le travail en général ne peut pas être ce lieu. C’est donc l’échange qui l’est. Mais il faut que ce soit le travail. On pose donc la catégorie du travail abstrait. En fait, dans le premier chapitre du Capital, Marx ne s’embarrasse pas tellement de ce qualificatif. Ce sont surtout les commentateurs qui vont tenter de donner corps à cette notion.

Anticipant sur la suite, on dira que la valeur n’a pas besoin du marché pour exister réellement, qu’elle informe, ou imprègne, ou conditionne complètement le procès de production. Les producteurs privés indépendants de Marx sont certes séparés les uns des autres, mais le propre de la valeur, c’est d’être en même temps séparation et socialisation. Non seulement les producteurs privés le savent dans leur tête, mais ils le pratiquent dans leur travail. C’est ce point qui échappe au marxisme traditionnel, parce qu’il pense que le travail des producteurs privés est neutre en tant que tel. Ce problème fera l’objet du chapitre 4.

2) Substance de la valeur: le problème du travail abstrait

2.1 De la marchandise au travail-substance de la valeur

Suivons le texte tel que Marx l’a rédigé. Parti de l’égalité dans l’échange de deux marchandises de valeur d’usage différente, Marx arrive au constat que cette égalité ne peut avoir qu’un fondement:

« La valeur d’usage des marchandises une fois mise de côté, il ne leur reste plus qu’une qualité, celle d’être des produits du travail » (p. 565).

Et si on fait abstraction de la valeur d’usage, on fait aussi abstraction du travail concret. Le travail dont on parle ici n’est pas le travail du menuisier, du forgeron, etc..

« Il ne reste donc plus que le caractère commun de tous ces travaux ; ils sont tous ramenés au même travail humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée » (p. 565).

Notons d’abord que l’édition allemande du Capital parlait de « même travail humain abstrait », et que Marx a retiré l’adjectif dans la version française. Cela indique sans doute son peu de souci de définir précisément la notion de travail abstrait. Cela dit, Marx veut-il dire que la substance de la valeur, c’est la dépense de force humaine? Pas exactement. La dépense de force humaine, phénomène physiologique, ne se présente de prime abord que comme perte. Pour parvenir à la substance de la valeur, il faut encore que cette destruction soit créatrice (rappelons qu’on parle ici du travail en général, c’est-à-dire sans considération pour l’aspect concret de l’activité et du produit). Ici, Marx ne s’embarrasse pas de complication. Il passe de la dépense de force humaine à la création d’une substance de la valeur par une simple apposition. Celle-ci réalise, et sans qu’on y prête attention, un recouvrement de deux acceptions du travail, le travail vivant et le travail mort (adjectifs qui ne sont pas utilisés ici par Marx).

« Tous ces objets ne manifestent plus qu’une chose, c’est que dans leur production, une force de travail humaine a été dépensé, que du travail humain y est accumulé » (p. 565, souligné par moi).

Marx identifie le travail en général, la dépense de force humaine, qui est perte, et la substance proprement dite de la valeur, qui se conserve et s’accumule. Il parle alors de ce que la dépense de force humaine engendre, qui reste dans la marchandise et que l’analyse théorique marxienne révèle, à savoir le travail cristallisé, ou mort, ou gélifié, ou sublimé; les adjectifs sont variés. Donc la dépense n’est pas que pure perte. Elle est apport de quelque chose dans la marchandise. Ce point crucial n’est absolument pas prouvé. Cet apport, introduit ici sans prévenir, présuppose qu’il y a quelque chose à transférer. Et la conclusion qui suit immédiatement est donc abusive, au sens où elle se trouve déjà dans l’hypothèse :

« En tant que cristaux de cette substance sociale commune, ils [les produits du travail] sont réputés valeur » (565).

On remarque au passage que la substance cristallisée est maintenant qualifiée de « sociale ». C’est une façon de rappeler que la problématique de la valeur est liée à une forme sociale spécifique. Mais cela ne nous fait pas avancer pour préciser ce qu’est la substance de la valeur. Il semble d’ailleurs que le problème soit réglé, puisque Marx passe aussitôt à la question de savoir « comment mesurer maintenant la grandeur de sa valeur [d’un article]? » (p. 565). Après avoir traité cette question (voir plus bas), Marx conclut la première partie du chapitre par:

« Nous connaissons maintenant la substance de la valeur: c’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa quantité, c’est la durée du travail. » (p. 568).

Tout est-il clair? En fait pas vraiment.

2.2 Les deux approches du travail abstrait

Il faut d’abord noter que le terme de travail abstrait apparaît dans le texte sans recevoir une définition spécifique. Isaac Roubine, qui pourtant fait tout son possible pour défendre Marx, reconnaît implicitement que ce concept reste à définir quand il déclare qu’il veut « construire le concept de travail abstrait »[3]. On a vu que Marx avait retiré l’adjectif « abstrait » dans la traduction française du Capital (qu’il a lui-même surveillée). Il le rajoute au contraire, un peu plus loin, quand il parle de « dépense  de force humaine, travail humain, dans le sens abstrait du mot » (p. 575), formulation absente de la première édition allemande. Cela semble montrer que le terme, et le concept, ne demandaient pas pour Marx une attention particulière. Pour lui, parler de travail en général, de travail indifférencié, était alors suffisant pour définir la substance de la valeur. Ce n’est que chez les auteurs ultérieurs que le terme de travail abstrait est devenu un concept important, et un problème théorique lancinant, ainsi que nous le verrons avec l’exemple de Roubine.

La lecture du premier chapitre du Capital fait ressortir que Marx suivait simultanément deux pistes pour définir le travail comme substance de la valeur. On peut appeler l’une l’approche sociale, et l’autre l’approche naturaliste.

2.2.1 Approche sociale: Le « travail de la société tout entière ».

L’approche sociale apparaît après que Marx semble en avoir fini avec la substance de la valeur et en vient à la mesure de la grandeur de la valeur. La question est de savoir comment on mesure la valeur. La réponse est

« Par le quantum de la substance ‘créatrice de valeur’ contenue en lui, du travail » (565, les guillemets sont de Marx).

On retrouve ici l’affirmation que le travail est substance, mais on retrouve aussi le problème de l’identification de l’activité-travail et de la substance-travail. Tout à l’heure, c’était l’activité qui se cristallisait et s’accumulait dans la marchandise. Maintenant, c’est la substance qui est « créatrice de valeur » (pourquoi Marx met-il des guillemets ?). Dans cette petite phrase, le travail est présenté en même temps comme activité et comme substance cristallisée. Autrement dit, l’identité du travail vivant et du travail mort est, de nouveau, introduite très subrepticement, sans preuve ni avertissement. Or cette identité est fondamentale dans tout le système marxien. Je ne dis pas qu’il faut la rejeter, mais je trouve qu’il faut admettre bien des approximations pour l’accepter.

Poursuivons. Ce qui mesure la grandeur de la valeur, c’est donc le temps de travail. Cela est facile à admettre, sauf que, dit Marx, un travailleur qui va lentement devrait créer plus de valeur qu’un travailleur efficace. Cela l’amène à revenir sur le travail substance de la valeur dans le passage bien connu:

« le travail qui forme la substance de la valeur des marchandises est du travail égal et indistinct, une dépense de la même force. La force de travail de la société tout entière … [qui] ne compte par conséquent que comme force unique… » (p. 566, souligné par moi)

On a donc ici une nouvelle approche de la substance de la valeur, alors qu’on croyait le problème réglé. Or cette nouvelle approche est sensiblement différente de la première. Dans la première, ce qui forme la substance de la valeur, c’est la « dépense de force humaine », dans un sens physiologique nettement affirmé. Dans la deuxième approche, l’accent est mis sur le travail comme un ensemble social, et les moyennes que cet ensemble permet de faire supposent toutes sortes de processus sociaux qui n’ont rien à voir avec la dépense de force humaine. J’appelle approche naturaliste le premier point de vue sur la substance de la valeur, et approche sociale la deuxième. Anticipant sur la suite, je dis que Marx a une vision essentiellement naturaliste de la substance de la valeur, et que l’introduction, ici, du « travail de la société tout entière » reste sans effet sur ses raisonnements fondamentaux concernant la valeur.

L’approche sociale permet à Marx d’introduire la notion de travail moyen et de temps de travail socialement nécessaire. Cela ne pose pas de problème. Cependant, on observe que

Ainsi que nous le verrons plus loin, l’approche « sociale » de la question de la valeur et du travail abstrait est celle qui est la plus féconde. Cependant, nous voyons que Marx l’exploite peu.

2.2.2 Approche physiologique:  La dépense de force humaine

En effet, il revient de façon récurrente sur l’égalité entre le travail créateur ou substance de la valeur et la dépense physiologique. Le deuxième partie du chapitre, consacrée au « double caractère du travail » ne comporte pas l’approche sociale, mais revient sur l’acception physiologique du travail substance de la valeur. Dans cette partie, Marx évoque bien le travail de la société tout entière et sa division, mais il ne le fait qu’en passant, et pour arriver au marché. Plus haut, on a vu que le « travail de la société tout entière » se présentait un peu comme une masse indistincte. Voici maintenant cette masse habitée par la division du travail, enfin un peu… :

« A l’ensemble des valeurs d’usage de toutes sortes correspond un ensemble de travaux utiles également variés, distincts de genre, d’espèce, de famille – une division sociale du travail. Sans elle, pas de production de marchandises. [mais la réciproque n’est pas vraie, dit M. en citant la vieille communauté indienne et la fabrique moderne, où le travail est divisé, mais sans échange]. Il n’y a que les produits de travaux privés indépendants les uns des autres qui se présentent comme marchandises réciproquement échangeables. » (p. 569).

Ceci est parfaitement vrai, et je ne cite ce passage que pour attirer l’attention sur le fait que la division du travail n’intéresse pas vraiment Marx à ce stade de son raisonnement. Il fait une ouverture vers la division du travail, la complémentarité nécessaire des branches, l’organisation sociale de la production de valeur, mais c’est pour passer aussitôt au niveau du marché, au produit des producteurs privés indépendants et à l’échange. Ce biais apparemment innocent prend tout son sens quand on connaît la façon dont Marx envisage l’abolition de la valeur, à savoir comme abolition du marché. Or la question de la division du travail est fondamentale si on doit comprendre ce qu’est la valeur comme forme, mais aussi pour définir le travail qui crée la valeur. Isaac Roubine le comprend à sa façon, même s’il prête à Marx des points de vue que celui-ci n’a pas. Roubine dit qu’on ne peut pas parler de la valeur sans comprendre et inclure le fétichisme de la marchandise, et finit pas définir la valeur comme la loi de la valeur, qui règle la répartition du travail entre les branches en fonction des échanges et du prix des marchandises. En s’écartant du propos proprement marxien, Roubine indique qu’il perçoit les insuffisances de la définition de la valeur dans le premier chapitre du Capital. Mais, ainsi que nous le verrons, il reste prisonnier de la limite principale contre laquelle bute le texte de Marx, à savoir l’obsession du rôle du marché, elle-même liée à l’impossibilité de remettre en cause le travail.

On peut donc dire que l’approche sociale de la définition de la valeur n’est qu’amorcée dans le texte du premier chapitre du Capital, et qu’elle est sans effet sur la question de la définition de la substance de la valeur ou du travail abstrait. Dans l’ensemble du premier chapitre, Marx parle le plus souvent du travail abstrait (avec ou sans cet adjectif) selon l’approche physiologique, et cette définition finit par s’imposer sans que l’expression travail abstrait n’ait reçu une véritable définition sociale.

On a vu plus haut que ce que tous les travaux des producteurs de marchandises ont en commun, c’est d’être « tous ramenés au même travail humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée » (p. 565). Ce n’est pas parce que Marx a enlevé l’adjectif « abstrait » de la traduction Roy que la dépense de force humaine de travail n’est pas identifiée au travail créateur de valeur, c’est à dire au travail abstrait. De la même façon, Marx conclut la deuxième partie en soulignant fortement l’approche physiologique:

« Tout travail est d’un côté dépense, dans le sens physiologique, de force humaine, et, à ce titre de travail humain égal, il forme la valeur des marchandises » (p. 574)

D’ailleurs, c’est le passage où il choisit au contraire de rajouter la notion de travail abstrait, accolée à celle de « dépense de force humaine » dans la traduction Roy:

« … le travail doit être avant tout utile pour être censé dépense de force humaine, travail humain, dans le sens abstrait du mot ». (p. 575).

Cette approche physiologique est prévalente dans le chapitre. On en a déjà vu plusieurs exemples. En voici d’autres:

« La confection de vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre… La valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l’homme, une dépense de force humaine en général. » (p. 572).

« De même que les valeurs d’usage de la toile et de l’habit sont des combinaisons productives spéciales, avec le fil et le drap, tandis que les valeurs de ces choses sont de pures cristallisations d’un travail identique, de même les travaux fixés dans ces valeurs n’ont plus de rapport avec le fil et le drap, mais expriment simplement une dépense de la même force humaine. » (p.573, souligné par Marx).

On trouve, au début de la quatrième partie, consacré au fétichisme de la marchandise, un passage intrigant sur les caractères du travail « qui déterminent la valeur ». Partant à la recherche des « subtilités métaphysiques » qui caractérisent la marchandise, Marx commence par éliminer les fausses explications :

« Le caractère mystique de la marchandise ne provient donc pas de sa valeur d’usage. Il ne provient pas d’avantage des caractères qui déterminent la valeur. » (p. 605).

Or quels sont ces caractères ? Il y en a trois :

« D’abord … c’est une vérité physiologique que [les travaux utiles variés]… sont avant tout une fonction de l’organisme humain et que toute fonction pareille … est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc. de l’homme » (605).

Ensuite, quand il place dans la marchandise elle-même la source de son caractère mystique, il explique que, dans la marchandise, les caractéristiques sociales générales du travail sont transformées (p. 606, souligné par moi):

L’égalité physiologique des travaux devient « forme valeur des produits du travail »

Ce passage indique qu’il y a des caractères qui déterminent la valeur, mais ne la définissent pas puisqu’ils sont propres à tous les types de travail, y compris le travail dans des modes de production non marchands, soit anciens, soit futurs (le communisme du programme prolétarien). Parmi ces caractères, il y a la dépense de muscles, etc. qui, dans les deux premiers parties du chapitre, est ressortie comme l’élément définissant le travail abstrait. C’est maintenant une caractéristique générale – mais pas abstraite – du travail dans toutes ses manifestations. On est donc amené à comprendre que ce sont les conditions de la production marchande qui font que la dépense de force humaine devient forme valeur. Il reste alors à expliquer la production marchande. Or Marx ne le fait pas. Il part de celle-ci comme d’un donné qui n’a pas besoin d’être expliqué, en tout cas pas ici. On veut bien admettre le côté empirique de ce donné, mais cela ne confère-t-il pas au raisonnement de Marx un caractère tautologique, où l’on a besoin de la valeur pour expliquer la production marchande et inversement ? Tout ce que Marx constate, en différents endroits, c’est que la production est assurée par des producteurs privés indépendants. C’est pour lui la condition fondamentale pour que les produits du travail soient des marchandises, et donc pour que le travail ait un double caractère, concret et abstrait.

La conclusion semble donc s’imposer : la dépense de force humaine devient travail abstrait créateur de valeur et substance de la valeur quand les conditions marchandes s’imposent à la production. Mais avant comme après, le travail et le même : dépense de force humaine, mesure du temps consacré aux différents produits, coordination entre les producteurs. La transformation de la dépense de force humaine en création de valeur dépend alors de l’échange entre les producteurs privés. L’échange est le moment constitutif de la valeur parce que le travail ne peut pas l’être, étant le mode normal, éternel, des échanges organiques entre l’homme et la nature

Dans la deuxième partie du chapitre, Marx développe des considérations sur le travail concret et le travail abstrait (il dit : travail utile et dépense de force humaine) . Parlant du travail concret, il écrit :

« En tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur des échanges organiques entre la nature et l’homme » (570).

Marx dit clairement ici que le travail est une nécessité éternelle. Que les échanges organiques avec la nature soient une nécessité éternelle, c’est évident. Mais si on appelle cela « travail », on pose qu’il n’y a qu’une forme possible pour de tels échanges, celle qui est objective en soi et passe par l’économie. En l’occurrence, celle qui apparaît d’abord comme dépense musculaire etc., (plutôt que comme plaisir, jeu, rencontre) et qui doit être mesurée par le temps. C’est en effet le point de vue de Marx (c’est attesté dans de nombreux autres passages) et cela est bien conforme au contexte général dans lequel sa critique de l’économie politique se développe – celui de la montée en puissance de la classe du travail, en même temps d’ailleurs que celui de la déqualification du travail et de sa transformation apparente en pure « dépense de force humaine ».

Essayons de conclure sur la question du travail abstrait. Toute la problématique marxienne est compliquée par le fait que Marx affirme que le travail est la source de la valeur, et qu’il considère en même temps que le travail est neutre, simple créateur d’une richesse, qui se trouve être valeur dans les conditions de la production marchande. Partant à la recherche de ce qu’ont en commun le travail du bottier et celui du menuisier, il trouve la dépense de force humaine. Il a raison, sauf que cette dépense caractérise aussi (entre autres) le travail dans la société socialiste, qui lui ne crée pas de valeur, par définition. Face  à cette difficulté, il amorce donc un mouvement où la généralité de la dépense de force humaine doit être sur-définie par les conditions sociales pour devenir travail abstrait. Mais, ainsi qu’on l’a vu, cela revient à un raisonnement tautologique, de sorte qu’on finit par identifier travail abstrait et dépense de force humaine. Aujourd’hui, une variante de cette identification consiste parfois à mettre un signe d’égalité entre la notion de travail abstrait et la réalité du travail hyper-fragmenté du taylorisme et du fordisme.

A d’autres moments, Marx tente de résoudre la même difficulté en élevant la réflexion au niveau du « travail de la société tout entière ». On a alors un aperçu sur la division sociale du travail, mais sans que celle-ci devienne plus qu’un élément de contexte. Roubine exploite et développe beaucoup ces aperçus. C’est en fait tout le contenu de son livre. Mais il le fait dans le strict respect de la logique marxienne parce qu’il défend en même temps le travail planifié du socialisme réel en train de se construire en URSS. C’est en effet la voie qu’il faut suivre pour parvenir à comprendre la valeur, mais il faut le faire à partir d’un autre point de vue sur le travail. C’est ce que nous essaierons de faire. En anticipant sur la suite, disons que le travail qui est source de la valeur n’a rien d’une activité naturelle d’échanges organiques entre l’homme et la nature. C’est une activité productive qui ne peut pas ne pas être exploitée. Dans ces conditions, et pour prendre un raccourci très rapide, le travail abstrait nous apparaîtra comme quelque chose de plutôt concret.

3) Mesure de la valeur

La mesure de la grandeur de valeur d’une marchandise par le temps de travail moyen socialement nécessaire ne pose pas de problème, du moins une fois qu’on a admis que le travail dont la durée est ainsi mesurée est le travail abstrait, quelle que soit sa définition. Dans le premier chapitre du Capital, comme on l’a vu, Marx passe du plan de la dépense de force humaine au niveau individuel à la notion de force de travail sociale

« qui ne compte par conséquent que comme une force unique bien qu’elle se compose de forces individuelles innombrables » (p. 566).

Le passage au niveau de la force de travail collective est rendu nécessaire pour faire la moyenne entre les travailleurs lents et les travailleurs rapides. Cette moyenne des temps de travail individuels étant établie, la valeur des marchandises est fixée pour un degré moyen de la productivité sociale de la branche considérée.

Dans la discussion de cette question de la productivité et de ses variations, Marx écrit que le temps de travail nécessaire, dit-il,

« varie avec chaque modification de la force productive du travail, qui de son côté dépend de circonstances diverses, entre autres de l’habileté moyenne des travailleurs, du développement de la science et du degré de son application technologique, des combinaisons sociales de la production, de l’étendue et de l’efficacité des moyens de produire et des conditions purement naturelles ». (p. 567)

Et il se contente ensuite de donner des exemples. Pour lui, l’établissement de cette moyenne des temps de travail individuels apparait comme un simple processus arithmétique, comme un constat que chaque producteur peut faire tranquillement. Certains producteurs prennent plus de temps que la moyenne, d’autres moins. C’est le propre des moyennes. Mais cette façon de voir, apparemment de bon sens, cache un élément essentiel. Les producteurs privés indépendants, par définition, ne savent jamais s’ils emploient plus ou moins de temps que les autres producteurs de la même branche. Ils sont donc constamment sous pression pour réduire leur temps de travail, pour augmenter leur productivité. De la sorte, il faut dire que le temps de travail moyen socialement nécessaire est la moyenne des temps de travail minima que chaque producteur indépendant peut réaliser à chaque cycle de production.

Nous reprendrons cette question dans le chapitre 4. Pour le moment, il faut au moins signaler cette question : pourquoi Marx ne fait-il pas apparaître la concurrence dans son analyse du temps de travail socialement nécessaire ? On peut faire l’hypothèse que c’est parce qu’il fonde les développements de ce chapitre sur un modèle idéalisé de la production marchande simple, comme nous le verrons plus loin. Dans ce modèle, la concurrence n’est pas aussi contraignante que dans le capitalisme, mais elle n’est nullement absente.

4) Travail simple – travail complexe

La comparaison entre travail simple et travail complexe amène à revenir sur le rapport entre travail et création de valeur. Le travail complexe crée-t-il plus de valeur que le travail simple dans le même laps de temps? Si oui, comment cela s’explique-t-il? Dans le premier chapitre du Capital, Marx passe rapidement sur la question. Il écrit que

« Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n’est que du travail simple multiplié, de sorte qu’une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple ». (p. 572)

Les problèmes que pose ce passage sont apparemment simples, Marx ne les explicite pas, et les éléments qu’il donne dans la suite du développement sur cette question laissent au marché et au prix des marchandises le soin de régler la comparaison entre travail simple et travail complexe. Marx conclut simplement que

« dans l’analyse de la valeur, on doit traiter chaque variété de force de travail comme une force de travail simple » (id).

Mais pourquoi et comment le travail complexe crée-t-il plus de valeur que le travail simple? A ces questions, Marx ne donne pas de réponse dans le premier chapitre. Mais il reprend la question plus loin dans le Capital. Dans le partie 2 du chapitre VII : Production de la plus-value, Marx écrit que, dans le travail complexe

« se manifeste une force de travail plus difficile à former et qui rend dans le même temps plus de valeur ». (p. 749)

Et, dans la traduction Roy, il en reste là. Ce qui revient à dire qu’il n’explique rien. Mais dans la version allemande du même passage, donnée en note par Rubel, Marx donne plus de détails. Le travail complexe

« est l’expression d’une force de travail dont le coût de formation est plus élevé, dont la production coûte plus de temps de travail et qui a, par conséquent, une valeur supérieure à celle de la force de travail simple » (p. 1650)

Jusque là, Marx ne dit rien d’autre que ce qui pourrait expliquer une différence de salaire entre travail simple et travail complexe. Mais il enchaine :

« Lorsque la valeur de cette force de travail est plus élevée, elle s’exprime évidemment en un travail supérieur et se matérialise , par conséquent, dans les mêmes laps de temps dans des valeurs proportionnellement supérieures » (id, souligné par Marx)

Là encore, Marx n’explique rien (notons le évidemment, et le par conséquent, qui cherchent à imposer une conclusion qui n’est en fait pas évidente). De plus, il fait un rapport entre le fait que la force de travail qualifiée coûte plus cher et le fait qu’elle crée plus de valeur. Or les deux choses n’ont rien à voir. Certes, si le salaire du travailleur est élevé, cela se répercute dans le prix de la marchandise, mais comme un coût, et non pas comme une création supplémentaire de valeur. Autrement dit, la valeur de la marchandise considérée comporterait une plus grande part de v et une plus petite part de pl, mais, pour l’instant, nous ne savons pas si et pourquoi la journée de travail du travailleur qualifié a créé plus de valeur que celle du travailleur simple.

On est ici très loin de la problématique de la substance de la valeur exposée au Chapitre I. Il faudrait que Marx nous montre que la dépense de muscles, nerfs, etc. est plus grande chez le chirurgien qui opère le malade que chez le boucher qui débite la bête[4]. Or il ne fait rien de tel. Dans le Chapitre I, il élude la question du supplément de valeur créé par le travail complexe. Dans le chapitre VII, il utilise des arguments qui, convaincants ou non, sont différents de ceux qu’il a exposés dans le chapitre I, pourtant consacré à la création de valeur. Rubel n’a pas tort de dire que, sur cette question, Marx est confronté à un « sérieux embarras théorique ». Et il dit que la question n’est réglée nulle part dans l’œuvre de Marx. J’ai soulevé la question parce qu’elle apparaît brièvement dans le premier chapitre du Capital et que c’est l’occasion de tester la notion de travail abstrait (créateur de valeur). On voit que le test est plutôt négatif. Marx ne parvient pas à régler le problème du travail complexe avec le notion de travail abstrait qu’il utilise dans le premier chapitre du Capital.

5. Valeur et société dans le premier chapitre du Capital.

Bien que la première phrase du Capital annonce que nous sommes dans le contexte de la société capitaliste, le texte du premier chapitre, et même de la première section, ne se préoccupe nullement de nous montrer les mécanismes du mode de production capitaliste, ni dans leurs grandes lignes ni dans le détail. Tous les développements sont consacrés à la valeur en général, qui serait prise à un niveau d’abstraction tel qu’il dispenserait d’être plus précis sur les rapports sociaux où la valeur existe. Peut-on parler de la valeur en se référant à un société marchande hypothétique, si générale qu’elle engloberait tous les modèles qui ont existé réellement? C’est la qualité qu’on attribue parfois au texte du premier chapitre du Capital. Je pense que ce n’est pas le cas.

5.1. Quels producteurs?

La première question que le lecteur de Marx est amené à se poser, c’est celle de savoir qui sont ces producteurs qu’il nous présente avec leurs marchandises.

« Comme les producteurs n’entrent socialement en contact que par l’échange de leurs produits, ce n’est que dans les limites de cet échange que s’affirment d’abord les caractères sociaux de leurs travaux privés ». (606)

Les producteurs, dit Marx, n’existent socialement que par l’échange de leurs produits. Depuis le début du chapitre 1, nous rencontrons à chaque page ce personnage problématique du producteur privé indépendant. Dans quelle société sommes-nous ? Une chose frappe d’emblée : la société de la valeur qui ressort du premier chapitre est une société sans classes. Les producteurs produisent et échangent. Le seul rapport social qu’ils connaissent est l’échange. On ne voit pas d’artisans avec leurs apprentis ni de capitalistes avec leurs ouvriers. C’est la raison pour laquelle certains commentateurs disent que la société où Marx place son analyse de la valeur est une société « théorique », et non pas historique, qui a un degré d’abstraction correspondant à celui qui est requis pour poser le problème de la valeur. Quand on y regarde de plus près, cependant, il est manifeste que le modèle social où Marx place son analyse est très proche de la production marchande simple. Il y a là quelque chose d’intrigant. On a déjà vu que Marx aborde la question de la valeur à partir du marché, et on a vu pourquoi. Il faut maintenant se poser la question de savoir pourquoi il ne part pas du marché capitaliste, mais d’un marché où les producteurs commercialisent eux-mêmes leurs produits. Je ne peux formuler ici que des hypothèses.

Une raison vraisemblable pour procéder de la sorte est la simplicité. Il semble en effet plus facile de montrer le rapport entre le travail, les producteurs privés indépendants, leurs rapports à leurs produits et à ceux des autres dans le contexte simplifié de la production marchande simple. Mais pourquoi est-ce plus facile au juste? Sans doute parce que les producteurs sont en même temps échangistes. Le rapport entre le travail créateur de la valeur et le marché ou l’échange, qui donne à la valeur son existence réelle, se trouve en effet simplifié en étant réuni dans la même personne. Les choses seraient plus compliquées à présenter sur la base de  la société capitaliste où le capitaliste serait appelé « producteur », alors qu’en fait ce sont les ouvriers qui produisent – mais eux n’échangent pas le produit, puisqu’il ne leur appartient pas.

Une autre explication possible est que Marx, au début du Capital, suit un plan historique qui ne dit pas son nom. Il est vrai qu’il ne se soucie pas de montrer comment la valeur est née puis s’est développée jusqu’au mode de production capitaliste. On a vu au contraire qu’il pose les conditions de la société marchande comme une donnée explicative de la valeur, et que cela l’amène à des raisonnements tautologiques. Mais quelle société marchande? La première section du Capital (les trois premiers chapitres) ne voit pas apparaître le capital, et ce n’est qu’à la fin de la deuxième section qu’apparaît l’échange de la force de travail contre le capital. Si ce plan n’est certainement pas historique, il suit cependant un chemin qui va de la production marchande simple au mode de production capitaliste en passant par la « contradiction de la formule générale du capital » (titre du chapitre 5), laquelle est résolue par « l’achat et vente de la force de travail » (titre du chapitre 6). Autrement dit, le plan logique adopté par Marx est très proche des développements historiques réels qui ont fait passer de la production marchande simple au mode de production capitaliste.

Pour quelque raison que ce soit, donc, Marx ne part pas de la valeur telle qu’elle se présente dans la société capitaliste développée de son temps. Il ne fait apparaître le mode de production qu’à partir de considérations générales sur la circulation. Celle-ci est affectée d’une contradiction que la rencontre entre l’homme aux écus et le prolétaire vendeur de sa force de travail permet de résoudre.

« Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d’une marchandise, il faudrait que l’homme aux écus eût l’heureuse chance de découvrir, au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d’être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer serait réaliser du travail et, par conséquent, créer de la valeur. Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique, elle s’appelle puissance de travail ou force de travail« . (p. 715, souligné par Marx)

Le capital naît dans la circulation. C’est ce que Marx dit dans cette section. Autrement dit, il ne naît pas de limites rencontrées dans l’exploitation du travail par la classe de la propriété, comme il le dit aussi chaque fois qu’il considère la succession des modes de production du point de vue du rapport contradictoire entre le développement des forces productives et les rapports de production. Ici, c’est la valeur en général, telle qu’elle se présente dans la circulation pour aboutir à la contradiction du trésor, qui engendre le capital. L’exploitation du travail n’est pas nécessaire pour rendre compte de la valeur et du capital. Ce point de vue, qu’il faudra examiner de plus près, correspond tout à fait au courant de pensée de la « critique de la valeur » (Wertkritik) très en vogue aujourd’hui. Pour ce courant, l’exploitation du travail n’est qu’un moment tout à fait subordonné de la valeur, qui est le vrai sujet du mouvement de la société marchande. Ce point de vue, comme on le voit, trouve de très bons appuis dans Marx. Pour lui comme pour le Marx de la Critique du Programme de Gotha, l’important est ce qui se passe dans la circulation, dans le fétichisme de la marchandise, dans les rapports entre les hommes transformés en rapport entre les marchandises. L’abolition de la valeur, c’est dans les deux cas, l’abolition du marché.

Il est donc possible que Marx place son analyse de la valeur dans le cadre de la petite production marchande parce que cela lui évite de considérer la question du rapport entre le concept de valeur et l’exploitation du travail. Les producteurs indépendants de la première section n’ont qu’un problème: celui de vendre leur production sur le marché. Ils n’ont pas de patron, et leur travail (concret) ne leur pose pas de problème particulier. Au contraire, si l’on en croit Marx qui, souvent, donne une version assez idéalisée de la production marchande simple. Il faut ici faire un détour et quitter le premier chapitre du Capital.

Dans ce que Rubel appelle la conclusion du capital, le Chapitre XXXII : Tendance historique de l’accumulation capitaliste, Marx fait une présentation puissante de l’émergence, puis de la fin du capitalisme. En ce qui concerne le premier point, il ne revient pas sur ce qu’il vient d’écrire à propos de l’accumulation primitive, de sa violence et de sa cruauté, mais il montre, comme avec des regrets, ce que l’émergence du mode de production capitaliste a détruit. Le secret de l’accumulation primitive

« c’est l’expropriation du producteur immédiat, c’est la dissolution de la propriété fondée sur le travail personnel de son possesseur… La propriété privée du travailleur sur les moyens de son activité productive est le corollaire de la petite industrie agricole ou manufacturière, et celle-ci constitue la pépinière de la production sociale, l’école où s’élaborent l’habileté manuelle, l’adresse ingénieuse et la libre individualité du travailleur (ibid. p.1237, souligné par moi)

On peut se demander en quoi consiste la libre individualité des paysans anglais ou écossais que les enclosures chassèrent de leur terre, ou ce que peut être celle de l’artisan urbain. Ce sont de tels propos qui m’incitent à penser que Marx idéalise la petite production marchande. Autre exemple: Marx distingue, dans le même passage, entre deux cas de propriété privée :

« La propriété privée, comme antithèse de la propriété collective, n’existe que là où les instruments et les autres conditions extérieures du travail appartiennent à des particuliers. Mais selon que ceux-ci sont les travailleurs où les non-travailleurs, la propriété privée change de face ». (ibid.)

La même idée était déjà formulée un peu plus haut, dans la section sur l’accumulation primitive :

« L ‘économie politique cherche, en principe, à entretenir une confusion des plus commodes entre deux genres de propriété privée bien distincts, la propriété privée fondée sur le travail personnel et la propriété privée fondée sur le travail d’autrui, oubliant, à dessein, que celle-ci non seulement forme l’antithèse de celle-là, mais qu’elle ne croît que sur sa tombe »[5].

Et Marx a des accents qu’on ne trouve pas souvent dans le Capital pour parler de l’expropriation des travailleurs de la petite production marchande. C’est à partir de cette petite production marchandé qu’on passe

« de la propriété naine du grand nombre [à] la propriété colossale de quelques-uns, cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur » (ibid. p. 1238)

Marx ne se cache pas l’étroitesse de la petite production marchande, mais il n’en marque pas moins comme une nostalgie d’une époque où le travail, où le « peuple travailleur » était en harmonie avec son travail et les conditions sociales de celui-ci. Le travail et la propriété était réunie. Cela postule la possibilité d’un travail qui ne soit pas exploité. Cela annonce la coexistence pacifique du travail ouvrier (collectif) et de la propriété (coopérative).

C’est le deuxième point, Marx n’opte pas pour une attitude réactionnaire qui voudrait réinstaurer la production artisanale à la place du capitalisme. Il connaît le rôle historique du mode de production capitaliste et il en décrit le principe à grandes lignes : d’un côté, concentration des moyens de production dans les mains d’un petit nombre de capitalistes et, de l’autre côté, formation d’une classe ouvrière massive et organisée « par le mécanisme même de la production capitaliste ». Bientôt, les rapports de production deviennent une entrave pour la poursuite du développement des forces productives. Alors,

« l’heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés » (ibid. 1239).

On ne peut manquer de remarquer que le contexte indique clairement que la négation de la négation, lavengeance que l’histoire exerce contre les expropriateurs vise leurs péchés anciens, ceux de l’accumulation primitive où le capitalisme naissant a rompu l’harmonie de la propriété et du travail réunis, et non pas leurs péchés plus récents, à savoir le vol de la plus-value produite par le travailleur salarié, qui est une autre forme d’expropriation. La première négation, c’est celle, par le capitalisme naissant, de « cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel ». La révolution que Marx a en tête n’est bien sûr pas un retour à la petite production marchande. Mais si celle-ci est ainsi mise en exergue, c’est parce, dans la façon dont Marx l’envisage, elle postule la possibilité d’un travail qui n’est pas exploité.  Ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, un des problèmes auquel est confronté le programme prolétarien de l’abolition de la valeur vient de ce qu’il garde le travail et l’économie et cherche malgré cela à mettre fin à l’exploitation.

En plaçant son analyse de la valeur dans les conditions de la petite production marchande, Marx laisse clairement entendre que l’abolition de la valeur ne concernera nullement le travail lui-même, mais seulement le devenir de ses produits. Les producteurs privés et indépendants, le « peuple travailleur » de la première section du Capital préfigurent les travailleurs associés du socialisme. La valeur n’a pas besoin d’être saisie au niveau de la production parce que le travail qui est la source de la valeur ne se présente pas, dans cette section, sous la forme du travail salarié avec toutes les horreurs que Marx décrit très bien par ailleurs, quand il parle de l’exploitation mais plus de la valeur.

Quel est l’enjeu de la question? Nous verrons (chapitre 4) qu’en posant l’analyse de la valeur sur les bases de son développement plein dans le capital, on est amené à ramener le centre de la question du marché vers la sphère productive. Et à définir l’abolition de la valeur comme une transformation radicale de l’activité productive bien plus que comme la seule abolition du marché par le plan.

5.2 Quels échanges ?

On trouve sans cesse dans le texte des formules comme celle-ci :

« Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport le produit de leur travail… (607)

Autrement dit, les « rapports sociaux entre les choses » apparaissent à chaque fois comme la confrontation de deux marchandises qui vont opérer un troc. Certes, dans tout le début du chapitre, l’argent n’existe pas encore, et il faut donc admettre qu’on se limite à la forme simple de la valeur. Mais quand, à la fin de la troisième partie, l’argent apparaît, Marx n’en profite pas pour reprendre son analyse de l’échange d’une façon plus conforme à la réalité de cette opération, où l’on trouve nécessairement un vendeur et un acheteur. Par définition, un troc est une opération d’achat/vente simultanée. Or, si on y prête attention, les producteurs de Marx sont toujours vendeurs, jamais acheteurs. Ils arrivent toujours sur le marché pour y présenter leur produit fabriqué, jamais pour y chercher leurs approvisionnements en outils, matières premières et subsistances. Ce non-dit est conforme à la logique générale du chapitre. La socialisation des producteurs n’a lieu qu’après la production, quand ils portent leurs marchandises au marché. Si, après avoir introduit l’argent, Marx avait décomposé l’échange

xA = yB

en

xA = argent,

argent = yB,

on aurait vu le producteur vendre son produit contre l’argent et devenir acheteur de ses conditions de travail, c’est à dire comme investisseur, c’est à dire comme venant, avant de produire, s’insérer dans la division sociale du travail. Quand Marx parle du rapport des producteurs à la division sociale du travail, il considère celle-ci comme une donnée, comme un processus spontané (voir la citation complète de la p. 607 plus loin). Cependant, la division sociale du travail est un phénomène tout autant ou tout aussi peu spontané que n’importe quel autre processus économique. Il est vrai que les producteurs ne la contrôlent pas consciemment, mais ils y participent. Marx la présente sous un jour où les producteurs en seraient totalement ignorant, comme ils sont totalement ignorants de leur marché aval avant d’y apporter leur marchandise. D’ailleurs, Marx présente toujours, dans ce chapitre, les producteurs sur leur marché aval, et il néglige complètement leur marché amont. Ce n’est pas un hasard. C’est conforme à sa vision de la valeur, qui n’est achevée que par le passage de la marchandise sur le marché. Et c’est conforme à son obsession que les producteurs privés sont dans l’ignorance des conditions sociales de la production aussi longtemps qu’ils ne sont pas allés sur le marché pour tenter d’y vendre leur produit, alors que leur passage préalable par le marché amont les a déjà socialisés et instruits. Le fait que les producteurs ne connaissent pas exactement les conditions sociales de leur production pendant que celle-ci a lieu est vrai et est évidemment la source de crises, de gaspillage, d’anarchie économique.  Mais Marx l’exagère. Cette focalisation sur le marché aval est conforme à la façon dont Marx envisage l’abolition de la valeur, à savoir la planification. L’abolition de la valeur est identique à l’abolition du marché, laquelle permet, grâce à la planification, de mettre en place un mode de production vraiment rationnel.

Il faut attendre le chapitre 3 du Capital pour voir apparaître le producteur non seulement comme vendeur, mais aussi comme acheteur, après que l’échange-troc a en effet été décomposé comme indiqué plus haut. Cependant, la façon déséquilibrée dont il traite la vente et l’achat est intéressante et significative. Elle justifie que nous quittions de nouveau le premier chapitre.

Vente:

Marx consacre de longs développements à la vente. Il insiste sur la division du travail, qui engendre le marché et la nécessité de passer par celui-ci pour satisfaire les besoins. Ces développements sont intéressants à deux titres:

a)    Marx montre la multiplication des branches, il montre même le cas d’un producteur qui ouvre une nouvelle branche par fractionnement d’un métier ancien:

« Entrelacé hier encore dans les nombreuses fonctions dont se compose un seul métier, un travail parcellaire peut aujourd’hui se détacher de cet ensemble, s’isoler et envoyer au marché son produit partiel à titre de marchandise complète » (p. 645)

Ce passage décrit exactement la façon dont la valeur se développe et gagne peu à peu du terrain. C’est précisément ce qu’il faut développer et préciser aujourd’hui. De la même façon que Roubine le fera plus tard, Marx s’engage dans un chemin qui est prometteur, mais renonce bientôt à le poursuivre parce que son point de vue sur la valeur et le rôle du marché ne l’y pousse pas. Il ne manque à son analyse que deux précisions. D’une part il faut insister sur le fait que la division du travail est ici division de la propriété aussi. Marx le dit, mais ailleurs et sans aller jusqu’au bout: la division du travail fait des échangistes des « producteurs privés indépendants » (p. 646). Aller jusqu’au bout reviendrait à dire qu’ils sont propriétaires, et donc exploiteurs d’un travail qui n’est ni l’un ni l’autre. Et d’autre part, il faudrait dire pourquoi une fonction partielle se détache d’un ensemble plus complet. La raison est la recherche de la productivité. Je pense que la liaison entre valeur et productivité est fondamentale, et qu’elle n’apparaît jamais dans les analyses de Marx sur la valeur. A son tour, la recherche de la productivité se fonde dans l’exploitation du travail. Ces deux précisions toutes simples ont des conséquences considérables, comme nous le verrons.

b) Dans la plus grande partie de sa présentation de l’acte de vente, Marx insiste sur le risque qu’elle ne se fasse pas, sur la difficulté de vendre pour le producteur qui ne connaît pas le besoin social, ou qui est victime de la surproduction, etc… Il va jusqu’à dire que

« la division du travail transforme le produit en marchandise et nécessite par cela même sa transformation en argent. Elle rend en même temps la réussite de cette transsubstantiation accidentelle » (647, souligné par moi).

L’adjectif « accidentelle » est inutilement dramatique. Marx a évoqué un peu plus haut les crises du capital, et il sait qu’elle ne sont pas permanentes, mais périodiques. Il pourrait donc tout aussi bien dire que la vente des marchandises se fait sans problème pendant dix ans, et n’a donc rien d’accidentel pendant tout cette phase. Marx dit aussitôt que, pour l’analyse, il faut « supposer que sa marche [de la transsubstantiation] est normale ». La formulation même est hypocrite, elle dit que, dans la réalité, cette normalité n’existe pas – ce qui reviendrait à dire que la crise est permanente.

En insistant beaucoup sur les problèmes que le producteur peut rencontrer au moment de la vente, Marx veut dramatiser l’absurdité du système de la valeur tel qu’il le comprend: socialisation des producteurs après coup, sur leur marché aval, et donc irrationalité, gaspillage, crises.

Achat:

Dans les chapitres précédents, le producteur échangiste était toujours vendeur, soumis aux inconnues d’un marché qu’il semblait découvrir au moment d’y apporter sa marchandise. Ici, il apparaît enfin, dans le chapitre 3, comme acheteur. Mais est-ce un hasard si, les deux fois où l’on voit un producteur en position d’achat, Marx se moque de lui? Une fois il achète une bible, l’autre fois de l’eau-de-vie. Or le tisserand qui s’achète une bible après avoir vendu son tissu a besoin de nouveaux filés, et celui qui lui a vendu cette bible a besoin de papier, ou de nouveaux livres. Pourquoi Marx néglige-t-il cet aspect du marché? Depuis le début du Capital, les échanges auxquels on a assisté sont ceux des producteurs entre eux, qui ont besoin de moyens de travail et de subsistances pour reprendre leur activité de producteurs. Mais ici, Marx nous montre le tisserand et le libraire comme des consommateurs futiles.

Les développements de Marx sur la division sociale du travail devraient être assortis de considérations sur le producteur qui achète ses moyens de production, autrement dit sur la division sociale du travail en procès – spontané ou non peu importe. Alors le marché n’apparaîtrait comme un trou noir inconnu où la réalisation de la valeur est accidentelle, mais comme une source de produits et d’informations sur l’état du marché et de la production sociale. Il ne s’agit pas de dire que cette fonction amont du marché supprime les risques encourus sur le marché aval, mais de montrer encore une fois que Marx présente les choses de façon dissymétrique pour dramatiser le mécanisme de la valeur tel qu’il le définit, à partir du marché, aval qui plus est.

Par ailleurs, la dissymétrie se voit rien qu’au nombre de pages que Marx consacre à la vente (4) et à l’achat (1). Sur ce dernier, il se contente de propos généraux pour indiquer que

« ses besoins divers [du producteur échangiste] et toujours renaissants le force d’employer l’argent ainsi obtenu à des achats plus ou moins nombreux » (p. 650)

Or les besoins divers et les achats plus ou moins nombreux sont d’abord les besoins et les achats d’un producteur. Marx ne présente pas l’acheteur spécifiquement comme tel, puisqu’il se contente de lui faire acheter une bible et de l’eau-de-vie. Il ne présente pas l’acheteur comme venant s’insérer dans la division sociale du travail par ses investissements. Le producteur échangiste acheteur est, centralement, acheteur de moyens de production (et de subsistances). Marx est indifférent au fait que la circulation est, essentiellement, circulation de moyens de production. Or mon hypothèse est que cet aspect est très important pour définir la valeur et, plus tard, le travail productif.

En faisant passer le producteur par son marché amont, on ne supprime pas le fait que la réalisation de la valeur de la marchandise sur le marché aval est la sanction ultime, la preuve pratique, que le producteur s’est bien inscrit dans « le travail de la société tout entière ». Mais on montre que cette inscription n’est pas, de la part du producteur, un pari aveugle, un saut dans l’inconnu. Car sur ce marché amont, le producteur trouve des marchandises et des informations (des prix) qui vont guider ses choix de production. Par exemple, il va dépenser son argent à acheter des moyens de production qui lui permettent d’augmenter sa productivité, ce qui est pour lui une assurance (relative) de pouvoir vendre sa production à une valeur qui est inférieure ou égale au temps de travail moyen socialement nécessaire. Autrement dit, le passage par le marché amont nous permet de nous approcher de la façon dont la valeur est produite dans la production même. Les conditions marchandes imposent au travail même, au cœur de la production, des formes et des normes qui en font une activité spécifique au règne de la valeur, et non pas une activité humaine générale soumise à des conditions qui lui seraient imposées de l’extérieur, par le marché.

Mais Marx n’a-t-il pas prévenu cette objection ? N’a-t-il pas montré comment la valeur règne aussi dans la production? Il faut ici faire une longue citation :

« Cette scission du produit du travail en objet utile et en objet de valeur s’élargit dans la pratique dès que l’échange  a acquis assez d’étendue et d’importance pour que des objets utiles soient produits en vue de l’échange, de sorte que leur caractère de valeur est déjà pris en considération dans leur production. A partir de ce moment, les travaux privés des producteurs acquièrent en fait un double caractère social. D’un côté, ils doivent être travail utile, satisfaire des besoins sociaux et s’affirmer ainsi comme partie intégrante du travail général, d’un système de division sociale du travail (souligné par moi) qui se forme spontanément ; de l’autre côté ils ne satisfont les besoins divers des producteurs eux-mêmes que parce que chaque espèce de travail privé utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail privé utile, c’est-à-dire leur est réputé égal. L’égalité des travaux qui diffèrent entièrement les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle (souligné par Marx), dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers ». (p. 607)

Observons au passage que Marx confirme bien ici ce que nous avons déjà vu dans les trois premières parties du chapitre : ce qui définit le travail abstrait, c’est son caractère physiologique de dépense de muscles etc. La référence au travail de la société tout entière, à la division sociale du travail ne concerne pas la définition du travail abstrait. Cependant, elle est importante parce qu’elle pointe dans la bonne direction, celle de l’analyse de la valeur directement au niveau de la production. Mais Marx ne poursuit pas cette direction. Il ne nous dit pas en quoi consiste le fait de « prendre en considération » le caractère valeur du produit dès le stade de la production. Et il conclut sur le caractère positif, actif, de l’échange seul dans la transformation du travail utile, concret en travail abstrait. Autrement dit, la référence à la division sociale du travail et à la nécessité pour le producteur de s’y intégrer ne l’amène pas à nous faire entrer dans la production même pour y chercher en quoi la production de valeur est une activité spécifique, et non pas une dépense de force humaine en général, présente dans tous les modes de production.  C’est ce qu’il nous faudra faire plus loin.

6) Le fétichisme de la marchandise

Quelle est la raison d’être de la quatrième partie, consacrée au fétichisme de la marchandise, dans le plan d’ensemble du premier chapitre du Capital? La question a été posée par des générations de commentateurs. Répondant à certains d’entre eux, Isaac Roubine s’oppose à l’idée que la théorie du fétichisme de la marchandise puisse être considérée comme « un supplément à la théorie de la valeur, comme une intéressante digression littéraire et culturelle »[6]. Mais il reconnaît en même temps que cela vient aussi « de Marx lui-même, de la structure formelle qu’il a donnée au premier chapitre du Capital, où la théorie du fétichisme figure sous un titre à part [ce qui n’était pas le cas dans la première édition du Capital] »[7]. Et il pose la quatrième partie comme un élément constitutif de la définition marxienne de la valeur. Selon lui, on ne peut pas comprendre la théorie de la valeur telle qu’elle se présente dans les deux premières partie tant qu’on n’a pas assimilé le quatrième, sur le fétichisme. « La théorie du fétichisme est, per se, la base de tout le système économique de Marx, et en particulier de sa théorie de la valeur »[8]. Cependant, si cela est vrai, il semble alors que le plan retenu par Marx manque de cohérence. En effet, les deux premières parties définissent la valeur une première fois. La troisième est une théorie de l’argent. Et la quatrième reviendrait à la définition fondamentale de la valeur ? Cela semble peu logique. Et si Marx, sans aller jusqu’à inclure le fétichisme de la marchandise dans la définition de la valeur, voulait montrer comment la valeur impose sa loi aux producteurs privés sans qu’ils puissent choisir consciemment la façon dont le travail social se répartit entre les branches, alors il semble qu’il a été peu explicite sur son objet. D’autant que, comme nous allons le voir, un passage allant dans ce sens est absent des premières éditions et n’apparaît que dans la quatrième.

Ce que Roubine veut dire ici, et on le comprend dans de nombreux développements de son livre, c’est que la théorie du fétichisme fonde la loi de la valeur, c’est-à-dire la loi qui règle la répartition du travail social en fonction des prix. Il a raison, dans ce sens que la circulation du travail social d’une branche à l’autre n’obéit à aucune décision consciente et contrôlée de la part des producteurs, qui s’effacent en quelque sorte derrière les rapports entre les marchandises tels qu’ils s’expriment dans les prix. Mais, en glissant de la question de la définition de la valeur à l’explicitation de la loi de la valeur, il s’écarte du problème qui nous intéresse ici, à savoir celui de la définition de la valeur par Marx dans le premier chapitre du Capital. Entendons par là la question de savoir quel travail crée la valeur, et celles de savoir comment définir la substance et la grandeur de la valeur. Roubine, donc, glisse de ces question à celles concernant la répartition du travail social dans la société, et il le fait de façon beaucoup plus approfondie que Marx ne le fait dans cette partie sur le fétichisme de la marchandise.

Certes, le thème de l’absence de contrôle conscient sur la production imprègne tout le sous-chapitre sur le fétichisme. Et c’est pourquoi beaucoup de commentateurs ont vu dans ces développements une théorie de l’aliénation. En produisant des marchandises, les hommes transfèrent leurs rapports sociaux dans le monde des choses, qui dicte sa loi à leur activité et leur fait croire que ces choses ont le pouvoir de régler la société, voire de produire elles-mêmes le profit, l’intérêt, la rente, etc., ainsi que cela est expliqué dans d’autres endroits du Capital.  Je suis favorable à ce point de vue. En effet, on a vu dans le chapitre précédent que, dans sa vision de l’abolition de la valeur, Marx place le plan comme la valeur devenue consciente d’elle-même. La production envisagée par Marx dans la société des hommes libres ne diffère pas essentiellement de ce qui se passe dans le capitalisme, si ce n’est par cette volonté du plan de contrôler à l’avance ce que le marché contrôle après coup. De la sorte, les prolétaires reprennent le contrôle conscient d’une mécanique économique que personne ne contrôlait dans la société capitaliste. En faisant disparaître le fétichisme de la marchandise, les prolétaires suppriment l’aliénation qui caractérise les rapports sociaux marchands.

Mais si cela est vrai, pourquoi placer ce développement dans le premier chapitre du Capital plutôt qu’ailleurs, dans un endroit plus approprié à la mise en exergue du rôle historique du prolétariat ? Mon hypothèse est la suivante : premièrement, la fonction du sous-chapitre sur le fétichisme est moins de montrer l’aliénation et la réification de la société marchande que de montrer qu’on peut la dépasser, qu’elle n’est pas une fatalité ; et deuxièmement, conformément à la logique dialectique même de la théorie communiste, Marx a dû assortir sa définition de la valeur d’une présentation du point de vue à partir duquel il parlait, à savoir la valeur abolie. Essayons de préciser cela.

D’une part, la partie sur le fétichisme dit de long en large l’absence de contrôle conscient des hommes de la société marchande sur leur activité productive, l’absence de rapports personnels entre les hommes, l’opacité de leurs rapports sociaux réifiés. Comment ne pas entendre que la révolution communiste a pour objectif de faire passer les rapports sociaux sous le contrôle de la conscience, de les rendre transparents ? Même si Marx n’avait pas mis dans son texte les développements où il compare la société marchande à d’autres mode de production, le message serait évident. Mais, d’autre part, il a mis ces comparaisons. Il a montré qu’il existe des formations sociales où les rapports entre les hommes sont personnels et transparents, même si ce sont des rapports d’exploitation (Marx prend l’exemple de la société féodale). Mais surtout il propose un développement très significatif sur la « réunion d’hommes libres » travaillant en commun « d’après un plan concerté » (p. 613). Marx conclut cette description de la société communiste en disant que, grâce au plan concerté,

« les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution » (p. 613)

Ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, ce passage est probablement le plus explicite et le plus détaillé du Capital sur le communisme. On peut, de nouveau, se demander pourquoi Marx ne l’a pas mis ailleurs, par exemple dans la conclusion du premier livre que nous avons déjà évoquée. Le fait qu’il soit ici, au début du livre, semble confirmer mon hypothèse sur la raison d’être des développements sur le fétichisme à cet endroit. La partie que Marx consacre à la réification des rapports sociaux nous parle en réalité de son contraire, de la liberté et de la conscience dans la société communiste. Marx dénonce la société de la valeur et, ce faisant, donne le point de vue d’où il l’appréhende. Il considère qu’on ne peut pleinement comprendre la valeur qu’en ayant pensé aussi son dépassement. Quelle que soit la nature exacte du dépassement qu’il propose, on ne peut qu’être d’accord avec cette façon de faire.

La raison d’être de la partie sur le fétichisme dans le premier chapitre du Capital, c’est donc moins de mettre en place la mécanique de la loi de la valeur, comme Roubine le fait longuement dans ses Essais, que de faire comprendre que la valeur est aliénation, et doit et peut être abolie. La thématique de l’aliénation a chez Marx une importance aussi grande en raison de la façon même dont le dépassement de la valeur est envisagé. La révolution selon Marx doit rendre au travail le contrôle de son activité après le passage par l’aliénation marchande. Pour ce qui nous concerne ici, peu importe que cette désaliénation ne corresponde plus à notre point de vue sur le rapport entre capitalisme et communisme. Il suffit de comprendre que Marx développe la question du fétichisme à cet endroit du Capital parce que c’est là qu’il définit la valeur, et que cette définition ne peut pas être achevée sans donner le point de vue de son dépassement. Ne serait-ce que par le côté provocateur du terme même de fétichisme, on comprend que Marx en parle pour dire en fait son contraire, l’activité libre et consciente des travailleurs associés. Quoi qu’on pense aujourd’hui de ces formules, la démarche d’ensemble est la bonne: parler des catégories du capital du point de vue de leur dépassement.

On définit couramment le fétichisme de la marchandise par le fait que dans la société de la valeur, les relations sociales entre les hommes apparaissent comme des relations entre les choses, les marchandises. C’est là le point de départ de l’analyse de la société capitaliste comme réifiée. En fait, la définition complète du fétichisme chez Marx est peut-être plus complexe :

« La forme-marchandise… renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses possèderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport des producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre des objets » (Le Capital, Edition Lefebvre, p. 82)

Ce passage n’est pas dans l’édition Rubel, qui suit la traduction Roy, elle-même venant de la deuxième édition du Capital. Elle se trouve dans la quatrième édition allemande du Capital – source de la traduction Lefebvre. Etait-il dans la première édition et Marx l’a-t-il retiré de la traduction Roy? Ou bien est-ce un passage qui a été ajouté, par Marx ou Engels, dans la troisième ou la quatrième édition? Peu importe pour notre propos. Ce passage constitue une définition du fétichisme plus complexe que celle, courante, que j’ai évoquée plus haut. Marx y évoque le rapport des producteurs au travail global, c’est-à-dire leur insertion dans la division sociale du travail. Cet élément donne raison à Roubine, en ce que Marx fait bien la liaison entre le fait que le rapport entre les hommes est un rapport entre les choses et le fait que la répartition du travail dans la société, entre les différentes branches, obéit à des règles qui sont dictées par ces rapports réifiés. Mais, dans cette quatrième partie du chapitre 1 qui définit le fétichisme, Marx n’est de loin pas aussi explicite que Roubine. Cette formulation est donc un peu plus générale que celle qui consiste à dire simplement que, sur le marché, les rapports entre les producteurs échangistes apparaissent comme des rapports entre les choses. Mais si Marx annonce la loi de la valeur que Roubine dégage avec force dans ses Essais, il ne développe pas et, dans l’ensemble de la quatrième partie, cette vision plus riche du fétichisme reste subordonnée à l’autre point de vue, celui de la dénonciation de l’aliénation.

7) Digression : Isaac Roubine et le travail abstrait

Les Essais d’Isaac Roubine sont une tentative approfondie d’appliquer et de développer la théorie de la valeur de Marx en partant principalement du premier chapitre du Capital. Là où, ainsi que nous l’avons vu, Marx introduit le terme de travail abstrait sans vraiment le définir, Roubine consacre un chapitre entier à cette notion. Par défaut d’une définition strictement formulée, Marx nous laisse avec une notion de travail abstrait identique à la « dépense de muscles, etc. ». Roubine s’oppose à cette vision physiologique, dénie qu’elle soit celle de Marx et propose une vision plus large. Voyons ce qu’il en est.

« Le procès d’échange provoque des modifications substantielles aussi bien dans le produit que dans le travail du producteur de marchandises. Il n’est pas question ici de modifications naturelles, matérielles. La vente de vêtements ne peut amener de modifications dans la forme naturelle du vêtement lui-même, ni dans le travail du tailleur ni dans la totalité du procès de travail déjà achevé ». (p. 173 de l’édition Syllepse 2009)

Roubine pose ici clairement les termes du problème. Le procès d’échange doit modifier un produit et un travail déjà effectué. Comment cela est-il possible, surtout si ces modifications sont annoncées comme « substantielles ». Roubine répond de la façon suivante:

En ce qui concerne le produit:

a)    « le produit acquiert la capacité d’être directement échangé contre n’importe quel autre produit »

b)    cette affirmation de son caractère social se fait par l’égalisation du produit avec l’or « qui possède la propriété d’être directement échangeable contre tous les autres produits ».

c)     l’égalisation des produits entre eux par leur comparaison avec l’or inclut l’égalisation des travaux de différents niveaux de qualification.

d)    l’égalisation des produits identiques entraîne aussi l’égalisation des travaux qui les ont produit dans des conditions techniques différentes, « c’est-à-dire avec des dépenses de quantités individuelles de travail différentes ». (p. 174, souligné par IR)

En ce qui concerne les travaux, ils sont modifiés de la façon suivante par l’intermédiaire du procès d’échange:

a)    « Le travail du producteur marchand, privé, isolé manifeste son caractère social »

b)    la forme concrète du travail est égalisée avec tous les autres travaux concrets.

c)     les travaux de qualification différente sont aussi égalisés entre eux.

d)    les dépenses différentes de travail consacrées à la production d’un même type de produit sont égalisées entre elles. (idem)

Telles sont donc les « modifications substantielles » auxquelles le produit et le travail sont « soumis par l’intermédiaire du procès d’échange » (p. 174). Il est difficile de se satisfaire d’un tel exposé. On observe en premier lieu que les points c) et d) sont identiques dans le cas du produit et dans celui du travail. Cela donne l’impression que Roubine peine à cerner son sujet. D’autre part, n’est-il pas tautologique de dire que le procès d’échange confère au produit la capacité d’être échangé? Ou alors faut-il comprendre que le producteur a travaillé au hasard, sans penser à l’échange, dans un isolement complet, et se présente sur le marché avec son produit sans la moindre idée de son échangeabilité? Si l’échange a lieu, cependant, cela veut simplement dire que le produit est échangeable. Pourquoi dire qu’il « acquiert la capacité d’être échangé »? En réalité, le produit a déjà avant d’arriver sur le marché sa capacité à être échangé. Le producteur l’a formaté ,pour cela. Et de même pour le travail: si le procès d’échange « manifeste » son caractère social, c’est qu’il l’avait déjà. Sinon Roubine aurait dû écrire que le procès d’échange donne, ou crée, le caractère social du travail privé. C’est d’ailleurs ce que, curieusement, il fait bientôt:

« Le travail du producteur de marchandises, qui dans le procès de production a directement la forme d’un travail privé, concret, qualifié (…) et individuel, acquiert dans le procès d’échange des propriétés sociales qui en font un travail social, abstrait, simple et socialement nécessaire » (p. 174)

Ici, le verbe acquérir semble bien indiquer que c’est l’échange qui engendre les modifications substantielles d’un travail déjà effectué. Mais comme s’il avait un doute, Roubine se sent obligé de préciser aussitôt, mais en note, que

« dans la production marchande, c’est-à-dire la production qui est destinée par avance à l’échange, le travail acquiert les propriétés sociales mentionnées ci-dessus dès les procès de production direct, bien que ce soit seulement sous une forme « latente » ou « potentielle » qui doit encore devenir effective lors du procès d’échange ». (p. 174n)

Il fait donc revenir le moment des transformations substantielles au niveau de la production, mais pour aussitôt la faire de nouveau repartir vers le moment de l’échange. Cette valse hésitation est caractéristique des difficultés de Roubine à choisir entre la sphère du travail et celle de l’échange pour poser sa définition de la valeur. Et les guillemets appliqués à latente et potentielle ne nous vont absolument pas avancer dans la compréhension de ce qui est transformé et de comment ça l’est. Marx dit quelque part que le producteur privé et indépendant a déjà « en tête » l’échange du produit qu’il fabrique. Roubine reprend cette idée, mais ce qui pour Marx est dans la tête du producteur, il le place comme potentialité dans le travail. C’est une avancée, mais trop timide, et il faudra que nous la poussions encore pour clairement placer la création de valeur directement au cœur du procès de travail. Bref, on voit que c’est le problème de définir le choc en retour de l’échange des produits sur le travail qui les a fabriqués, soi-disant dans l’ignorance du reste de la société, qui contraint Roubine, et bien d’autres avec lui, à ces aller-retours entre la production et l’échange, entre la réalité et la potentialité.

Finalement, quelle définition du travail abstrait Roubine nous propose-t-il? Dans le chapitre qu’il consacre à la question, il commence par rejeter fermement l’approche physiologique.

« La conception simpliste du travail abstrait [la conception physiologique]…n’est absolument pas compatible avec l’ensemble de la théorie de la valeur de Marx, pas plus qu’avec un grand nombre d’autres passages du Capital« . (p. 183).

Roubine a raison de dire que la valeur, y compris chez Marx, est une forme sociale et que la vision physiologique du travail abstrait est incompatible avec une conception sociale de la valeur. Il a raison de dire que l’option naturaliste et l’option sociale s’excluent. Il n’empêche que, ainsi que nous l’avons vu, on les trouve toutes les deux dans le premier chapitre du Capital. Roubine le sait, et il propose de réduire contenu physiologique du travail à un simple présupposé lointain du travail abstrait:

« Quand donc nous parlons de travail abstrait, nous présupposons un travail qui est socialement égalisé, et l’égalisation sociale des travaux présuppose elle-même l’homogénéité physiologique du travail » (p. 186)

Roubine pense pouvoir ainsi écarter définitivement cette embarrassante question de la dépense physiologique. Mais malgré cette clarification qu’il espère définitive, Roubine admet implicitement que la théorie du travail abstrait est inachevée, puisqu’il veut « construire le concept de travail abstrait ». Il y a dans l’œuvre de Marx, dit-il, « suffisamment d’éléments pour une théorie sociologique du travail abstrait » (p. 184). Dans l’esprit de Roubine, celle-ci reste donc à faire. En d’autres termes, Roubine admet, avec raison mais sans oser le dire vraiment, que Marx ne propose pas de définition du travail abstrait, et se propose d’y remédier.

On a donc trois niveaux successifs dans l’analyse du travail qui mène au travail abstrait:

1 – le travail physiologiquement égal

2 – le travail socialement égalisé

3 – le travail abstrait, propre à l’économie marchande.

Je ne reviens pas sur le premier point. Quant au travail socialement égalisé, c’est le travail tel qu’il est considéré dans toute société qui doit répartir la production entre différentes branches et procéder à des arbitrages entre produire des maisons ou produire des chaussures. Les dépenses de travail consacrées à chaque option doivent pouvoir être comparées entre elles pour mesurer l’avantage/coût de chacune et prendre des décisions. En fait, Roubine défend ici la société planifiée naissante de l’URSS, dont par hypothèse la valeur a disparu (cf p. 188-189). Toute sa recherche est embarrassée de cette hypothèque.

Quant au troisième point:

« le concept de travail abstrait exprime la forme historique spécifique de l’égalisation des travaux » dans l’économie marchande. (p. 182, souligné par IR)

Pour passer du deuxième au troisième point, du travail socialement égalisé au travail abstrait, Roubine explique que Marx pose deux conditions. Il faut que

Il semble bien que la conclusion, à savoir que le travail égalisé est du travail abstrait, est déjà dans les conditions, à savoir que les producteurs sont privés et indépendants et que leurs produits ont la forme valeur. Une fois de plus, on a l’impression que Roubine est dans la tautologie. Ainsi dit-il encore, un peu plus loin:

« l’abstraction des formes concrètes des travaux, rapport social fondamental entre producteurs marchands isolés, voilà ce qui caractérise le travail abstrait ». (p. 193, souligné par IR).

Dans ce passage, cependant, il y a plus qu’une simple tautologie. Roubine veut parler du travail abstrait, mais il parle en réalité de l’échange, du « rapport social fondamental entre producteurs ». L’abstraction des formes concrètes se fait dans ce rapport social, c’est-à-dire après le travail proprement dit. Le travail abstrait n’a pas d’existence au niveau de la production, puisque « l’abstraction des formes concrètes » se fait dans le seul rapport social qui existe entre les producteurs privés indépendants, à savoir l’échange. Et cependant, c’est bien le travail lui-même qui est la source de la valeur. Comment réconcilier les deux points de vue? Paradoxalement, quand Roubine cherche un appui chez Marx pour dire comment le travail rendu abstrait par l’échange se distingue non seulement négativement (effacement des formes utiles du travail) du travail concret, mais aussi positivement, il utilise une citation du Capital où l’option physiologique est évidente:

« le travail réalisé dans la valeur des marchandises nest pas seulement représenté négativement, c’est-à-dire comme une abstraction où s’évanouissent les formes concrètes et les propriétés utiles du travail réel; sa nature positive s’affirme nettement. Elle est la réduction de tous ces travaux réels à leur caractère commun de travail humain, de dépense de la même force humaine de travail ». (cité par IR, p. 195).

Aussi n’est-il pas étonnant que, conformément aux règles de la valse hésitation, Roubine dise aussitôt, que dans d’autres passages,

« Marx souligne que cette réduction des formes concrètes du travail au travail abstrait s’accomplit définitivement dans le procès d’échange » (p. 193, souligné par moi).

Le mot « définitivement » est important. Il fait partie des adjectifs et adverbes qui permettent à Roubine et à d’autres de ne jamais répondre clairement à la question de savoir si, pour définir la valeur, c’est la production ou l’échange qui compte. Certains critiques de Roubine vont même jusqu’à dire que, dans la présentation qu’il en fait, l’échange seul est à l’origine de la valeur. Roubine reconnait que

« notre conception peut conduire à la conclusion que le travail abstrait n’a son origine que dans l’acte d’échange, ce qui entraînerait que la valeur tient elle aussi son origine uniquement de l’échange. Or selon le point de vue de Marx, la valeur, et donc aussi le travail abstrait doivent déjà exister dans le procès de production » (p. 197)

Roubine formule ici très bien le problème du positionnement de la source de la valeur, tel qu’il se trouve déjà chez Marx: où se forme vraiment le travail abstrait? Roubine commence par dire que la question est « très sérieuse et très délicate » (p. 197). Mais, après quelques développements montrant que Marx a en effet dit que la réduction du travail concret au travail abstrait se fait uniquement par l’échange, il affirme qu’il n’est pas difficile de réconcilier ces affirmations avec cette autre affirmation de Marx que la valeur est créée dans la production. La solution, dit Roubine, consiste à faire

« correctement la distinction entre deux acceptions du concept d’échange. Il faut distinguer l’échange en tant que forme sociale du procès de reproduction et l’échange en tant que phase particulière de ce procès de reproduction, phase qui alterne avec la phase de production directe » (p.199)

Autrement dit, Roubine nous propose de noyer le poisson, en jouant sur production et reproduction et en donnant une définition de l’échange qui englobe tout. Grâce à ce tour de passe-passe, l’échange est partout, y compris dans le travail qui est séparé de l’échange, mais c’est alors une autre acception du concept. On notera le subtil glissement qui partant de « la valeur est créée dans la production », passe par « l’échange en tant que forme sociale du procès de reproduction » pour arriver à « l’échange est avant tout une forme du procès de production » (p. 198-199). Roubine explique ensuite que

« quand Marx répète constamment que le travail abstrait est seulement le résultat de l’échange, cela signifie qu’il est le résultat d’une forme sociale donnée du procès de production. C’est seulement dans la mesure où le procès de production prend la forme de la production marchande, c’est-à-dire de la production fondée sur l’échange, que le travail acquiert la forme de travail abstrait ». (p.199)

Et cela confirme notre première impression. Maintenant « échange » signifie « production marchande ». De sorte que l’on est toujours dans la tautologie. Le travail créateur de valeur, c’est le travail qui se déroule dans la société fondée sur la valeur. Mais qu’est-ce que ce travail a de spécifique en tant que travail, et non pas en tant qu’acte productif général se déroulant dans les conditions de la production marchande, c’est ce qu’on ne sait toujours pas. Roubine ne peut ignorer la question, et il évoque à juste titre l’échange avant et l’échange après la production, les rapports avec les fournisseurs et avec les concurrents, tous phénomènes qui exerce une pression sur le producteur isolé dans son atelier.

« Ces actes [d’échange] laissent une empreinte sociale marquée sur l’individu et sur le produit de son travail. Dès le procès de production direct lui-même, le producteur apparaît comme un producteur de marchandises, son travail a le caractère du travail abstrait et son produit le caractère de valeur« . (p. 200 souligné par IR)

On est bien d’accord. Mais Roubine bloque à ce niveau. Il dit « empreinte sociale » sans doute parce qu’il ne peut pas dire « empreinte matérielle ». Il dit que le producteur « apparaît » comme producteur de marchandise sans doute parce qu’il ne parvient pas dire qu’il en est un, dès avant l’échange (au sens strict) de son produit. Pour parvenir à cela, il faudrait qu’il admette que l’économie socialiste, sur laquelle il donne de longs développements très explicites dans plusieurs endroits du livre n’est pas substantiellement différente de la société marchande au sens où elle n’a pas dépassé la valeur. Roubine bloque à ce niveau d’une vague empreinte de l’échange sur le producteur. Et il recule aussitôt. Après s’être avancé sur le terrain de définir le travail abstrait au niveau de la production, il juge « nécessaire de nous mettre en garde contre les erreurs » commises par de nombreux auteurs. Et il conclut que, même si les producteurs tiennent compte du marché,

« l’activité de travail des producteurs de marchandises dans la phase de production est donc directement du travail privé et concret et elle n’est travail social qu’indirectement, ou de façon latente comme le dit Marx. » (p. 200)

Roubine va-t-il conclure fermement en faveur de l’échange comme lieu de formation du travail abstrait, même en jouant sur le sens du mot échange? Pas vraiment. Car si le travail des producteurs de marchandises n’est pas « directement social », donc pas abstrait, s’il est « directement privé et concret », il n’en reste pas moins que

« il acquiert une propriété sociale supplémentaire, « idéale » ou « latente » sous la forme de travail abstrait général et social » (p. 202)

En jouant sur les adjectifs « sociale », « idéale » et « latente », Roubine nous dit que c’est bien le travail qui crée la valeur pour aussitôt nous dire que ce n’est pas lui, mais l’échange, et encore à condition de comprendre échange comme production marchande. Ce faisant, il est très fidèle à Marx, mais plus explicite que lui. Il n’a pas trouvé chez Marx de définition toute prête du travail abstrait et, dans sa tentative de construire le concept, il reproduit à l’envi le problème qui est déjà chez Marx. L’abstraction des formes concrètes du travail qui crée la valeur se situe-t-elle au niveau de la production – et alors elle se définit comme dépense physiologique de force humaine – ou bien intervient-elle dans l’échange, après le travail – et alors se pose la question de savoir si c’est bien le travail qui crée la valeur, et comment. Le texte de Roubine oscille continuellement entre les deux points de vue. Il s’efforce de les concilier,mais n’y parvient que par des artifices de vocabulaire. On ne peut pas exclure que « abstrait », dans l’expression « travail abstrait » soit là pour couvrir ces artifices d’un voile philosophique.

Il y a, sur la question de la valeur, le même type de rapport entre Roubine et Marx que celui que nous avons vu entre le GIK et Marx sur la question de l’abolition de la valeur. Dans les deux cas, l’explicitation de Marx par les auteurs reproduit correctement ce que Marx a écrit. Et dans les deux cas, ces auteurs sont amenés, par leurs efforts même d’explicitation, à toucher et rendre plus évidentes les limites de la pensée marxienne, mais sans pouvoir ou oser entrer franchement sur ce terrain. Il est probable que, dans les conditions historiques où ils vivaient (la révolution soviétique et sa critique), ils n’en n’avaient pas la possibilité. L’affirmation du travail était encore la clé de la révolution communiste.

B.A.

mai 2012


[1] J’utilise l’édition Rubel (Pléiade, t. 1, pp. 561 sq.

[2] I. Roubine: Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Syllepse, 2009.

[3] I. Roubine, op. cit., p. 184

[4] Certains ont essayé de le faire. I. Roubine (op. cit. p. 215)  cite par exemple le cas de Bogdanov. Non seulement celui-ci affirme que le travailleur qualifié à des besoins plus grands que le travailleur simple, et donc coûte plus cher, mais de plus il déduit de ce coût supérieur du travail qualifié la valeur plus grande de la marchandise. La valeur de la marchandise est expliquée par celle de la force de travail, et non par la valeur créée par le travail qualifié.

[5] Marx : Capital, Section 8, chapitre 23 : la théorie moderne de la colonisation, Pléiade, I, p. 1224.

[6] I. Roubine, op. cit. p. 35-36)

[7] I. Roubine, op. cit., p. 35.

[8] ibid., p. 36.