1 – L’échange, activité qui prend du temps.
2 – La question du travail productif dans le Capital.
2.1 – Le travail productif dans la V° section du Capital
2.2 – Le travail productif dans le Chapitre Inédit
3 – Capitaux et travailleurs productifs/improductifs
3.1 – Formation du secteur improductif
3.2 Conversion de la plus-value en capital improductif, et consommation des capitalistes
3.2.1 – Conversion simple
3.2.2 – Conversion complexe
4 – Travail productif et prolétariat
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Dans le chapitre qui suit, je me propose de donner un nouvel éclairage sur la question du travail productif. Cela m’amènera notamment à revenir sur la question de la consommation des capitalistes, que j’ai déjà évoquée, mais sans la définir. Je concluerai en essayant de faire le rapport entre le travail productif et le prolétariat comme sujet révolutionnaire.
1 – L’échange, activité qui prend du temps
Jusqu’ici, nous avons étudié la valeur sans faire référence à l’échange. Nous avons montré comment définir ce qu’est la valeur: la forme sociale des moyens de production des producteurs privés indépendants. Nous avons vu que le travail qui produit cette forme n’est pas spécialement abstrait, mais a des caractéristiques spécifiques propres aux modes de production marchands. Les caractéristiques de ce travail valorisant (cf. Ch. 4, § 3.3) découlent de l’existence même des producteurs privés indépendants, et sont la recherche constante de la productivité et de la normalisation. Nous avons enfin vu que la substance de la valeur est le temps, et se mesure donc normalement par le temps de travail. Il nous reste à envisager un autre corollaire inévitable de l’existence des producteurs privés indépendants: l’échange.
Dans le premier chapitre du Capital , ainsi que nous l’avons noté, les producteurs privés indépendants, qui sont des figures très proches des artisans, procèdent eux-mêmes aux échanges. Il est remarquable que jamais Marx ne nous parle du temps que cela leur prend. On a compté le temps de travail dans la production de la marchandise, mais ensuite il n’y a plus de comptabilité du temps. On peut admettre cette façon de faire comme une simplification visant à mieux nous faire comprendre la façon dont la valeur se définit par rapport au travail. Mais dans le chapitre II (Des Echanges), après avoir reconnu que
« les marchandises ne peuvent point aller elles-mêmes au marché ni s’échanger elles-mêmes entre elles. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et conducteurs, c’est-à-dire leurs possesseurs » (p. 619),
Marx ne nous parle pas de l’activité des possesseurs dans ce sens (chercher un co-échangiste, négocier le prix, etc.). Le chapitre est en fait surtout consacré à la recherche de l’équivalent général. A ce stade de l’exposé, tout se passe donc comme si, quoi qu’en dise Marx, les marchandises s’échangeaient toutes seules entre elles, c’est-à-dire ne contraignaient pas le producteur à distraire une partie de son temps de production pour s’occuper de commercialisation.
En fait comme Marx l’explique au début du Livre II du Capital, les producteurs doivent bien consacrer aux échanges un temps distinct de celui de la production. Et ces échanges, bien entendu, ils ne peuvent pas s’en dispenser, puisqu’ils sont des producteurs privés indépendants, c’est-à-dire séparés de toutes les conditions de leur production sauf, à la rigueur, celle qu’ils produisent eux-mêmes. Et le temps que les producteurs doivent nécessairement consacrer à l’échange ne vient pas s’ajouter, dans la valeur de la marchandise, à celui qui a été consacré à la fabrication. Nulle part Marx n’envisage une telle possibilité. C’est donc du temps perdu par rapport à la phase de la production, où le temps dépensé est créateur de valeur.
Dans la représentation marxienne du producteur échangiste dans le premier chapitre du livre I Capital, cette omission du temps de l’échange peut sembler de peu de conséquence. Ce n’est certainement plus le cas dans les conditions capitalistes de la production, telles que Marx les étudie dans les livres II et III. La masse de la production, la division extrêmement poussée du travail social donnent à l’échange un volume-temps considérable. Il s’agit non seulement de la recherche du client, mais aussi de la négociation des prix, des conditions financières, etc. Ce qui, dans la première section du Capital n’est qu’un moment simple et fugitif devient dans la réalité (et dans le troisième livre du Capital) un pan entier de l’activité économique, avec ses capitaux multiples et ses secteurs spécialisés: commerce, banque, finance, assurance, publicité, etc. Considéré dans sa totalité, le capital passe successivement par trois formes: moyens de production et subsistances (c-à-d capital productif), ensemble des marchandises résultant du procès de production (c-à-d capital-marchandise), et argent résultant de la vente de ces marchandises (c-à-d capital-argent). La première forme définit la sphère de la production. Les deuxième et troisième formes définissent celle de la circulation. Elles constituent une part importante du capital improductif.
« Le temps de circulation agit négativement sur le temps de production et, partant, sur le processus de valorisation du capital, qu’il restreint en raison de sa propre durée » (Marx: Le Capital, livre II, chap. 3, Pléiade p. 565)
Dans le Livre I du Capital, Marx n’a parlé que du secteur productif. Dans les livres II et III, il développe le mécanisme de la reproduction d’ensemble du capital, et au début du livre II, il affirme clairement que, lorsque le capital est sous la forme marchandise ou argent, il est improductif. Cependant, rien ne distingue les capitaux improductifs de ceux de la sphère de la production. Ils emploient les mêmes méthodes, ont la même organisation générale et, surtout, sont aussi rentables que les premiers. Ils s’en distinguent pourtant de façon fondamentale en ce qu’ils ne créent pas de valeur nouvelle, mais n’agissent qu’au niveau des permutations des formes de la valeur. Dans la société capitaliste moderne, ils emploient une masse considérable de travailleurs salariés. Presque aussi mal payé que celui des travailleurs de la sphère de la production, le travail concret des travailleurs de l’échange se distingue de moins en moins du premier. Il s’en distingue pourtant de façon fondamentale au sens où il ne crée pas de valeur.
En définissant l’échange comme une activité propre qui se distingue de la production, nous avons construit une première approche de la distinction entre secteur productif et secteur improductif. Il faudra ensuite l’élargir, pour prendre en compte la consommation des capitalistes.
2 – La question du travail productif dans le Capital.
Est-ce un hasard si Marx n’a pas publié un développement systématique sur la question du travail productif? Dans le premier livre du Capital, le travail productif n’apparaît qu’en passant. Il est traité de façon plus systématique dans ce qui devait être la conclusion de ce premier livre, le VI° Chapitre, dit Chapitre Inédit car Marx a renoncé à le publier. Dans les deux cas, la question du travail productif ne se trouve pas vraiment résolue.
2.1 Le travail productif dans la V° section du Capital
Dans la section dénommée « Recherches ultérieures sur la plus-value », Marx propose une définition du travail productif spécifique au mode de production capitaliste.
« Là, le but déterminant de la production, c’est la plus-value. Donc, n’est censé productif que le travailleur qui rend une plus-value au capitaliste ou dont le travail féconde le capital » (Pléiade I, p. 1002, souligné par Marx)
On trouve ici la définition canonique du travail productif: c’est celui qui produit de la plus-value. On est bien d’accord, mais comment distinguer le travail qui rend de la plus-value de celui qui n’en rend pas dès lors que tous les capitaux, productifs comme improductifs, touchent le profit moyen? Marx se contente de donner un exemple et d’enchaîner sur une considération théorique générale.
L’exemple est celui du maître d’école qui est productif « parce qu’il rapporte des pièces de cent sous à son patron ». L’école en question est une entreprise comme une autre, et n’existe que parce qu’elle rapporte un profit. Mais dire que le travail de l’instituteur est productif, c’est préjuger que l’enseignement fait partie du secteur productif. Marx ne s’explique pas là-dessus. Peut-on considérer que, comme nous nous trouvons dans le premier livre du Capital, tous les exemples sont par définition pris dans le secteur productif? On va voir, avec le Chapitre Inédit, que cette hypothèse est incertaine.
La considération théorique est la suivante:
« Désormais, la notion de travail productif ne renferme plus simplement un rapport entre activité et effet utile,…, mais encore et surtout un rapport social qui fait du travail l’instrument immédiat de la mise en valeur du capital ». (ibid)
Autant dire qu’elle ne nous aide guère dans la recherche d’une définition du travail productif qui permette de faire la distinction entre travail productif et travail improductif. Il faut aussi citer, dans le même passage, la question du travailleur collectif. La socialisation de la production développe beaucoup le travailleur collectif. Ses membres
“participent au maniement de la matière à des degrés divers, de près ou de loin, ou même pas du tout… [Mais] pour être productif, il n’est plus nécessaire de mettre soi-même la main à l’œuvre; il suffit d’être un organe du travail collectif ou d’en remplir une fonction quelconque » (p. 1001-1002).
Ce passage pose le problème des différentes fonctions qui sont assumées sur un lieu de travail. Comme un patron ne paie personne pour ne rien faire, on déduit de ce que Marx avance que tout le monde est productif, même le directeur, même les petits chefs, etc. On retrouvera le problème dans le Chapitre Inédit. Mais surtout, ce qu’on comprend ici, c’est que c’est encore le fait qu’on est, par hypothèse, dans le secteur productif qui fait que le travailleur collectif est déclaré productif.
2.2 Le travail productif dans le Chapitre Inédit[1]
On ne sait pas exactement pourquoi Marx a renoncé à publier ce chapitre VI, dont la rédaction date de 1864 et qui était proche de la finalisation. Quoi qu’il en soit, ce texte n’est pas un brouillon, ni des notes de recherches, et si la qualité de sa rédaction laisse encore à désirer, on peut considérer que les idées qu’on y trouve sont bien celles de Marx à l’époque de la publication du premier livre du Capital. Or il semble que, en ce qui concerne le travail productif, il y a une certaine confusion dans les idées de Marx.
Dans la section du chapitre consacrée à la question, Marx dit clairement, et à juste titre, qu’il faut distinguer le travail productif d’une part du travail en général, d’autre part du travail simplement utile, et enfin du travail salarié. Autrement dit, dans les conditions du mode de production capitaliste, tout travail n’est pas productif; il ne suffit pas qu’un travail soit « utile » (selon quels critères d’ailleurs?) pour qu’il soit productif; et le fait d’être salarié, c’est à dire de rapporter un profit à son patron, ne suffit pas non plus à faire du travailleur un travailleur productif. Jusque là, pas de problème.
Mais Marx nous dit aussi:
« L’ouvrier tailleur me rend le même service, qu’il travaille chez le marchand de vêtements ou chez moi. Mais l’ouvrier, s’il travaille chez le marchand de vêtements, rend un autre « service » au capitaliste en ce qu’il travaille douze heures en n’étant payé que six… ». (p. 96)
Dans cet exemple encore, la preuve que l’ouvrier salarié est productif par rapport au tailleur à domicile n’est pas faite. Le fait que la fabrication de pantalons chez le marchand de vêtements est une activité productive est corollaire de l’affirmation sans preuve qu’il y a du surtravail. Marx oppose le service personnel à domicile au travail salarié, mais cette opposition ne suffit pas à prouver que ce travail salarié-là est productif. Le travailleur salarié improductif travaille également douze heures payées six. Il ne crée pour autant ni valeur ni plus-value.
« les marchandises que le capitaliste achète en raison de leur valeur d’usage pour sa consommation privée ne sont pas employées productivement et ne deviennent pas des facteurs du capital. Il en est de même des services qu’il achète volontairement ou par la force des choses (services fournis par l’Etat, etc.). Ce ne sont pas des travaux productifs, et ceux qui les effectuent ne sont pas des travailleurs productifs » (p. 92, souligné par Marx).
Ici, la valeur d’usage intervient comme un facteur discriminant. C’est le premier point d’intérêt. Le deuxième est la notion de l’utilisation du produit du travail comme « facteur du capital ». La possibilité de ce retour à la sphère de la production est visiblement importante pour déterminer quel travail est productif. Mais il y a une ambiguïté dans le texte. Marx nous dit que les marchandises ou les services que le capitaliste achète personnellement ou collectivement et qui ne sont pas employés productivement sont le résultat d’un travail improductif. Cette définition de la qualité du travail (productif ou non) par l’usage qui est fait de son produit nous entraîne sur une fausse piste. Elle amène à des discussions sans fin sur ce qui se passe après la fabrication du produit. On est bien d’accord sur le fait que le même geste de travail – visser des boulons, creuser un trou – peut être productif ou non. Mais ce qui fait qu’il est productif ou non ne dépend pas de son contenu matériel-technique, mais du contexte social où il se déroule. Le travail s’est-il échangé contre du capital ou contre du revenu? Le capitaliste fait-il partie de la sphère productive ou de la sphère improductive? etc. Dans la mesure où il est possible de répondre à ces questions, une fois que la détermination du contexte social est faite, le travail est productif (ou improductif) quel que soit l’usage et la destination de son produit. Par exemple, le travail productif qui a produit une charrue ne devient pas improductif si la charrue ne se vend pas et finit en rouille, ou sert à décorer le jardin du capitaliste. On va revenir sur ce problème. Mais avant cela, remarquons que la pensée de Marx n’est pas très arrêtée sur cette question, puisqu’il dit peu un plus loin, à propos de la production de luxe,
« qu’il ne doit pas y avoir « application disproportionnée de travail productif à la création d’articles qui ne servent pas à la reproduction, de sorte qu’il y a reproduction insuffisante des moyens de subsistance et des moyens de production nécessaires » (p. 95, souligné par moi)
Ici donc, Marx dit le contraire de ce qu’il disait dans le passage précédent, puisqu’un travail productif peut produire des marchandises qui ne sont pas des facteurs du capital. Mais l’importance donnée à la production de subsistances et de moyens de production nous donne une piste pour essayer d’y voir plus clair.
On constate que, bien que partant d’un principe clair (est productif le travail qui produit de la plus-value), Marx ne parvient pas à développer cette définition d’une façon vraiment discriminante. Quel travail produit de la plus-value? Celui qui s’échange contre le capital, certes, mais avec ce sous-entendu que le capital en question est productif, appartient à la sphère de la production, et non pas à celle de la circulation. Or cette distinction n’est pas toujours facile à faire, ainsi que nous le verrons. Peut-on avancer sur cette question à partir de l’idée de Marx que le travail productif est celui qui produit des « facteurs du capital »?
3 – Capitaux et travailleurs productifs/improductifs
Nous avons posé dans notre toute première approche de la valeur que les producteurs privés indépendants travaillent les uns pour les autres. Il n’en va pas autrement dans le modèle marxien du premier chapitre du Capital, où tous les producteurs sont échangistes et où, inversement, les seuls échangistes présents sur le marché sont des producteurs porteurs des marchandises qu’ils ont produites. Dans ce modèle comme dans le mien, donc, cela revient à dire que, pour un producteur privé indépendant, la première condition de la production de valeur est de produire des moyens de travail et des subsistances pour les autres procès de travail privés indépendants. Avant d’être un phénomène du marché, la valeur est un phénomène de la production, et procède fondamentalement de la division sociale du travail, lorsque les producteurs indépendants se spécialisent de plus en plus dans la production de conditions de plus en plus parcellaires du travail et des subsistances des autres producteurs. Répétons que l’explication fondamentale de ce processus de division sociale du travail est la recherche de la productivité pour l’augmentation de l’exploitation du travail.
Produire des conditions de travail pour les autres procès de travail (ce que Marx appelle des facteurs du capital), telle est donc la première condition de la production de valeur. Si cette condition n’est pas remplie, ce n’est même pas la peine de se demander s’il y a production de plus-value.
Sur cette base, formulons les définitions suivantes:
Il ne faut pas se cacher que cette distinction résulte de l’analyse plus que de l’observation. Elle part du principe que le monde capitaliste comporte deux sphères nécessaires à sa reproduction: celle de la production de la valeur, et celle de sa réalisation et transformation. L’activité d’échange n’est pas de même nature que celle de production. Ce principe fondamental est admis par Marx et Roubine qui pourtant font jouer à l’échange un rôle très important dans leur définition de la valeur, ainsi que nous l’avons vu. Et tout le Capital est construit sur cette idée des deux sphères distinctes: le livre I est consacré à la sphère de la production et est essentiellement centré sur le mécanisme de la plus-value, tandis que les livres II et III sont consacrés à la reproduction et s’occupent de la circulation, de la transformation et de la répartition de cette plus-value. Cependant, comme on l’a vu dans l’analyse de l’approche marxienne de la question du travail productif, la distinction productif/improductif donne lieu à des confusions sans fins dès lors qu’on veut prouver à partir du procès de production immédiat que le travail productif existe comme distinct du travail improductif. On l’a déjà dit : l’activité immédiate du travailleur improductif peut être tout à fait semblable à celle du travailleur productif. On peut certes dire que le travail du mineur de charbon est productif, au sens où le charbon est un moyen de production pour le capital ou encore une subsistance nécessaire pour le prolétaire. On peut aussi affirmer que le travail de l’employé de banque qui comptabilise les chèques entrants et sortants et les compense est improductif, au sens où le résultat de son travail ne devient pas une condition de travail pour le capital (productif ou improductif d’ailleurs). Mais il y a de nombreuses situations où une distinction aussi tranchée dans l’activité du travailleur est impossible. On en verra plus loin. Pour l’instant, contentons nous d’affirmer sans développer que la distinction entre travail et capital productifs et improductifs fait sens et s’impose pour comprendre ce qu’est la reproduction du capital, et notamment pour pouvoir formuler une théorie des crises reposant sur la notion de baisse tendancielle du taux de profit.
3.1 Formation du secteur improductif.
Ici, nous ne cherchons pas l’origine du capital improductif d’un point de vue historique, mais d’un point de vue théorique. Historiquement, la sphère de la circulation précède le capital industriel moderne, qui en est issu. On sait comment les limites et contradictions du capital commercial et du capital usuraire, que Marx appelle des formes intermédiaires, ont engendré le mouvement dans lequel les travailleurs ont été séparés de leurs moyens de travail pour devenir salariés, tandis que le capital commercial ou usuraire devenait capital industriel.
Ce que nous cherchons ici, c’est de comprendre le lien de valeur qui lie le secteur productif au secteur improductif. Essayons de formuler le problème. Selon la définition que nous en avons donnée, le secteur improductif ne crée pas de valeur. Ses entreprises, cependant, sont comme les autres. Leur création résulte d’un investissement en capital constant et capital variable qui doit être renouvelé lorsqu’il est usé par l’activité. Par exemple, une banque se crée en construisant un immeuble qu’on remplit de bureaux et d’ordinateurs, sur lesquels on fait travailler des employés. On a un capital c+v. Au bout d’un certain temps, les ordinateurs ont vieilli et le bâtiment doit être rénové. Or, par définition, les salariés de la banque n’ont pas créé de valeur, ni celle qui correspond à leurs salaires ni, a fortiori, de valeur supplémentaire. Le banquier ne le sait pas, et n’a pas besoin de le savoir puisqu’il encaisse le profit moyen comme tout capitaliste, productif ou improductif. Il a fait attention que, dans le prix des services qu’il a vendu à ses clients, il y ait non seulement une marge d’amortissement de son investissement, mais aussi une marge bénéficiaire correspondant au taux de profit moyen. La question est donc la suivante: si ce ne sont pas les salariés du secteur improductif qui ont créé la valeur de l’investissement et du profit que le banquier en retire, d’où vient cette valeur?
La réponse est: du secteur productif. Ce n’est pas le lieu de dire ici comment la plus-value se répartit sur l’ensemble des capitaux dans la péréquation du taux de profit. En fait, sur la base de nos présupposés, une autre question apparaît : celle de la valeur d’usage des marchandises qui contiennent la plus-value. Par définition, le secteur productif produit des moyens de production et des subsistances destinées au secteur productif. Les marchandises qui sortent de sa production sont des valeurs d’utilité spécifiques, destinées au secteur productif. La part de la production totale du secteur productif qui correspond à la plus-value existe, lorsque le capital se présente sous la forme marchandise, sous une forme de valeurs d’utilité impropres à s’accumuler en capital improductif. A quoi peuvent servir des machines-outils ou des plate-formes de forage pour faire de la finance ou de la publicité? Autrement dit, comment la plus-value issue de la sphère de la production sous forme de moyens de production et de subsistances pour la production peut-elle s’accumuler sous la forme de capital non productif ? On a admis que, en terme de valeur d’échange, la plus-value qui est issue du procès de production se répartit sur l’ensemble des capitaux. Mais en terme de valeur d’utilité, le problème est que, au sortir du procès de production, toute la valeur (ancienne et nouvelle) existe sous forme de marchandises qui sont des valeurs d’utilité spécifiques, à savoir des moyens de production et des subsistances pour le procès de production. Les capitalistes du secteur productif échangent entre eux ces marchandises qui retournent donc dans la sphère de la production sous forme de capital productif additionnel. Mais comment les choses se passent-elles pour cette partie de la plus-value qui doit être convertie en capital improductif?
3.2 Conversion de la plus-value en capital improductif et en consommation des capitalistes
Cette conversion de la plus-value en capital improductif se fait de deux façons.
La valeur d’utilité des marchandises produites par le secteur productif est définie par leur utilisation dans le secteur productif. Mais il est évident qu’une partie au moins de ces marchandises peut servir de plusieurs façons. Les mêmes briques peuvent servir à construire une usine ou une banque. Le même acier peut servir à faire des outils ou des armes, etc. Autrement dit, en raison de leur valeur d’utilité propre, les mêmes marchandises peuvent retourner au secteur productif ou en sortir et être utilisées de façon improductive. Chaque fois que le retour dans la sphère productive ne se fait pas, mais est remplacé par un usage dans la sphère de la circulation, nous disons qu’une partie de la plus-value produite est stérilisée pour les besoins de cette circulation. Au stade du capital marchandise, cette plus-value se présente sous la forme de briques, de ronds à béton, etc. Lorsque ces marchandises partent vers le secteur improductif, nous disons qu’il y a eu conversion simple de plus-value du secteur productif, telle qu’elle existe sous forme de marchandises issues du procès de production, en capital improductif. La valeur des briques, ronds à bétons, etc., qui vont permettre de construire la banque, de même que celle des subsistances destinées aux employés, cette valeur est de la plus-value issue du secteur productif mais ne sera pas valorisée par le travail des employés de banque. Au terme du cycle de ce capital bancaire, il faudra de nouveau une injection de valeur nouvelle en provenance du secteur productif. Le secteur improductif consomme de la plus-value. Il n’en produit pas.
Avant de poursuivre, indiquons qu’on peut dire la même chose des moyens de consommation des capitalistes. En tant qu’exploiteurs, les capitalistes ne produisent pas de plus-value dans leur activité, mais au contraire en consomment. Pour leur reproduction immédiate, il leur faut des biens de consommation. Les biens de consommation qu’ils utilisent, cependant, ne semblent pas les mêmes que ceux des travailleurs. Dès lors, les pauvres biens de consommation produits par la branche II (celle qui produit des biens de consommation) pour la subsistance des prolétaires, et dont une partie représente la plus-value produite dans cette branche, devraient être impropres à la satisfaction des besoins plus luxueux des capitalistes. Cette masse de marchandises, celle qui correspond à la plus-value de la branche II, est pour partie destinée aux travailleurs nouveaux qui seront employés par les capitaux additionnels du prochain cycle. Pour l’autre partie, elle est destinée au revenu des capitalistes, au même titre que la part de charbon, machines, etc., qui compose la plus-value de la branche I (celle qui produit les moyens de production). Heureusement, le bourgeois qui mange de la brioche mange aussi du pain. De la sorte, une partie de la plus-value produite par la branche II peut subir une conversion directe pour devenir le revenu des capitalistes. Peu ou prou, ces derniers mangent le même blé, le même bétail, etc., que leurs salariés. On a ainsi une conversion simple de la plus-value de la branche II en moyens de la consommation des capitalistes.
Cependant, cette conversion simple reste très limitée. Le bourgeois veut-il du caviar pour son dîner, la branche II n’en a pas prévu au menu des prolétaires. Le banquier veut-il un luxueux fauteuil en cuir dans son bureau, la branche I n’en a pas prévu pour ses employés. La conversion simple est ici impossible.
La consommation des capitalistes, personnelle et collective, comporte une masse de biens qui ne figurent pas dans l’inventaire des valeurs d’utilité fabriquées par le secteur productif. Les armes, les ministères, les voitures de luxe, les terrains de golf, etc., ne sont ni des moyens de production pour le capital productif ni des moyens de consommation pour les travailleurs. Pour en obtenir, les capitalistes doivent recourir au travail et au capital improductifs.
Repartons de la conversion simple. Faisons l’hypothèse qu’une voiture normale est un moyen de subsistance nécessaire pour les prolétaires. La question n’est pas de savoir si c’est justifié ou non. Il suffit de savoir que telle marchandise fait partie de l’ensemble de ce que les prolétaires achètent dans leur vie courante pour déclarer que cette marchandise est une subsistance nécessaire – quelle que soit son utilité (réelle ou symbolique ou illusoire) et son utilisation (effective ou non). La production de cette voiture fait donc partie du secteur productif. Si le capitaliste se contente d’une modeste Fiat, on assiste à la conversion simple de plus-value en revenu. Dans l’ensemble des voitures construites, une partie correspond à la plus-value produite et correspond donc à son revenu. Si notre capitaliste en prend une pour ses déplacements, il convertit simplement cette plus-value en revenu. Au lieu qu’elle devienne un facteur du capital en tant que moyen pour le prolétaire de se rendre à son travail, elle voit sa valeur stérilisée en tant que moyen de consommation du capitaliste. Que se passe-t-il s’il utilise une Ferrari ? Le secteur productif n’a pas prévu que ce puisse être une subsistance nécessaire aux prolétaires. Mais l’acier, le caoutchouc, etc., nécessaires à la production de cette Ferrari sont les mêmes que ceux qui servent à la production de la Fiat, ce sont des moyens de production ordinaires. Le travail qui les a produits est productif. Et quand ils entrent dans les ateliers de Ferrari, la plus-value qu’ils contiennent est convertie en revenu selon la conversion simple. Mais le carburateur ? Il est très spécial et doit être fait sur mesure pour ce seul modèle de voiture. Dès lors, tout le travail qui élabore ce magnifique carburateur est improductif, car le carburateur ne pourra pas revenir, comme facteur du capital, comme élément d’une subsistance du prolétaire, dans l’équipement d’une voiture ordinaire de la branche II. On est en présence d’une conversion complexe, où le capitaliste doit prévoir des machines et des ouvriers particuliers – du capital improductif – pour le fabriquer. Il prévoit, pour les ouvriers qui vont fabriquer le carburateur, de l’acier et des subsistances qui sont converties de façon simple. Mais tout ce qui se passe ensuite est du domaine de la conversion complexe: du travail vivant est appliqué à l’acier comme dans n’importe quel travail productif. Il est pourtant improductif parce la valeur d’utilité produite ne fait pas de cette marchandise un facteur du capital. Ce travail ne produit pas un moyen de production nouveau (ou une subsistance nouvelle).
En situation d’équilibre, la rentabilité individuelle des capitaux productifs et improductifs est la même, et cela contribue à masquer la différence. Le premier critère qu’on a trouvé chez Marx est très clair mais inutilisable: est productif le travail qui produit de la plus-value. Ce critère est inutilisable parce qu’il est impossible de distinguer la plus-value du profit. La plus-value n’apparaît jamais que sous la forme du profit, et par définition, en situation d’équilibre, tous les capitaux rapportent du profit. Pour autant, ils ne sont pas tous productifs. C’est pourquoi il faut recourir à un autre critère, qui est celui de la valeur d’utilité des marchandises produites, selon qu’elles peuvent ou non fonctionner comme facteurs du capital.
Par les exemples qu’il donne dans le 6° chapitre, Marx indique fréquemment qu’il considère comme improductif le travail qui se limite en services domestiques. Dans un passage consacré au machinisme et à la grande industrie, il fait le constat que
« l’accroissement extraordinaire de la productivité … permet d’employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs » (Capital, Livre I, ch. XV, § vi, Pléiade I, p. 976)
et il cite les domestiques, dont il déplore le grand nombre. Puis il propose une liste des professions qui regroupent les travailleurs improductifs:
« les professions « idéologiques » telles que gouvernement, police, clergé, magistrature, armée, savants, artistes, etc., ensuite les gens exclusivement occupés à manger le travail d’autrui sous forme de rente foncière, de dividendes, etc., et enfin les pauvres, les vagabonds, les criminels, etc. » (ibid. p. 977)
Ce passage est surtout intéressant pour le fait qu’on ne trouve aucun travail industriel dans la liste des travaux improductifs. Marx dit que l’armée est improductive, mais il ne cite pas les fabricants d’armes dans cette catégorie. Or il y a lieu de le faire, puisque les armes ne sont pas des « facteurs du capital ». Il apparaît ainsi que c’est tout un pan de l’industrie (pas seulement l’armement) qui a le statut d’improductif, de « domestique ». Au lieu que le service soit délivré individuellement au capitaliste, il l’est collectivement. Poursuivons avec l’exemple de l’industrie de l’armement.
Au lieu que chaque capitaliste dépense individuellement son revenu pour sa sécurité, l’ensemble de la classe capitaliste décide de confier à un représentant collectif une portion de la plus-value sociale pour qu’il forme une armée dûment équipée. Supposons d’abord un cas de conversion relativement simple : l’équipement initial ne consiste qu’en casernes. Construire des usines ou des casernes, c’est pareil. Le capital productif a produit la plus-value notamment sous forme de vin rouge pour les maçons, de briques, de ciment, etc… Le capital trouve donc tout prêts des moyens de production à adapter en moyens militaires. Il stérilise la plus-value contenue dans les briques etc… en casernes au lieu de les placer en usines où le prolétariat pourrait conserver leur valeur et la valoriser. Les casernes ont un prix pour l’Etat, qui inclut le profit de l’entreprise de construction, mais la valeur qui leur correspond est perdue : elle ne sera pas transmise en aval, parce qu’une caserne ne produit rien. Ce n’est pas un facteur du capital. Pour le capital productif, qui a initialement fourni la plus-value nécessaire, cette valeur est perdue : elle se consume en rouille ou en destruction. Supposons maintenant que l’armée veut s’équiper en bulldozers, et que des bulldozers ordinaires lui conviennent. La situation est toujours identique : les capitalistes (productifs) qui fabriquent des bulldozers les vendent à l’armée qui, d’après la valeur d’utilité, « pourrait » les utiliser de façon productive (par exemple en faisant du terrassement pour la construction d’usines), mais qui préfère les geler dans un usage improductif : anti-émeute et rouille. On assiste donc toujours à une conversion simple, faisant sortir la plus-value (sous forme de bulldozers) du circuit productif vers le revenu collectif des capitalistes.
Mais les besoins de l’armée se compliquent. Il ne lui suffit plus d’utiliser de façon militaire (improductive) des biens civils (ayant la valeur d’utilité de biens de production). Elle veut maintenant que les marchandises qu’elle utilise aient subi une adaptation spécifique. Par exemple, il faut que les camions soient blindés. Le « service » de blindage est fourni par une entreprise spécifique qui constitue un capital improductif : les camions, les bâtiments, les outils, les tôles, tous ces biens subissent une conversion simple. Ils pourraient retourner dans la sphère de la production, mais l’armée les achète pour elle. La plus-value qu’ils contiennent est donc stérilisée. Le travail supplémentaire consiste à renforcer les carrosseries avec des tôles. Les soudeurs qui font cela font un travail improductif. Il faut stériliser pour eux une part de la plus-value correspondant aux subsistances dont ils ont besoin, ainsi que tout ce qui est nécessaire à la soudure, etc..
Nouveau degré de sophistication : il faut à l’armée des matériels spécifiques, qui ne peuvent être fabriqués que sur mesure par des machines ne pouvant servir à rien d’autre. Il faut dans ce cas faire fabriquer ces machines spécialement. Le capital qui les fabrique est improductif. Ce capital achète au secteur productif les éléments de base dont la valeur d’utilité peut également servir de façon productive (du fer, des boulons, des subsistances, produits par du travail productif et donc en situation de conversion simple…), mais tout ce qui est fait à partir de là doit être compté comme travail et capital improductifs et relève de la conversion complexe. Quant aux profits qu’empoche le « complexe militaro-industriel », on peut en dire la même chose que ce que Marx dit du capital marchand : « dans le cas du capital commercial, nous avons à faire à un capital qui participe au profit sans participer à sa production ». Et il précise un peu plus loin : « le capital marchand, sans entrer dans la production de la plus-value, participe à son égalisation en profit moyen. C’est pourquoi le taux de profit général contient déjà la déduction de la plus-value qui revient au capital marchand, donc une déduction faite sur le profit industriel ».[2] Il suffit de remplacer ici capital marchand par capital improductif et capital industriel par capital productif pour retrouver notre analyse.
La conversion complexe de la plus-value en capital improductif consiste donc en ce que le revenu des capitalistes, au lieu de s’échanger directement contre des marchandises ou services qui sont consommés immédiatement, doit être converti en capitaux permettant de fabriquer ces marchandises et services spécifiques que les capitalistes veulent consommer mais que le secteur productif ne produit pas lui-même. C’est facile à comprendre pour une banque, parce qu’il est facile d’admettre qu’elle constitue un capital improductif. Mais il en va de même pour toute une série de capitaux industriels. Ce qui fait apparaître une nouvelle difficulté.
Nous avons établi un critère de définition du travail productif qui semble efficace pour distinguer le secteur productif du secteur improductif. A savoir:
La nouvelle difficulté est la suivante: le secteur improductif est devenu une économie entière, avec ses services et ses usines. Comment le distinguer du secteur productif? Ils ont le même taux de profit, les mêmes méthodes de gestion et de travail que le secteur productif. Comment savoir si le travail s’échange contre du capital (sous entendu productif) quand il s’agit par exemple d’un travail métallurgique similaire à n’importe quel autre, fabriquant des pièces détachées ressemblant à n’importe quelles autres? Un capital fabrique exclusivement des moyens de production pour l’industrie de l’armement. Les marchandises sont produites dans les mêmes conditions de productivité et de normalisation que dans le secteur productif. Pourquoi ne serait-il pas productif aussi? Parce que, de par leur valeur d’utilité, ces marchandises ne peuvent pas devenir des facteurs du capital: leur valeur est destinée à être consommée improductivement. Dans ces conditions, et malgré les apparences, le travail qui produit ces marchandises est totalement improductif. Les salaires qui sont payés aux ouvriers sont une ponction sur la plus-value sociale, et les profits aussi. Il y a donc bien des capitaux improductifs qui produisent des marchandises qui ressemblent beaucoup à des facteurs du capital… mais en fait il s’agit de capital improductif. A première vue, le complexe militaro-industriel fonctionne comme un secteur capitaliste ordinaire, où les producteurs indépendants se vendent entre eux leurs moyens de travail. Celui-ci fabrique l’outil qui permet de réparer un bombardier et de ne rien faire d’autre. Celui-là propose des aciers à l’uranium appauvri qui ne peuvent servir qu’à faire des munitions, etc… Tout ce petit commerce tourne en rond sur lui-même comme dans le secteur productif. A cette différence près que la production du secteur improductif a une valeur d’utilité telle que le retour vers la sphère de la production est impossible. La valeur des marchandises du secteur improductif sera donc perdue.
Faisons maintenant un peu d’arithmétique. Supposons pour simplifier que le secteur productif et le secteur improductif sont de même taille. En situation d’équilibre, leurs profits sont donc égaux. Notons en majuscules le secteur productif et en minuscules le secteur improductif. On a:
Production du secteur productif = C+V+PL
La plus-value du secteur productif sert à financer les profits des deux secteurs, mais aussi le capital constant et variable du secteur improductif:
PL = Pp+pi+c+v
où Pp est le profit attribué par la péréquation au secteur productif et pi le profit revenant au secteur improductif. Dans notre hypothèse d’égalité des deux secteurs e situation d’équilibre, Pp = pi.
Quelques calculs aboutissent à
Pp = [PL-(c+v)]/2
Traduction: Le profit revenant au secteur productif est égal à la moitié de la plus value qu’il a produite, diminué des investissements du secteur improductif. On comprend facilement, dans ces conditions, que plus le secteur improductif se développe, plus il met en danger le secteur productif, source de sa propre vie. Ce n’est pas le lieu ici de développer les mécanismes qui ont permis la croissance rapide du secteur improductif au cours des dernières décennies. Disons simplement que le développement massif du crédit a longtemps permis de faire croire que les deux secteurs, productif et improductif, étaient identiques, comme dans l’idéologie keynésienne par exemple. La crise qui s’approfondit sous nos yeux commence à montrer qu’il n’en est rien. Tout emploi n’est pas du travail… productif.
4 – Travail productif et prolétariat
Essayons de faire le point, et de mieux cerner l’enjeu de la question tant débattue du travail productif.
En suivant la piste donnée par Marx sur les marchandises qui deviennent des facteurs du capital, il a été possible de donner une définition discriminante du travail productif et du travail improductif sur la base de la valeur d’utilité des marchandises produites. A savoir
Bien que la cascade des conversions simples et complexes qui aboutissent à une marchandise finale ne retournant pas au cycle de la production puisse être difficile à établir, elle est théoriquement possible.
Cette approche semble donc plus opérante que celle qui aborde la question dans l’ordre de la valeur d’échange. En effet, dire qu’est productif un travail qui s’échange contre le capital suppose que ce capital est productif. De là viennent les continuelles arguties autour des exemples donnés par Marx. Le tailleur est-il un travailleur indépendant (quasiment un domestique)? Son travail est improductif. Mais le même travail est-il fait pour un patron qui empoche un profit sur la vente de ces pantalons, et le voilà productif, sans qu’il soit établi que ces pantalons sont bien, en effet, des facteurs du capital (ce qu’ils ne seraient pas si, par exemple, il s’agissait de pantalons de smoking. Le capitaliste préfère acheter des habits de qualité supérieure fabriqués spécifiquement pour lui par un capital qui est donc improductif, qui est une partie de son revenu au même titre que s’il avait un tailleur à domicile). De même pour l’instituteur, la cantatrice, etc. Le profit empoché par le capitaliste ne prouve nullement le caractère productif du travail en question.
Il semble donc qu’il est plus efficace de définir le travail productif par la valeur d’utilité des marchandises produites. Ici, le critère discriminant est de savoir si la valeur d’utilité de la marchandise produite permet un retour dans la sphère de la production. Cependant, est-il si aisé d’établir exactement ce que signifie ce retour de la marchandise à la sphère de la production? On a vu que le problème est le suivant: le secteur improductif est devenu une économie entière, avec ses services et ses usines. Comment le distinguer du secteur productif? Ils ont le même taux de profit, les mêmes méthodes de gestion et de travail que le secteur productif. Comment savoir si le travail s’échange contre du capital (sous entendu productif) quand il s’agit par exemple d’un travail métallurgique similaire à n’importe quel autre? Soit un capital fabriquant exclusivement des moyens de production pour l’industrie de l’armement, et ne pouvant servir qu’à elle. Ces machines, outils, etc., sont produits dans les mêmes conditions de productivité et de normalisation que dans le secteur productif. Pourquoi ne serait-il pas productif aussi? Parce que, de par leur valeur d’utilité, les armements ne peuvent pas devenir des facteurs du capital. La valeur de ce capital est donc destinée à être consommée improductivement. Dans ces conditions, et malgré les apparences, le travail qui produit ces marchandises est totalement improductif. La raison pour laquelle le critère de la valeur d’utilité est plus opérant que celui de la valeur d’échange est que cette dernière est fongible. Une somme d’argent est identique à toute autre somme de même grandeur, quelle qu’en soit l’origine. Mon hypothèse de discrimination par la valeur d’utilité s’appuie sur un critère qu’on peut toujours suivre, au moins théoriquement, selon le mécanisme de la conversion simple ou complexe, même dans l’intrication infinie des secteurs productif et improductif.
Reste à savoir quel est l’enjeu de tout ce débat. Une question se pose notamment : le prolétariat qui travaille productivement est-il plus prolétaire, plus révolutionnaire, que celui qui travaille improductivement?
Dans « Le Moment actuel » (Sic n°1, p. 136-138), Roland Simon répond en même temps non et oui. Il commence par dire que le travailleur productif et le travailleur improductif sont exploités pareillement. On en déduit que la question du travail productif est purement théorique et sans enjeu véritable.
« Un travailleur improductif vend sa force de travail et est exploité pareillement par son capitaliste, pour lequel son degré d’exploitation déterminera la part de plus-value qu’il pourra s’approprier comme profit » (p. 136)
Dans ces conditions,
« c’est toute la classe capitaliste qui exploite toute la classe ouvrière, de même que chaque prolétaire appartient à la classe capitaliste avant même de se vendre à tel ou tel patron » (ibid.)
Ce qui me semble donc une façon de dire que la question de la distinction entre les deux catégories n’est pas importante. Or, pas du tout, nous dit RS, car
« si chaque prolétaire a un rapport formellement identique à son capital particulier, il n’a pas selon qu’il est travailleur productif ou non le même rapport au capital social (il ne s’agit pas d’une question de conscience, mais d’une situation objective). » (ibid.)
Il répond donc maintenant par l’affirmative à la question de savoir si la distinction entre travail productif et travail improductif est importante. Et il explique l’enjeu de cette distinction:
« dans la contradiction du travail productif [ie la baisse tendancielle du taux de profit] qui structure l’ensemble de la société et la polarise en classes contradictoires, les travailleurs productifs ont une situation singulière » (p. 137, souligné par RS)
La singularité ne consiste pas seulement en ce que les travailleurs productifs ont le pouvoir de bloquer tout le système dès lors qu’ils arrêtent de travailler et donc de produire de la plus-value. Il se passe de plus la chose suivante:
« la contradiction qui structure l’ensemble de la société comme lutte de classes revient sur elle-même, sur sa propre condition, car le rapport d’exploitation ne rapporte pas le travailleur productif à un capital particulier, mais immédiatement, dans son rapport à un capital particulier, au capital social » (p. 137-138)
Il semble que cela veuille dire que le rapport du travail productif au capital est le cœur même du processus de production/reproduction, et que quand il s’arrête, la lutte des travailleurs productifs fait apparaître « ce qui fait que la contradiction existe: le travail comme substance de la valeur » (p. 138). On ne saurait contester que les travailleurs productifs étant la source de la valorisation du capital, leur engagement dans la lutte est la condition nécessaire de la révolution et que toute offensive des travailleurs productifs contre leur capital prend les choses à la racine. Cela dit, on ne sait toujours pas comment distinguer le travail productif du travail improductif. C’est d’autant plus subtil que, selon les termes de RS, la lutte des travailleurs productifs « n’est rien de spécial » (p. 137). Une indication possible est donnée plus loin:
« la révolution commencera sa tâche propre quand les ouvriers sortiront des usines pour les abolir, s’attaquant au cœur même de la production de valeur » (p. 138)
Ici, RS semble identifier le travail ouvrier avec le travail productif. Or on a vu que le secteur improductif recouvre tout un ensemble industriel, formellement indistinguable du secteur industriel productif. La distinction qu’il suggère (les travailleurs productifs sont les ouvriers d’usine) n’est donc pas opératoire, ce qui nous ramènerait à la première proposition: tout le prolétariat est exploité par toute la classe capitaliste.
Les hésitations de RS s’expliquent peut-être de la façon suivante : d’une part il ne donne pas de critère discriminant pour distinguer le travail productif du travail improductif. Or cela est nécessaire si on veut saisir le cœur du réacteur capitaliste (l’exploitation du travail) et cerner, dans l’ensemble des conflits de classe, ceux qui affectent ce noyau central de la société capitaliste. D’autre part, RS cherche à donner la place relative des deux sections du prolétariat (les travailleurs productifs et les travailleurs improductifs) en les associant dans un rapport d’exploitation attrape-tout, où toute la classe capitaliste exploite tout le prolétariat, notion qui contredit l’idée d’un noyau dur de l’exploitation du travail productif. Il me semble que cette contradiction prend sens dès qu’on distingue le plan de l’exploitation du travail par le capital de celui de la subordination du travail au capital. De quoi s’agit-il ?
De façon générale, l’exploitation du travail consiste en l’extraction d’un surproduit par la classe de la propriété. Dans le cas du mode de production capitaliste, elle consiste en l’extraction de plus-value. Celle-ci vient forcément du travail productif, qui est donc le seul à être exploité au sens propre. En revanche, la subordination du travail au capital soumet tout le prolétariat aux mêmes formes de la contrainte au travail, dont la première est le statut de sans réserve où se trouve le prolétariat dans son ensemble. La valeur de la force de travail est établie pour être juste ce qu’il faut pour reproduire le travailleur en tant que prolétaire sans réserve, obligé de vendre à nouveau sa force de travail. Les autres formes de la subordination du travail au capital sont également identiques dans les deux secteurs productif et improductif, pour les raisons données par RS (sauf qu’il ne s’agit pas d’exploitation proprement dite dans le cas du secteur improductif) : dans la péréquation générale du taux de profit, le capitaliste improductif, comme le capitaliste productif, captera une part d’autant plus grande de la plus-value sociale que sa productivité sera plus élevée.
Les modalités de la subordination sont donc les mêmes dans les deux secteurs. Dès lors, quand le capital entre en crise profonde et n’achète plus la force de travail (productive ou non), et que la crise contraint les prolétaires à lutter contre le capital, cette lutte n’est pas différente selon que le prolétariat insurgé est productif ou non. En effet,
« L’affrontement des classes a toujours pour source la contradiction de l’exploitation – rapport entre surtravail et travail nécessaire – et pour terrain les modalités de la subordination » (Subordination du travail au capital et exploitation, Hic Salta, 1998, p. 75)
Dans les moments de crise profonde, où le capital cesse massivement d’acheter la force de travail, le soulèvement du prolétariat ne se place plus sur le terrain de l’exploitation (à savoir : où placer le curseur qui divise la journée de travail en travail nécessaire et surtravail) mais sur celui de la subordination du prolétariat au capital. Et, plus spécifiquement, c’est la forme fondamentale de la subordination, le statut de sans réserve, qui est au cœur du soulèvement prolétarien. Et là, il n’y a plus de distinction entre travailleurs productifs et travailleurs non productifs. Tous se retrouvent dans la même lutte insurrectionnelle parce que tous sont dans la même situation d’irreproductibilité si le capital n’achète plus la force de travail. Tous sont amenés, à prendre possession d’élément du capital pour créer entre eux un rapport social qui les reproduise immédiatement. Autrement dit, l’activité de crise du prolétariat insurgé n’est pas contre l’exploitation du travail mais, à cause de l’éclatement de cette contradiction qu’est l’exploitation, contre la base de la condition prolétarienne: le statut de sans-réserve. Bien qu’il y ait plusieurs façons de définir le prolétariat, ce statut de sans réserve est sans doute l’approche la plus générale d’une telle définition.
Tout cela revient à dire que la question du travail productif est décisive dans toute approche de la théorie de la valeur. Il est impossible de défendre la théorie de la valeur-travail sans faire la distinction entre travail productif et travail improductif, afin de montrer qu’il ne suffit pas qu’il y ait travail (en général) pour que le capital et le prolétariat se reproduisent. Il faut en effet qu’il y ait travail produisant de la plus-value, et n’importe quel travail n’est pas valorisant. Il faut d’abord que ce soit un travail qui produise de la valeur, et ensuite que ce soit un travail qui produise suffisamment de valeur extra pour valoriser le capital (productif et improductif) à un niveau satisfaisant de taux de profit. C’est donc bien dans le rapport du travail productif au capital productif que se noue la contradiction fondamentale des classes, dans le taux d’exploitation (pl/v).
Mais quand cette contradiction éclate dans la crise insurrectionnelle, l’exploitation cesse, par hypothèse, et la lutte s’engage sur le terrain de la subordination. Les prolétaires qui prennent possession d’éléments du capital essaient d’échapper à leur statut de sans réserves, tandis que la répression capitaliste cherche à imposer les conditions (aggravées) d’une reprise du travail. La répression de l’insurrection, quelle que soit sa forme, a pour objectif de renvoyer les prolétaires dans l’atomisation de purs sujets pour qui la contrainte à vendre la force de travail, à n’importe quel prix, est violemment renforcée. C’est ce changement de terrain, de l’exploitation à la subordination comme condition fondamentale de l’exploitation, que RS ne fait pas quand il se contente de la formulation générale selon laquelle tout le capital exploite tout le prolétariat. Cela provient sans doute du fait qu’il veut impérativement que le dépassement communiste de la contradiction du capital sorte de ce qu’il a défini, à juste titre, comme la contradiction fondamentale: la contradiction de l’exploitation. Je suis d’accord sur le caractère fondamental de cette contradiction, mais je considère que son éclatement nous amène à sa racine – qui n’est pas que le travail est la source de la valeur, mais que la séparation du travailleur des moyens de production est la source de la contrainte au travail (pour l’ensemble du prolétariat) et au surtravail (pour la section productive de la classe). Il faudra revenir plus loin, dans la troisième partie, sur toute cette problématique.
B.A.
janvier 2013
[1] Je me réfère à la traduction Dangeville, publiée par l’université du Québec: http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/capital_chapitre_inedit/capital_chapitre_inedit.html, version pdf.
[2] Marx : Le Capital, Livre III, Pléiade II, p. 1059, 1061.