Episode 4 : La « commune » de Oaxaca

Après avoir examiné le mouvement de 2016 contre la Loi Travail, il convient d’élargir notre regard à l’international. Il nous faudra reconstruire, au moins partiellement, la mosaïque des luttes les plus significatives qui ont eu lieu un peu partout dans le monde après la crise de 2008. Selon les cas, et à peu d’exceptions près, ces luttes ont été interclassistes ou n’ont concerné que la CMS. Elles ont touché les aires centrales de l’accumulation aussi bien que les aires semi-périphériques et périphériques, mais c’est dans ces aires semi-périphériques qu’elles ont été les plus dures et les plus massives. On en retrouve une puissante anticipation dans un mouvement qui s’est déroulé peu avant le tournant de la dernière crise, dans l’état de Oaxaca (Mexique) en 2006. C’est donc par la «commune» de Oaxaca que nous commençons cet aperçu international.

1 – Six mois de luttes

Le 22 mai 2006, 70.000 instituteurs de l’état de Oaxaca (Mexique) se mettent en grève. 20.000 d’entre eux s’installent et campent sur la place centrale de la ville, le zocalo, et dans 56 rues avoisinantes. C’est une tradition depuis 1980 : à chaque printemps, les instituteurs présentent leurs revendications au gouvernement. Dans les semaines qui suivent, les grévistes lancent diverses actions en soutien à leurs revendications : blocage de l’aéroport, barrages de routes, destruction de vidéosurveillance, manifestations, occupation du rectorat.

Le 14 juin à l’aube, 2000 policiers chassent les occupants du zocalo. Mais, au terme d’une bataille qui fait trois morts dans leurs rangs, les occupants reprennent le contrôle du centre-ville. Le 16 juin, une manifestation monstre (300.000 personnes) demande la démission du gouverneur de l’état, Ulises Ruiz. Le départ de Ruiz devient alors la revendication centrale du mouvement, préalable à toute autre.

Le 17 juin a lieu la fondation de l’Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca (APPO). Il s’agit d’un regroupement de 365 organisations d’enseignants, de communautés indigènes, etc. Il y avait aussi des organisations politiques, notamment celles présentes au sein de la section locale (dite section 22) du syndicat des enseignants, ainsi que d’autres organisations sociales de la société civile. Ont également participé à la fondation de l’APPO « divers groupes de jeunes : universitaires, normaliens, punks, anarcos, cholos [membres de gangs] et même des jeunes de la rue, des quartiers, des secteurs traditionnellement marginalisés, exclus, voire harcelés et persécutés par les force de l’ordre » (Pauline Rosen-Cros, Duro Companer@s, Oaxaca 2006. Récits d’une insurrection mexicaine, Ed. Tahin Party 2010. p. 110).

Le 28 juin a lieu une des nombreuses méga-manifestations qui jalonnent le mouvement.

Fin juin, les mairies de nombreuses localités environnantes sont occupées et leur maire est chassé. Des conseils sont élus à leur place.

Mi-juillet : tous les ans a lieu la guelaguetza, une grande fête populaire, sorte de carnaval folklorique, qui est un moment important pour l’industrie touristique locale. En 2006, elle est annulée. L’APPO en organise une autre, gratuite, plus authentique et auto-organisée. C’est l’occasion pour revendiquer que le mouvement «n’est pas qu’une question politique. Ce n’est pas qu’une question salariale, ce n’est pas qu’une revendication des enseignants. C’est une revendication sociale, mais aussi une expression de la culture, de la multiplicité des manières de voir le monde […]. Le peuple n’est pas dans une logique mercantile, il est dans une logique de respect de ce que nous sommes, tous. » (ibid. p. 118). On reviendra sur l’importance de la question culturelle.

En deux mois, le mouvement s’est étendu et approfondi. Il est sorti de la ville vers les villages environnants, et l’occupation du centre ville s’est renforcée. Fin juillet, la plupart des centres du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire sont bloqués. De nombreux bâtiments publics sont occupés. Le gouverneur Ruiz et son cabinet se retranchent dans un hôtel.

Le 27 juillet, l’APPO mandate un groupe pour bloquer le ministère des finances. Dans ce groupe, « des femmes » qui en ont assez de faire le ménage et la cuisine décident de faire une manifestation. C’est la manifestation des casseroles (1° août), qui a un succès inattendu (10.000 participantes). Arrivées au zocalo, elles tiennent un meeting qui décide d’aller à Canal 9, station de radio TV publique, pour obtenir du temps d’antenne et raconter leur manif. Un cortège de 2000 femmes part vers la station. Devant le refus de la direction de leur ouvrir l’antenne, quelques centaines de femmes restent sur place et occupent les locaux.

Les 15 et 16 août se tient un Forum pour construire la démocratie et la gouvernabilité. Nous y reviendrons plus loin (§ 2.2.4).

Fin août, au moment de la rentrée des classes, la section 22 reconduit la grève et maintient ses revendications, dont celle du départ de Ruiz. Le 1° septembre a lieu une nouvelle méga-manifestation.

Le 21 septembre, le mouvement sort de l’état de Oaxaca. Il lance une marche « pour la dignité des peuples de Oaxaca ». Les marcheurs se rendent à Mexico, pour porter la pétition qui demande que le Sénat déclare l’ingouvernabilité de l’état de Oaxaca (voir plus bas). Cette demande est rejetée par le Sénat le 19 octobre. À Oaxaca, une grande manifestation de protestation est alors organisée. Fin septembre, le gouvernement donne entièrement satisfaction aux revendications, rajoute même un peu d’argent. Mais refuse de limoger Ruiz.

Le 10 octobre, la base de la section 22 refuse la proposition du gouvernement. Elle réclame le départ de Ruiz en préalable.

Le 20 octobre, la direction de la section 22 du syndicat des enseignants annonce la reprise du travail dans les écoles. Elle est désavouée par la base. Mais le 26 octobre: deux enseignants sur trois acceptent la proposition des leaders syndicaux de reprendre le travail le 30 octobre. Il s’agirait d’une « consultation truquée » (Georges Lapierre, La voie du jaguar, L’Insomniaque 2008, p. 27).

Le 28 octobre, le gouvernement fédéral lance un ultimatum à l’APPO pour qu’elle enlève les barricades qui protègent le centre ville. L’APPO refuse l’ultimatum et, le lendemain, 4500 policiers détruisent les barricades et occupent le zocalo. L’APPO se retranche alors sur la place San Domingo, à moins d’un kilomètre de là. C’est à ce moment-là que Rueda Pacheco, un leader du syndicat, annonce que la section 22 quitte l’APPO. En fait, le 27 et 28 octobre Pacheco avait signé des accords avec le gouvernement. D’autres enseignants restent à titre individuel.

Le 2 novembre, la police tente d’envahir le campus universitaire, d’où émet Radio Universidad. Avec l’aide de la population, l’attaque est repoussée au terme d’une bataille de 7 heures. Le 5, une nouvelle méga-manifestation est organisée pour dénoncer la police. Malgré la répression policière, le Congrès constitutif de l’APPO s’ouvre le 10 novembre (voir plus bas, § 2.2.4).

Fin novembre, la mobilisation touche à sa fin. Le 21, un commando provoque un incendie dans le campement de la place San Domingo. Le 25, une nouvelle mega-manifestation est férocement réprimée. Le lendemain, de nombreux membres de l’APPO sont arrêtés. Le 27, la police et l’armée patrouillent dans la ville. Le 29 novembre, la dernière barricade, protégeant le campus (au carrefour dit cinco señores), est évacuée par ses défenseurs.

2 – Éléments d’analyse

    1. Le contexte

L’état de Oaxaca est le troisième état mexicain le plus pauvre. Il compte 3,5 millions d’habitants, dont environ 600.000 dans l’agglomération de Oaxaca. La population est à 45% urbaine, et à 55% rurale. 80% des terres de l’état de Oaxaca sont communales. La population active y est employée à 45% par l’État (y compris autorités locales), et à 32% dans le commerce ; 25% des adolescents sont analphabètes, et 20% des enfants de 5 ans ne parlent pas espagnol.

L’état de Oaxaca pâtit des maux typiques de l’économie mexicaine (échec du développement autocentré, aggravation de la dépendance) mais de manière spécifique, en raison de l’héritage rural et du système de répartition des terres agricoles mis en place dans les années 1930, dans le cadre du compromis entre les paysans et l’État (reforme agraire). Ce système, qui comporte à la fois des terres communales et un ensemble de petit lotissements – les ejidos – assignés en usufruit et transmissible par héritage, a été l’objet d’une normalisation qualifiée de « néo-libérale » à partir de 1992. Voici la répartition des terres agricoles de Oaxaca pour l’année 2004 :

Hectares

Type de terrain

9.536.400

total

1.874.299

petite propriété

6.020.956

propriété communale

1.641.145

ejidos

Source : UDLAP, Tenencia de la tierra en el México post-revolucionario y neoliberal, s.d.

L’État s’est arrogé le droit de racheter à vil prix un bon nombre d’ejidos, pour ensuite les revendre. Si le grand capital s’y intéresse parfois, ce n’est pas pour les cultiver, mais pour y installer des infrastructures ou les perforer. Le premier problème des terres de Oaxaca, c’est qu’elles sont peu fertiles. Les ejidos sont les moins fertiles. Le grand morcellement et l’importance de la propriété communale contribuent à la faible productivité agricole. Cela donne une agriculture peu compétitive avec des prix élevés.

Par ailleurs, le capital national mexicain souffre énormément de la concurrence internationale, aussi bien sur le marché domestique qu’au niveau des exportations. La survie du secteur exportateur dépend des dévaluations périodiques du peso, qui font augmenter fortement le niveau des prix. Dans le contexte de l’état de Oaxaca, cela se traduit par une stagnation économique générale. Selon les chiffres officiels, sa contribution au PNB du Mexique s’élève à 1,5% seulement. Le tourisme est le seul secteur dynamique.

La prolétarisation de la population rurale entraîne une forte tendance à l’émigration, à cause de la faiblesse des perspectives d’emploi et de l’inflation. Dans environ 45% des municipalités de l’état de Oaxaca (17,4% de la population), la population diminue. L’émigration vers d’autres états du Mexique ou vers les États-Unis en est la première cause. C’est dans ces mêmes municipalités, où la population est inférieure à 15.000 habitants, que se concentre la plus grande partie de la population dite indigène1. Celle-ci représente 30% de la population totale. Elle compte 16 ethnies, reconnues par la constitution locale. Les peuples indigènes sont régis par la communalidad, fondée sur 4 piliers : l’assemblée, le système du service communautaire, le travail communautaire, le soutien mutuel. Ces communalidades, très nombreuses, fonctionnent grâce à un soutien financier des municipalités, dont un grand nombre est géré selon les mêmes principes. Tout ce système social est remis en cause par la mondialisation du capital. Outre les plans d’ajustement du FMI et de la Banque Mondiale qui appauvrissent la population, le Plan Puebla Panama (PPP), par exemple, est lancé en 2001. Il s’agit d’un vaste programme d’infrastructures, notamment autoroutières et hydro-électriques, allant de Puebla (Mexique) au Nord à Panama au Sud. En ce qui concerne l’état de Oaxaca, le PPP prévoit en particulier un «canal sec» alliant autoroute, voie ferrée et pipe-lines, qui traversera d’Ouest en Est l’isthme de Tehuantepec, reliant ainsi l’Atlantique au Pacifique. Ce plan suppose l’éviction de nombreuses communautés locales et rencontre donc leur opposition. En 2002, il y a eu également un projet d’aéroport que des luttes sont arrivées à faire annuler2.

    1. Interclassisme sans ouvriers

On a vu que le mouvement revendicatif des enseignants est un rituel annuel. En 2006, l’évolution économique récente et la répression provoquent l’explosion d’un mouvement social plus large. En effet, les enseignants reçoivent le soutien des étudiants, des commerçants et d’une grande partie de la «société civile». Cette formule désigne les multiples associations, groupes politiques et syndicaux, ainsi que les associations qui formeront bientôt l’APPO. La lutte devient une lutte contre la corruption et le clientélisme, ainsi que contre l’oppression des peuples indigènes. La liaison entre le mouvement enseignant/étudiant et celui des peuples indigènes réalise une union contre les effets délétères de la modernisation du capitalisme mexicain, notamment du PPP. Cette union se focalise sur une revendication centrale : la démission du gouverneur Ulises Ruiz, qui n’aura pas lieu. La logique d’ensemble du mouvement n’est pas de remettre en cause le capitalisme, mais certains de ses effets. En fait, le contenu du mouvement évolue nettement en cours de route. En réaction à la répression du mouvement initial des instituteurs, plutôt rituel et classe moyenne, le différend se déplace. On passe d’une revendication catégorielle (salaire et statut des instituteurs) à un mouvement plus large et surtout politique. Il se forme un front anti-Ruiz qui fédère à peu près tous ceux qui sont menacés par les changements en cours dans le capitalisme local. La violence policière est en quelque sorte un condensé de la violence sociale introduite par la pénétration du capitalisme international dans la vie locale de Oaxaca et sa région. En demandant la démission de Ruiz, les révoltés espèrent mettre fin à la politique d’ouverture qu’il représente, et qui bien sûr menace gravement les traditions et les habitudes locales.

Les oaxaqueños revendiquent ce qu’ils sont contre la mondialisation qui est en train de détruire le tissu social traditionnel de la région. Tant par ses méthodes de luttes que par son discours, la lutte appelle au maintien d’un statu quo ante amélioré par des réformes considérées comme anti-capitalistes (voir § 2.2.3). Voici quelques aspects de cette lutte.

2.2.1 – Les enseignants

En premier lieu, est-il possible de préciser qui sont ces enseignants de Oaxaca, qui furent à la pointe de la lutte?

La littérature militante sur la «commune» de Oaxaca parle beaucoup de l’initiative et de la détermination des instituteurs, de la force de leur section syndicale locale, la section 22, qui est en même temps la section oaxaqueña du Sindicato Nacional de Trabajadores de la Educación (SNTE) et la composante d’une scission, la Coordinadora Nacional des Trabajadores de la Educación (CNTE). Le SNTE est une très grosse centrale syndicale présente dans tout le Mexique. C’est une bureaucratie Priiste puissante. La CNTE regroupe plusieurs tendances et groupes, principalement dans les états du Chiapas, Guerrero, Michoacán et Oaxaca. Cela dit, la littérature militante ne nous dit pas grand chose de la position sociale des enseignants eux-mêmes. Voici quelques éléments. Le tableau ci-dessous permet de voir la position de la profession « enseignant » dans un ensemble plus vaste.

Profession

Revenu brut

moyen – pesos/m

Année

Prélèvements

obligatoires

Heures/semaines

Programmeur

10582

2003

15,00%

49

Enseignant

8146

2005

13,00%

38

Infirmière

6310

2005

8,00%

42

Employé de bureau

5564

2005

5,00%

45

Chauffeur de bus

4322

2005

2,00%

64

Femme de chambre

2898

2005

2,00%

50

Source : www.worldsalaries.org

Le salaire des enseignants est nettement au-dessus de la moyenne, surtout si on tient compte de la durée du travail. Il s’agit probablement des enseignants de maternelle, du primaire et du secondaire inférieur. La même source donne les chiffres pour une profession (un poste de « Professeur » : 13.877 pesos en 2005) qui concerne sans doute l’enseignement supérieur.

Une autre étude3 donne des conclusions similaires. Cette étude compare les trois niveaux inférieurs des enseignants (maternelle, primaire, secondaire inférieur) à un ensemble composé des employés de bureau et des « autres professionnels et techniciens » : professions scientifiques et intellectuelles, techniciens et professionnels de niveau moyen. Cette étude fait apparaître une exception mexicaine par rapport aux autres pays d’Amérique Latine. Dans la plupart des cas, en effet, le salaire des instituteurs se situe entre celui des employés de bureau et celui des autres professionnels et techniciens. Pas au Mexique : sur la base d’un indice 100 pour la moyenne des salaires enseignants, les instituteurs sont à 96,4, tandis que les employés de bureau sont à 60,4 et les autres professionnels et techniciens à 78,4. Selon ces chiffres (de 2008), donc, les instituteurs mexicains sont relativement bien payés :

« Les enseignants jouissent d’un salaire supérieur qui s’explique par le fait qu’ils sont des fonctionnaires. Les enseignants travaillant dans le secteur public gagnent plus que leurs collègues du privé et que les travailleurs similaires dans d’autres domaines ».

Or la quasi-totalité de l’enseignement de base se fait dans le secteur public au Mexique. Une étude de la Banque Mondiale4 conclut :

«Les salaires réels et les revenus réels du travail des personnels de l’enseignement de base [maternelle, primaire, secondaire inférieur] sont nettement au-dessus de ceux des autres emplois et groupes: le syndicat des enseignants du secteur public a réussi à stabiliser les emplois et les salaires des enseignants. Dès lors qu’un enseignant entre sur le marché du travail, le syndicat protège sa situation et le revenu de toute sa vie. Les enseignants du public élémentaire son mieux payés tôt dans leur carrière, ont des retraites généreuses et moins de pression et d’incertitude au travail, de sorte qu’ils restent enseignants jusqu’à la retraite».

« Le revenu réel mensuel a fortement augmenté pour les instituteurs du public. Ils ont presque doublé entre 1988 et 1994. En termes réels, l’augmentation est nettement supérieure à celle obtenue par les autres groupes. Les gains horaires, et les gains horaires ajustés pour tenir compte des deux mois de vacances sont sensiblement au-dessus de ceux des autres travailleurs ».

Conclusion : au vu de ces données, on peut dire que les instituteurs mexicains font partie de la classe moyenne inférieure. Encore faut-il préciser que les grilles salariales du personnel enseignant ne sont pas le mêmes dans tous les états du Mexique. Y aurait-il, sur ce point, une exception oaxaqueña? Non. Voyons pourquoi.

Les enseignants de Oaxaca sont organisé dans la section 22 du SNTE/CNTE. Dans les années 1980, les enseignants oaxaqueniens ont été actifs dans la formation du mouvement syndical dissident CNTE (né au Chiapas). La vie de la section 22 serait-elle plus démocratique que celle du SNTE? En fait, il n’en est rien. La section 22 est, elle aussi, une puissante bureaucratie gérée de façon népotiste par une poignée de familles. En 2015, le journal Milenio a divulgué les chiffres de l’Éducation National mexicaine concernant les salaires des 90.000 enseignants de Oaxaca, que la section 22 avait toujours gardés secrets. La pyramide des salaires se décompose en cinq niveaux. Au sommet, on trouve 12 leaders du syndicats, qui cumulent plusieurs salaires (de l’état et du syndicat) et gagnent environ 170.000 pesos (soit 11.150 dollar) par mois. En deuxième position, 85 enseignants, dont la plupart appartient au comité exécutif de la section 22, et qui gagnent entre 100.000 et 133.000 pesos par mois. En troisième position, 670 enseignants gagnent entre 66.000 et 88.000 pesos par mois. Au quatrième niveau, 5000 enseignants – dont beaucoup de représentants syndicaux – gagnent entre 33.000 et 66.000 pesos par mois. À la base de la pyramide, on trouve la grande masse des enseignants (84.000) qui participent aux grèves et aux manifestations : ils gagnent entre 5.000 et 16.000 pesos par mois. Une fourchette aussi importante peut s’expliquer entre autres par des primes et des majorations d’ancienneté considérables. Il n’empêche qu’à Oaxaca la rémunération moyenne d’un enseignant n’est pas inférieure à la moyenne nationale, et le dépenses salariales par élève y étaient, en 2015, parmi le plus élevées du Mexique.

2.2.2 – L’APPO

Dans sa déclaration fondatrice, l’APPO « se reconnaît comme un espace de décision et de lutte pour le peuple, en plus de se constituer comme un espace d’exercice du pouvoir dans lequel sont représentés les ouvriers, les paysans, les indigènes, les étudiants, les jeunes, les femmes et tout le peuple » (Pauline Rosen-Cros, op. cit.,p. 109). L’APPO s’est dotée d’un ensemble de commissions (santé, hygiène, finance, logistique, approvisionnement, surveillance et sécurité, etc.), et d’une direction collective provisoire, dont les membres étaient bénévoles, élus pour deux ans et révocables. Au cours d’une réunion à huis clos, le 1° août, cette direction rédigea des Principes politiques et idéologiques qui s’efforçaient de concilier tous les points de vue. L’APPO « revendique les principes de ne pas voler, ne pas mentir, ne pas être fainéant, ne pas violer et ne pas tuer » (alinéa 8, cité par Pauline Rosen-Cros, op. it. p. 113). Elle revendique aussi de ne rechercher « ni le progrès ni le développement, mais seulement le bonheur de tous les oaxaqueños, c’est-à-dire qu’elle ne recherche aucun miroitement industriel qui, de fait, affecte la vie de la planète, mais bien une vie en harmonie avec la nature, ce qui implique d’en finir avec l’économie capitaliste […]. Le but de notre communalidad est la production pour le bien commun » (alinéa 9, ibid.). Déjà le 14 juillet, l’APPO avait affiché des positions anti-développement économique dans un appel qui disait notamment :

« boycottons la consommation en n’achetant plus dans les grandes chaînes de magasins self-service mais en achetant seulement l’indispensable dans les magasins ou épiceries de quartier » (ibid., p. 114-115)

Dans l’ensemble, et compte tenu de la très grande diversité des associations et groupes politiques qui la formaient, l’APPO a fonctionné comme une sorte de Front Unique, où les motions de synthèse ne sont pas toujours faciles à obtenir et où, comme on le verra, la pratique n’a pas toujours suivi les discours.

2.2.3 – Pacifisme et violence

D’un côté, une grande partie des révoltés se revendiquait comme pacifiste et non-violente. D’un autre côté, on l’a vu, il y a eu des batailles féroces contre la police, de nombreux blessés et des morts. Cette contradiction s’explique de deux façons :

« Au fil des jours, on a surtout continué à faire notre travail artistique et culturel sur le plantón [occupation du zocalo,nda], au moyen d’ateliers (surtout pour les enfants) » (ibid., p. 103)

« On assumait aussi les gardes, toujours celles de nuit. Les profs n’aimaient pas beaucoup faire les gardes de nuit. Et même, quand il y avait une alerte, ils arrivaient vers notre stand et… On n’était pas de la chair à canon non plus, mais c’est toujours nous qui allions voir ce qui se passait. Les rues étaient fermées, bloquées, mais ce n’était pas des grosses barricades, elles étaient improvisées, sans feu. Elles ne pouvaient pas empêcher un passage en force, par exemple. Mais au moins elles prévenaient et éloignaient les voitures, elles nous paraient contre d’éventuelles attaques. La nuit, il pleuvait souvent. Personne ne voulait sortir pour voir ce qui se passait, mettre les pneus, les obstacles, etc. Donc on s’y collait. Chaque nuit on allait fermer les rues autour du campement » (ibid., 104).

Le même spécialiste de la violence sera bientôt élu à l’APPO :

« Quelques semaines après le 14 juin, je ne croyais pas en l’APPO, je sentais que je n’en faisais pas partie… Si j’y ai participé, c’est grâce à l’opportunité qu’on m’a donnée de simplement apporter la voix d’une assemblée de jeunes qu’on avait organisée entre barrikader@s, graffiter@s… […]. C’était en septembre, pour la toute première assemblée d’État de l’APPO. Je n’étais pas délégué, j’étais juste venu donner notre point de vue. J’en suis sorti élu en tant que conseiller, à l’intérieur du congrès. J’ai parlé, j’ai exposé la position des jeunes sur ce qui se passait et sur le fait qu’il ne fallait pas nous discriminer. » (ibid. p. 105-106).

De manière plus générale, la violence en elle-même ne dit pas grand-chose sur sa nature de classe. Selon les circonstances, toute classe ou autre groupe social peut être amené à en faire usage. Dans une grande partie de l’Amérique Latine, le maintien de l’ordre implique, à différents degrés, le recours à la terreur5. Ce n’est pas nouveau. La classe capitaliste locale et internationale se sert de troupes spéciales, de polices privées ou de bandes criminelles, qui agissent de façon très brutale (tirs dans le tas, enlèvements, viols, etc.). Sans entrer dans le détail, on peut dire que cela tient aux conditions historiques de l’implantation et du développement du capital dans ces aires (colonisation, sous-développement, importance du secteur de la drogue, corruption, etc.). Les populations, toute classe confondue, ont dû s’y faire. Ceci doit inciter à évaluer qualitativement la violence sociale sans s’arrêter à son côté sensationnel. Par exemple, les organes d’auto-défense «populaires» qui surgissent depuis quelques années dans les états les plus pauvres du Mexique (Guerrero, Michoacán), notamment contre les narcos, sont des milices locales auto-organisées qui embarquent certainement des prolétaires dans leurs rangs, mais contre lesquels un prolétariat insurgé devra lutter. La «commune» de Oaxaca n’a pas fait surgir de telles milices, néanmoins la violence dont elle a fait preuve exprime un contenu semblable, c’est-à-dire la défense, sur une base locale, de tous les «petits» (y compris petit-bourgeois) contre les exactions des «gros».

2.2.4 – Légalisme

Les révoltés de Oaxaca n’ont pas considéré qu’ils perdaient leur temps en faisant les démarches pour l‘ingouvernabilité. C’est une procédure constitutionnelle où il s’agit de « faire déclarer par une commission du Sénat de la République que l’état d’Oaxaca n’est pas en mesure d’être gouverné correctement par les détenteurs légaux du pouvoir » (ibid., p. 12). En préalable, il faut réunir une grande pétition. L’anarchiste du bloque negro témoigne de nouveau :

« Au début ils disaient : « on va faire circuler des pétitions parce que la Constitution dit qu’il faut faire comme ça, on doit aller au Sénat !». On s’énervait : à quoi ça allait servir, des signatures ?! Mais bon, s’il fallait en rassembler, pourquoi aurions-nous refusé de nous promener avec un cahier et d’inviter les gens, grâce à la radio, à signer ? » (ibid., pp. 104-105).

Outre cette démarche pétitionnaire, la «commune» de Oaxaca a aussi montré son sens des lois dans les propositions de réforme de l’État qu’elle a faites. Lors du Forum pour construire la démocratie et la gobernalidad (15-16 août), de nombreuses propositions ont été avancées. Les mots-clés du Forum étaient : « démocratie intégrale, bien-être des personnes, pluralisme juridique, développement durable, éducation multiculturelle, autonomie municipale, diversité culturelle, égalité hommes-femmes, résolution non-violente des conflits sociaux, administration des ressources naturelles dans une perspective sociale, participation réelle des citoyens, politique d’intégration, respect des diversités, droits humains, etc.». Le Forum a aussi lancé le projet d’un congrès constituant pour promouvoir une nouvelle constitution selon les principes de « réforme de l’État, réforme politique intégrale, réforme agraire intégrale, réforme municipale, réforme administrative, nouveau projet économique » (ibid., pp. 119-120).

Lors du congrès constituant du 10-12 novembre 2006, trois courants principaux restaient en présence après que les bureaucrates de la section 22 eurent quitté l’APPO6 (certains enseignants restent à titre individuel) :

Les 1000 membres du congrès finirent par parvenir à un programme commun souscrit aussi bien par les « politiques » que par les « indigènes . Le congrès élit un conseil de 260 membres chargés de faire respecter les orientations décidées par le congrès.

« Le rôle du conseil n’était pas de diriger mais de rapprocher le mouvement d’autres secteurs et de lancer les assemblées locales à partir desquelles s’organiseraient les assemblées régionales puis l’assemblée au niveau de l’État. Ils avaient cette charge…, une charge telle que la conçoivent les communauté indigènes quand elles nomment leurs « autorités ».

Ceci n’a pu se faire pour différentes raisons (répression, jeu politique des partis électoralistes7).

2.2.5 – Barricades

Dans La voie du jaguar de G. Lapierre, déjà cité, un participant explique bien comment la barricade est une expérience sociale tout autant que militaire. Il parle des barricades qui ont été érigées dans les colonias, les quartiers périphériques de la ville.

« Ici, dans les colonias, on croit être chez des paysans indiens déracinés, avec un faible sentiment d’identité. Mais en 2006, nous avons retrouvé une identité […] Il ne s’agit pas d’aller prendre le zocalo, et tous ces espaces qui appartiennent à tous et qui ne sont à personne, mais de prendre ta propre rue, ton propre quartier […]. Les barricades […] ont joué ce rôle [militaire] dans les premiers jours, mais au cours du processus qui a duré plus de deux mois, les barricadiers se sont reconnus dans la lutte comme égaux […] Cette identité est devenue plus puissante que les relations antérieures, celles d’amitié ou de voisinage […] Là où il y avait des amis, nous trouvons des opposants ; là où il y avait des voisins avec lesquels nous nous disputions, nous rencontrons des alliés. Cette identité nouvelle née de la défense du territoire est fondée sur une base plus consciente : ces rues, ces passages sont nôtres et nous les défendons […] Nous considérons les barricades comme des expériences d’auto-organisation et d’identité débouchant dans le cadre urbain sur une nouvelle conscience : faire partie d’un peuple et d’une communauté organisée, avec un territoire et un sentiment commun. » (ibid., pp. 44-45).

Ce passage montre bien les deux aspects simultanés du mouvement : il y a d’un côté accentuation de la subjectivité des individus, qui rompent par la lutte avec les rôles dans lesquels ils étaient enserrés auparavant. Ce processus d’individualisation est caractéristique de toute interruption de la routine du capital, y compris les guerres, les catastrophes naturelles, etc. Mais d’un autre côté, il y a revendication d’un effacement de ce même individu derrière la communauté et le « peuple » que le grand capital veut détruire et que la lutte veut défendre, jusque dans ces quartiers où – nous dit l’intervenant – les traditions indigènes sont en dissolution, mais où il espère que la lutte va les revivifier. De la même façon, la revendication de l’appartenance à un territoire s’accompagne d’un discours sur la Terre-Mère comme source unique de l’identité :

« nous avons une identité et nous avons des rêves et nous luttons dans la mesure où nous sommes attachés à une terre » (ibid., p. 44).

Autrement dit, le processus d’individualisation, qui est inévitable dans un ébranlement de l’ampleur de Oaxaca – quel quel soit son contenu – n’était pas assumé par les participants, qui revendiquaient une identité les dominant et les massifiant par un attachement un peu mystique à leur territoire.

De façon générale, ce n’est pas parce qu’il y a des barricades qu’on peut dire que le prolétariat est bien là, à l’attaque. Les barricades de Oaxaca ont été essentiellement défensives. Elles délimitaient les positions derrière lesquelles les enseignants et leurs alliés revendiquaient leur place dans la société mexicaine en imaginant de nouvelles institutions. Les barricades ont été une des façons de s’affirmer, dans une alliance, peu habituelle dans les pays occidentaux, entre des salariés de la classe moyenne (les enseignants) et des membres de communautés traditionnelles plus ou moins en décomposition.

Certes, il y a aussi eu des prolétaires parmi les révoltés de Oaxaca, mais leur voix ne s’est guère fait entendre. Les jeunes chômeurs, les indigènes prolétarisés et les marginaux ont participé au mouvement sans critiquer pratiquement son objectif politique.

2.2.6 – Manifestations

La chronologie établie par « CQFD » recense 12 manifestations importantes entre le 2 juin et le 10 décembre. La plus originale est sans doute celle de 10.000 femmes (1° août) protestant contre leur relégation aux tâches ménagères (nous y reviendrons, §2.4). La plus offensive est peut-être la manifestation du 23 juillet, pour protester contre le mitraillage de Radio Universidad. Elle se termine par la libération de paysans qui étaient en garde à vue et par le saccage du commissariat de police. Cette manifestation est la seule où une telle action est mentionnée. La plupart des autres manifestations sont des protestations contre la répression, contre les exactions des commandos de la mort. Mais on note aussi une grande marche mi-septembre pour remplacer les défilés militaires célébrant l’indépendance du Mexique, et une autre le 20 novembre pour commémorer la révolution mexicaine. A l’opposé des premières, les dernières manifestations de la série subissent une répression très forte.

Il faut ici s’interroger sur le principe même des manifestations, défilés, marches et méga-marches dans les luttes sociales. La manifestation est un moyen d’affirmer la présence d’une classe ou catégorie sociale dans la société. Si elle est massive, elle fait la preuve de la place importante que cette catégorie sociale occupe dans les rapports sociaux en général. Quoi qu’elle dise par ailleurs, la manifestation revendique de l’État et des autres catégories sociales une reconnaissance qu’on lui refuse, que ce soit politiquement (démocratie parlementaire, clientélisme, répression, etc.), ou économiquement (niveau de vie, conditions de travail, etc.). Qu’elle le dise ou non, elle est une demande de négociation pour améliorer ou défendre la situation de cette fraction de population. Les manifestants disent « nous sommes là, nous sommes nombreux, il faut reconnaître notre rôle et notre place dans la société ». Par définition même, la manifestation n’est pas révolutionnaire, elle est revendicative. Face à une grande manifestation, la plupart des militants et activistes espèrent qu’on est enfin au matin du grand soir. Ils voient la classe « pour soi » et considèrent que cette affirmation spectaculaire de la classe porte un potentiel révolutionnaire. En réalité, ce n’est que si et quand la manifestation cesse et se transforme en processus insurrectionnel qu’un tel potentiel révolutionnaire apparaît (il peut bien sûr apparaître sans manifestation aucune). Il n’y a rien eu de tel à Oaxaca. L’occupation du centre-ville s’est faite avant les manifestations. Elle s’est organisée de façon plutôt statique. Les manifestations sont venues en soutien au zocalo et n’ont rien changé d’essentiel dans le contenu du mouvement. Sauf exception (le commissariat), les manifestations ne se sont pas transformées en attaque contre les bâtiments ou institutions du capital. Et s’il est vrai que les administrations et les lieux du pouvoir ont été bloqués par les enseignants et leurs alliés, cela s’est fait de façon ordonnée et pacifique.

Il y a eu d’autres actions, prétendument plus radicales, lancées par des petits groupes comme le bloque negro. Par exemple, empêcher un McDo et un Burger King d’ouvrir pendant un mois. Les activistes ont dû aller couper l’électricité de ces établissements pendant plusieurs jours successifs jusqu’à ce que les deux restaurants renoncent et ferment. De telles actions correspondent bien à l’anti-américanisme viscéral d’une grande partie de la population locale. Et elles répondent à l’appel en faveur du petit commerce contre le grand que nous avons cité plus haut.

2.2.7 – Art et culture

Les pratiques artistiques et culturelles ont été très présentes dans l’activité de la «commune» de Oaxaca. Nous avons déjà vu qu’un membre du bloque negro consacrait une bonne part de son temps à animer des ateliers artistiques pour enfants. En octobre 2006 se tient la première réunion de l’assemblée des artistes révolutionnaires d’Oaxaca (ASARO). Elle publie un manifeste :

« Faiseurs de pochoirs, graffeurs, graveurs, peintres, photographes, vidéastes, gens de théâtre, dessinateurs, caricaturistes, nous nous manifestons pour impulser la recherche d’un art nouveau, libre et engagé au côté de notre peuple en résistance, oppressé, aliéné par la culture imposée et individualiste » (cité par Pauline Rosen-Cros, op. cit., p. 235).

Les artistes s’engagent en outre à « produire des contenus simples et directs », à favoriser la conscience de la réalité sociale, à « créer des images qui synthétisent la force critique qui vient de la périphérie, des quartiers, des villages, etc. » (ibid.). Ces éléments définissent clairement un art de propagande. Mais ce n’est pas sur la pauvreté artistique de ces projets que doit porter la critique. Elle doit porter sur la croyance qu’une activité artistique séparée et spécialisée puisse participer à la transformation de la société.

« Les murs et le mobilier urbain […] sont intervenus pour se convertir en support pour les graffitis, les affiches, les pochoirs et les autocollants au contenu politique […]. Une intervention politique était suivie de nouvelles interventions plastiques qui enrichissaient les messages antérieurs. Tout ceci a modifié le paysage visuel de la ville, contribuant ainsi à la construction d’une image de la société rebelle. » (ibid., p. 236)

Le principe même de la séparation et de la spécialisation des artistes est ici exprimé sans détour. Et leur tâche est posée clairement : doubler la réalité sociale d’une image qui la conforte. Ce mécanisme de reproduction spectaculaire de la lutte est particulièrement à l’œuvre chez les vidéastes. Grâce à eux, tout le mouvement est instantanément mis en spectacle, ce qui contribue à sa passivité, malgré toutes leurs velléités révolutionnaires. Ainsi le 14 juin, lorsque la police tente de reprendre le zocalo, un vidéaste reçoit par téléphone un appel à l’aide. Il se rend sur les lieux. Pas pour se battre, mais pour filmer. Ça donne un DVD qui, dès le lendemain, est projeté sur tous les stands du zocalo réoccupé, et tout le monde le regarde avec intérêt. Cette passivité, cette auto-contemplation va à l’encontre de l’approfondissement du mouvement, elle fait partie de la limitation du mouvement à l’affirmation de soi, à la défense de ses propres catégories contre le grand capital.

« Ce DVD a été important pour le mouvement… Je pense que ce film a posé encore plus de problèmes à l’État, parce qu’on y opposait des images réelles aux démentis des politiciens à propos de la répression du 14 juin » (ibid., pp.179-180)

Dans un mouvement qui consiste en l’affirmation de certaines catégories sociales revendiquant leur place dans la société du capital, les artistes ont tout le loisir de faire valoir leur spécialisation et de produire des «images réelles». Ils sont à leur place dans un mouvement qui ne vise pas la négation de l’ordre existant, mais son aménagement pour donner, ou rendre, leur statut aux enseignants et aux peuples indigènes. Les artistes croient dépasser leur isolement essentiel en donnant un contenu politique à leurs œuvres. En réalité, ils galvaudent leurs recherches formelles (quel que puisse en être l’intérêt) en propagande, en célébration auto-satisfaite du mouvement par lui-même.

    1. Analogies avec le mouvement ouvrier traditionnel

2.3.1 – Deux confusions

La « commune » de Oaxaca véhicule des images évoquant le passé révolutionnaire du prolétariat, et cela a souvent engendré une mauvaise appréciation du mouvement, de deux façons simultanées et intimement liées l’une à l’autre.

De la sorte, il est impossible d’attribuer à la « commune » de Oaxaca un caractère révolutionnaire communiste, ou même simplement prolétarien, sous prétexte qu’elle a comporté des épisodes ressemblant au modèle de l’insurrection ouvrière du 19° siècle. Une telle ressemblance n’existe pas, et le modèle est de toute façon périmé. Anticipant sur la suite, il faut dire ici qu’une insurrection du prolétariat suffisamment puissante pour comporter un potentiel communiste ne ressemblera en rien à la « commune » de Oaxaca. Notre époque porte un contenu et des pratiques révolutionnaires tout autres. Reste à comprendre sur quelles bases a pu se faire une assimilation aussi fallacieuse.

2.3.2 – Ressemblances… et différences

À Oaxaca comme dans le mouvement ouvrier traditionnel, le processus « révolutionnaire » consiste en l’affirmation de soi par une classe ou une catégorie sociale contre la classe dominante, et cela engendre des formes similaires de lutte. Dans les deux cas, la « révolution » s’attaque à un ennemi considéré comme extérieur, dont la destruction doit libérer le noyau authentique du sujet révolutionnaire. Dans le mouvement ouvrier traditionnel, il s’agit de libérer la puissance productive du prolétariat, de faire confiance à son savoir-faire dans le travail. Dans la «commune» de Oaxaca, il s’agit d’une part d’affirmer la capacité démocratique des citoyens-enseignants et de leurs alliés à gérer la ville et la province de Oaxaca contre le grand capital international, et d’autre part de donner le pouvoir aux formes traditionnelles de vie des peuples indigènes, dont les communautés et les territoires sont également laminés par le développement capitaliste international. Dans tous les discours qui se sont tenus à Oaxaca, on ne trouve rien contre l’école, rien contre l’organisation de la production, rien contre le (petit) commerce. Au contraire, puisque c’est précisément ces catégories que la «commune» glorifiait.

Parmi les analogies que la « commune » de Oaxaca présente avec le mouvement ouvrier traditionnel, il y a d’abord la manifestation de masse, dont nous avons déjà parlé. On trouve aussi la barricade, qui défend un territoire base de l’affirmation de soi des révolutionnaires. Mais il y a aussi des différences. En juin 1848, les barricades parisiennes se construisirent peu à peu selon un mouvement géographique de rapprochement des lieux de pouvoir, essentiellement l’hôtel de ville (cf. Eric Hazan, L’invention de Paris, Seuil 2002, p. 358). Bien que n’obéissant pas à des chefs politiques et militaires, les barricades avaient une logique offensive contre les lieux du pouvoir de la bourgeoisie. Rien de tel à Oaxaca. La Commune de Paris offre-t-elle plus d’analogies avec Oaxaca ? Oui et non. La Commission des barricades de la Commune – très militarisée – avait imaginé un système de fortifications à deux enceintes tout autour de la ville. Fin mai, ce système était loin d’être en place. Au moment de l’entrée des troupes de Thiers dans Paris, un double mouvement a lieu. D’une part, les militaires fédérés se mettent à organiser comme ils le peuvent les défenses contre l’avancée des versaillais. On assiste à une série de constructions de barricades qui reculent progressivement vers l’Hôtel de Ville d’abord, vers la Bastille et la mairie du 11° arrondissement ensuite. Ces constructions sont en général organisées par des officiers. Le peuple de Paris participe. D’autre part, des soldats et des prolétaires construisent des barricades surtout pour défendre leurs quartiers, voire leurs rues. Lissagaray, témoin et historien de la Commune, s’en désole. Au moment de l’offensive versaillaise, des soldats quittent les positions défensives extérieures de Paris et disent aux officiers qui cherchent à les retenir: « c’est maintenant la guerre des barricades, chacun dans son quartier » (Histoire de la Commune de 1871, Maspéro 1967, p. 313). Lissagaray: « On verra des centaines d’hommes refuser de quitter le pavé de leur rue, ignorer le quartier voisin qui agonise, attendre immobiles que l’ennemi continue de les cerner » (ibid.); « les fédérés ne virent pas plus loin que leurs quartiers, voire que leurs rues » (id., p. 322). Et il déplore qu’on ne puisse pas obtenir de déplacement tactique de la part des combattants: « les fédérés s’obstinent de plus en plus à garder leurs quartiers » (id., p. 328).

À Oaxaca, les barricades sont là d’une part pour délimiter et défendre le centre-ville « qui est à tout le monde et à personne », et qui tient lieu de « commun ». D’autre part elles défendent les quartiers d’habitation contre les commandos de nervis qui passent dans les rues en tirant au hasard. Derrière les barricades du centre-ville s’élabore une occupation festive qui est plus occupée à construire des stands et tenir des assemblées qu’à étendre son territoire ou à le réorganiser en fonction de l’avancée ennemie. Quand l’APPO fait bloquer les administrations, ce n’est pas de façon destructive. Et on a vu que les barricades des quartiers tiennent plus de l’autodéfense citoyenne que de l’offensive ou de la défensive révolutionnaire.

Une différence manifeste entre Oaxaca 2006 et Paris 1871 réside dans la sauvagerie et la brutalité des combats de 1871. En particulier, les communards n’ont pas hésité pour se défendre à incendier de nombreux immeubles, officiels ou d’habitation. Il est vrai qu’il s’agissait d’un combat à mort contre une véritable armée et non, comme à Oaxaca, d’une opération de police – fût-elle massive et brutale. En outre, les barricades de Oaxaca se revendiquent comme base d’une identité territoriale. Peut-on parler d’identité territoriale pour celles de la Commune de 1871 ? Oui, mais à condition de préciser qu’il s’agissait d’une identité fortement citadine et anti-rurale. Car à cette époque l’assise sociale du pouvoir bourgeois réside encore largement dans la petite paysannerie, tandis que Paris représente « le progrès », et c’est à ce titre que la Commune voit la participation dans ses rangs, en plus de la classe ouvrière parisienne, de nombreux artisans, petit-bourgeois et intellectuels très enracinés dans la ville. En ce qui concerne Oaxaca, le rapport est quasiment inverse, puisque ce dont se défend la «commune » porte les marques de la fraction du capital la plus avancée (quoi qu’on en pense), tandis que la classe ouvrière brille par son inaction, dans une « commune » qui cherche plutôt à maintenir ses arrières semi-rurales.

Un autre aspect de la « commune » de Oaxaca fait penser aux insurrections passées du prolétariat : le non-respect de la propriété capitaliste. Comme dans les insurrections ouvrières, les « révolutionnaires » de Oaxaca se sont saisis de fractions de capital pour mener à bien leur lutte. Est-ce que cela suffit à faire de Oaxaca un exemple d’attaque du mode de production capitaliste ? Il faut d’abord remarquer que l’usurpation de la propriété privée n’est pas en soi un acte révolutionnaire. On a vu par exemple des pillages de supermarchés dans des situations de catastrophe naturelle qui n’avaient rien à voir avec une rupture insurrectionnelle. On peut aussi penser à des situations de guerre, de nettoyage ethnique, dans lesquelles l’usurpation de la propriété privée est pratiquée sans aucune visée révolutionnaire. Il faut ensuite remarquer que, à Oaxaca, les saisies n’ont pas été massives. Pendant la révolte, l’échange continue et l’argent circule. En particulier, les révoltés ont réquisitionné des moyens de transport, des autocars. Mais à part cet exemple, on aurait du mal à repérer des véritables prises de possession de capitaux actifs parmi les saisies. Le capital, grand ou petit, restait généralement en dehors du champ d’action, ou encore la saisie était négociée :

« Des fois, les propriétaires, les petits, ceux qui n’ont pas plus d’un ou deux véhicules, venaient nous parler, très cordiaux, pour qu’on comprenne leur situation, et on comprenait […]. Quand on voyait que c’était une entreprise qui n’était pas multinationale, pas trop grande, on décidait souvent de rendre le matériel, ou on l’échangeait contre un camion rouillé […]» (cité par Pauline Rosen-Cros, op. cit., p. 192)

Malgré cette distinction, des barricadiers proches d’un supermarché appartenant à une multinationale renoncent, après délibération, à l’attaquer. L’explication est multiple (présence de la police à proximité, crainte d’une campagne médiatique hostile en cas de pillage), mais la raison fondamentale est bien exprimée en conclusion : « On était avant tout un groupe d’auto-défense bien organisé » (ibid., p. 194).

Les stations de radio-TV ont été un autre élément important dans les saisies de la «commune» de Oaxaca. On a vu plus haut comme une manifestation de femmes a fini par occuper et utiliser Canal 9, station publique. D’autres stations seront occupées après que le pouvoir eut repris possession de Canal 9, le 21 août. À Canal 9, les femmes commencèrent à émettre le jour même de l’occupation, parlant de leurs problèmes propres mais pas seulement. Elles revendiquaient une information honnête et donnèrent la parole à ceux et celles qui voulaient. Elles poursuivaient l’idée d’un mass-media qui soit interactif, ce qui est une contradiction dans les termes, comme elles le disent explicitement:

« À la radio, on lisait les accords de l’APPO et on demandait au peuple son avis, même si souvent il n’était pas pris en compte […] Pendant 21 jours, les femmes ont eu le pouvoir, le pouvoir conféré par les médias ». (ibid., p. 219)

En cela, la radio n’a pas été détournée : en gros on a remplacé la propagande de l’État par celle de l’APPO. À l’opposé de l’approbation unanime de l’action des femmes à Canal 9, il faut se poser la question : est-il envisageable qu’une insurrection du prolétariat s’empare des mass-média sans reproduire leur modèle, à savoir une parole sans réponse ? Ou alors faudra-t-il simplement les fermer ?

Dans l’ensemble, donc, la révolte de Oaxaca a épargné les capitalistes locaux, petits et grands. Le grand fait « insurrectionnel » de Oaxaca, a été, pour parler local, le plantòn sur le zocalo. L’occupation organisée d’un espace public (un common?) est caractéristique de l’action de la classe moyenne quand elle entre en lutte ouverte. C’est le mouvement des places, qui va de de la place de la Puerta del Sol à la place Tahrir, sans oublier notre place de la République. Ce mouvement se signale d’emblée comme un fait de la classe moyenne. Il est statique et pacifique. De plus, sa durée dans le temps montre par là que les catégories sociales qui le mènent ont des réserves. Les partisans des commons se sont félicité de la gratuité qui règnait sur la place de la Puerta del Sol. Mais cette gratuité résultait de la solidarité des commerçants et de la population madrilène, pas de pillages d’entrepôts. Ceux qui faisaient ainsi preuve de solidarité avaient des réserves. On ne sait pas si une gratuité analogue a existé sur le zocalo. Mais aucune source n’indique que tous les biens qui sont passés ou se sont accumulés sur cette place soient provenus de prises sur le tas dans un mouvement insurrectionnel.

Est-il si important de savoir comment les révoltés se sont procurés leurs vivres et les autres biens indispensables à leur action ? Ce qui compte, n’est-ce pas qu’ils aient ces biens à leur disposition ? Il y a en fait une différence importante dans la dynamique interne d’un mouvement « insurrectionnel » selon qu’il part de rien ou qu’il a des réserves. Dans le cas d’une solidarité entre membres de la classe moyenne, il y a certes lieu d’admirer l’abnégation de ceux qui donnent des marchandises, font cuire des soupes, apportent des couvertures, etc. Mais, presque par définition, ils se situent à la périphérie du mouvement. Les « vrais » révoltés, ceux qui occupent la place, sont débarrassés par la solidarité même de prendre en charge la question économique. La solidarité, qui n’est autre que l’utilisation des réserves de la classe en général, leur permet de se concentrer dans la sphère du politique. Or la prise en charge de la question économique, qui s’impose aux prolétaires parce qu’ils n’ont pas de réserves, implique une dynamique tout autre au mouvement insurrectionnel. Car il faut arracher les fragments de propriété capitaliste dont on a besoin. On ne s’empare pas de véhicules ou de produits alimentaires, de locaux ou d’armes comme on occupe une place, comme on barre une rue. Certes, la défense de ces positions peut être violente et héroïque, et cela a été le cas à Oaxaca. Mais cette action n’empêche pas que, pendant toutes les mois de l’occupation du zocalo, le mouvement a pu rester essentiellement passif par rapport au capital parce qu’il n’avait pas un grand besoin d’en prendre possession. À supposer que cela arrive, l’occupation d’une place par le prolétariat ne pourrait se faire sans de multiples attaques, par ailleurs, contre la propriété capitaliste, afin de prendre en charge la reproduction immédiate des insurgés. Et il est probable qu’alors la répression étatique ne tolérerait pas des semaines ou des mois d’occupation statique.

2.3.3 – La classe moyenne salariée en fer de lance du mouvement

La lutte est restée sous direction démocratique de la la classe moyenne : instituteurs, militants politiques, bureaucrates syndicaux, notables indigènes, etc. La classe moyenne a fédéré toutes les oppositions au grand capital mondialisé. La «commune» de Oaxaca a été un mouvement de défense de formes de démocratie censées garantir sa place à la classe moyenne. Le mouvement a rejeté la démocratie parlementaire, encore qu’avec un certain manque de conviction puisqu’il a fait la démarche constitutionnelle d’ingouvernabilité et qu’il n’a pas été unanime pour boycotter les élections de juillet. Mais dans l’ensemble, il a préféré la démocratie directe et participative de l’APPO.

Dans la multiplicité de ses composantes, la « commune » de Oaxaca a trouvé dans la classe moyenne son porte-parole naturel. Cette parole n’a pas été imposée par la classe moyenne aux autres parties prenantes du mouvement. L’APPO n’a pas détourné le mouvement d’objectifs plus radicaux, ou simplement différents, qu’il aurait eus au fond. Les instituteurs de base, les indigènes des colonias, les chômeurs et les zonards n’ont pas été dépouillés d’une action et d’une parole plus authentiques. Simplement, ils ont trouvé dans le discours de l’élite de la classe moyenne oaxaqueña (instituteurs, bureaucrates et militants) les principes qui leur convenaient : rejet de Ruiz en tant que représentant du grand capital international dans et par une autonomie locale, et donc aussi respect des traditions et coutumes locales. Pour les instituteurs, il s’agissait premièrement de défendre le base matérielle du prestige rattaché à leur fonction – à savoir leur niveau de rémunération, érodé par l’inflation. Parmi leurs nombreuses revendications, la plus importante portait sur la rezonification, c’est-à-dire l’indexation des salaires au coût de la vie et aux conditions d’enseignement. Pour beaucoup d’autres, et sans doute aussi pour les instituteurs, il s’agissait de préserver un mode de vie, fût-il misérable, contre celui, encore pire, qu’engendrait l’ouverture de la région au cycle mondial du capital. C’est pourquoi on ne peut pas dire que le discours politique de la classe moyenne salariée de Oaxaca a été imposé au prolétariat et aux autres couches inférieures de la société. Ce discours leur convenait.

2.4 – Le mouvement des femmes

Dans l’état de Oaxaca, le décompte de la population locale indique une disproportion démographique entre les hommes et les femmes, notamment parmi les moins de 30 ans (à 60% des femmes), probablement à cause de l’émigration de la main d’œuvre masculine. Mais cette particularité ne s’arrête pas au nombre. On a vu plus haut que des femmes se sont révoltées contre le partage des tâches que le mouvement et leurs compagnons leur attribuaient, et qu’elles ont manifesté, parfois massivement, pour s’y opposer. Certaines analyses insistent beaucoup sur cet aspect de la révolte. Tout comme les barricades ou la prise des bâtiments publics, l’existence d’une lutte des femmes à l’intérieur du mouvement est alors considérée comme une preuve supplémentaire de son caractère anti-capitaliste. En réalité, nous avons vu qu’il n’y a pas eu d’insurrection, et que l’activité du prolétariat a été extrêmement faible dans le mouvement. La prise en compte de la question féminine change-t-elle notre appréciation ? Pour répondre nous nous appuieront sur l’article de Barucha C. Peller, Women in uprising. The Oaxaca commune, the State, and reproductive labour (in «LIES», n. 1, 2012, pp. 125-144). Ce texte présente une lecture marxiste-féministe du mouvement. Selon l’auteure, la «commune» de Oaxaca était bel et bien une insurrection prolétarienne (elle ne dit pas « prolétarienne », mais on comprend qu’elle le pense) et anticapitaliste, dont la défaite s’expliquerait – entre autre facteurs – par le fait que les femmes, après un élan révolutionnaire initial, auraient été renvoyées aux tâches ménagères. Voici sa problématique :

« Que se passe-t-il quand, à la suite d’une rupture avec l’État et le capital, le cadre [framework, nda] des rapport sociaux capitalistes, comme la division sexuelle du travail et les rapports entre hommes et femmes, est reproduit à l’intérieur même d’une tentative de dépasser le capitalisme ? » (ibid., p. 129)

Ce texte est un cas d’école du fameux quiproquo qui amène tant de commentateurs à confondre lutte interclassiste et insurrection prolétarienne. Or, nous avons vu les limites de l’offensive «révolutionnaire» à Oaxaca. La reproduction de la division sexuelle du travail à l’intérieur du mouvement n’était, pour l’essentiel, qu’une conséquence de ces limites et de la reproduction du salariat par ailleurs. Examinons cela de plus près.

Son parti pris amène Peller à exalter l’occupation de Canal 9. On sait que cette occupation a eu lieu à la fin d’une grande manifestation de 10.000 femmes. Néanmoins, il faut rappeler que l’occupation elle-même ne fut menée que par 350 femmes (sur 10.000, ce n’est pas beaucoup). D’après Peller, les femmes de Oaxaca ont trouvé dans l’occupation un espace pour discuter entre elles ; l’apparition d’un espace non-mixte leur aurait permis de mettre sur la table leurs problèmes à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement : faible représentation féminine dans l’APPO, assignation des femmes aux tâches de cuisine et de nettoyage aux plantones, mais aussi violences conjugales, hostilité vis-à-vis de leur engagement dans le mouvement de la part de leurs compagnons, etc. Peller transcrit quelques propos :

« “Nous découvrions que notre histoire était pour chacune la même, une histoire faite d’abus perpétrés par nos maris, par nos frères, et de viols par nos patrons”, dit Eva, femme au foyer de 56 ans et membre du Colectiva Nueva Mujer  ». (ibid., p. 133)

« “Nous étions en train de combattre sur deux fronts différents – le système, et les hommes dans notre propre mouvement” – Eva ». (ibid., p. 135)

Le contrôle des émissions de Canal 9 a permis à ces femmes de s’exprimer et de lutter, en dénonçant publiquement leurs camarades sexistes ou en réclamant une répartition égalitaire des tâches de cuisine, de plonge, etc. derrière les barricades. Toutefois, Peller nous donne peu de détails sur le fonctionnement de l’occupation de Canal 9. Qui tenait les émissions ? Se faisaient-elles en espagnol ou en langue indigène ? Détails pas anodins, pour un état où le niveau d’instruction est très bas et une partie non négligeable de la population ne parle pas (ou mal) espagnol. Quelle était la composition de classes (au pluriel) dans le mouvement des femmes de Oaxaca ? Peller dit bien qu’il y avait des femmes de la classe moyenne, mais pas dans quelles proportions, et dans son analyse les institutrices apparaissent comme des prolétaires. Quoi qu’il en soit, la participation à l’occupation de Canal 9 n’a pas tardé à diminuer :

« La première nuit [de l’occupation de Canal 9] nous étions des centaines, mais petit à petit le nombre a décliné parce qu’il y avait des femmes qui avaient des enfants dont il fallait s’occuper, des maris, et cela nous a limité, dit Ita, enseignante de 55 ans du Colectiva Nueva Mujer. Il y avait des hommes qui n’étaient pas d’accord pour soutenir l’émission prise en charge par les femmes. Les maris de ces femmes ne les aidaient pas dans le travail domestique, comme s’occuper des enfants ou faire la lessive, de façon à permettre la participation des femmes à l’émission. Mais, pour beaucoup de femmes, c’était déjà bien que leurs maris les laissent y aller ». (ibid., p. 136)

Le texte fournit d’ailleurs une description assez précise des difficultés et des oppositions que les femmes de Oaxaca ont rencontré pour faire entendre leur voix à l’intérieur du mouvement :

« Il y avait des camarades qui se plaignaient du fait que «depuis le 1° août et la prise de Canal 9 ma femme n’est plus serviable». Plusieurs femmes ont subi des violences domestiques, et parfois même des tentatives de divorce ou de séparation, pour avoir participé aux plantones, aux manifs. Leurs maris ne prenaient pas bien l’idée que les femmes abandonnent les tâches ménagères et s’engagent politiquement. […] Une femme continua à défendre sa barricade avec une bras cassé – le fait de son mari voulant l’empêcher de descendre dans la rue ». (ibid., p. 137)

Outre l’opposition homme-femme à la maison, Peller considère en effet qu’il y avait aussi des oppositions dans le « camp » des femmes. On apprend que la COMO (Coordination des femmes de Oaxaca), formé le 31 août, a vite connu des contestations en interne et une scission :

« Les femmes qui se sont séparées du COMO étaient pour la plupart des femmes au foyer employées dans le secteur informel et d’autres ayant des divergences idéologiques avec les femmes de la COMO. Pour beaucoup, ces différences venaient de questions de classe. Selon certaines femmes, les privilèges de classes dans la COMO aboutirent à l’internalisation du patriarcat et de l’autoritarisme. Elles se sont rendu compte que les femmes plus éduquées ayant des emplois mieux payées revendiquaient des fonctions comportant la formulation des problèmes des femmes et prétendaient représenter toutes les femmes engagées ; cela entraînait l’occultation des besoins des femmes plus pauvres et plaçaient certaines femmes dans des rôles hiérarchiques ». (ibid., p. 139)

Cependant, est-il légitime de transformer cette scission en une « lutte de classe dans le mouvement des femmes » ? Si oui, il aurait fallu préciser quels changements elle avait entraîné ailleurs que dans le ciel des idées ou dans la micro-histoire des groupuscules. Et encore : combien de femmes y avait-il dans la COMO ? Combien dans le Colectiva Nueva Mujer ? Ces groupements existaient-il en dehors de la ville de Oaxaca ? Ni le texte de Peller ni d’autres ne fournissent de précisions à ce sujet.

Comme nous le disions au début, Peller pense que l’ensemble de ces conflits – entre hommes et femmes, et entre femmes pauvres et femmes privilégiées – contribuent à expliquent le reflux de l’ « insurrection ». En fait, c’est l’absence d’insurrection qui explique ces conflits, et surtout la nature des enjeux. Car les conflits homme-femme dont nous parle Peller ne portent que sur l’égalité des genres et non pas sur leur critique. Ni dans le discours ni dans la pratique, la famille n’est remise en cause, et dans le mouvement il s’agit simplement d’égaliser un peu le poids des corvées ménagères et le temps de parole, ainsi que de dénoncer le machisme ambiant. La grève et l’engagement des institutrices – qui représentent un tiers du personnel enseignant – a fonctionné comme centre d’attraction pour d’autres femmes qui en avaient assez de la situation qui leur était faite. Il s’agissait d’une lutte pour l’égalité, à l’intérieur du mouvement et dans la société. Ces femmes avaient certainement de bonnes raisons pour la mener. Mais cette lutte, même en tant que lutte pour l’égalité, ne pouvait pas aboutir. En premier lieu, il est bon de rappeler que, pour l’essentiel, l’activité de grève se limitait aux enseignants, dans un mouvement qui s’est déroulé pour une bonne partie pendant les vacances scolaires. Pour tous (et toutes) les autres, à peu de choses près, le cadre du salariat formel et informel se reproduisait normalement, et le fait qu’il ne soit pas très développé dans la région ne change rien à la chose. En deuxième lieu, on peut supposer que les coutumes indigènes n’étaient pas exemptes d’une bonne dose de machisme, malgré l’éloge dont elles font l’objet dans la «commune». Il n’y à rien à sauver là-dedans. Pourtant ces coutumes, et leur mise en valeur idéologique, ne semblent pas avoir été contesté, ni par des femmes ni par d’autres.

Toujours est-il que, hormis la grande manifestation du 1° août, on ne voit pas de suites très massives. Vraisemblablement, la plupart des femmes qui avaient participé à la manifestation sans être des institutrices sont retournées à leur vie habituelle, se contentant de ce que la question de l’égalité soit inscrite formellement dans l’agenda éclectique de l’APPO. Celles qui ont refusé ce retour à la normale ont dû faire face à leurs maris qui attendaient qu’on leur prépare le dîner après le boulot. Ni plus, ni moins.

3 – Conclusion

La «commune» de Oaxaca s’est caractérisée par une grande diversité sociale. Si les enseignants sont à l’initiative au départ, la répression du 14 juin entraîne un élan de solidarité qui fait entrer dans l’action d’autres catégories sociales. Très vite, les enseignants ont reçu le soutien des étudiants, des commerçants et d’une partie de la « société civile », c’est-à-dire des innombrables associations et groupes politiques qui formeront l’APPO. De la même façon, les jeunes des rues se sont joints aux barricades et à l’occupation du zocalo. Il faut enfin mentionner les peuples indigènes qui étaient aussi représentés à l’APPO. Au cours du mouvement (mi-août), les travailleurs de la santé se sont mis en grève. On ne sait pas pour combien de temps. C’est la seule grève qui est mentionnée dans nos sources, à part bien sûr celle des enseignants. On n’entend pas parler d’usines en grèves, d’ouvriers révoltés, de chômeurs avec des pratiques spécifiques, etc. Pourtant l’état de Oaxaca n’est pas complètement dépourvu de grande industrie (22% de la population active), d’entreprises d’extraction et de transformation de matières premières notamment (mines, puits de pétrole, raffineries, centrales électriques). Certains récits font état d’une vague de grèves éclatée dans les secteurs minier et métallurgique, parfois avec occupation des sites, à partir de février 2006. Ces grèves ont en effet eu lieu, mais pas dans l’état de Oaxaca. Quelques unes – comme celle de 142 jours à l’usine Sicartsa de Lázaro Cárdenas (Michoacán), deuxième plus grand établissement de sidérurgie d’Amérique Latine de l’époque – se sont déroulées au même moment que les événements de Oaxaca, mais la « commune » n’a pas cherché une jonction avec elles. Ce sont les commentateurs militants d’autres pays qui ont voulu voir un lien entre les deux. Ils se sont trompé. Les prolétaires qui ont participé au mouvement ne se sont pas fait connaître en tant que tels. Malgré quelques discours contraires, l’activité du mouvement s’est peu attaquée au capital lui même. Elle a essentiellement protesté contre l’influence délétère du grand capital sur l’État, personnifié par le gouverneur Ulises Ruiz.

Depuis les années 1980, les enseignants revendiquaient à date fixe. Leur mouvement, devenu habituel, affirmait chaque année leur place dans une société pauvre, peu industrialisée, comportant encore de nombreux éléments traditionnels. En raison de leur bilinguisme, la place des enseignants comporte un rôle de «bouche-trous» : ils aident la population locale dans les démarches administratives, se déplacent ou s’installent dans de zones reculées, et achètent parfois de leur poche une partie du matériel scolaire. En 2006, la revendication annuelle a tourné différemment. On ne sait pas pourquoi, cette année-là, le gouverneur a choisi la répression forte. Les enseignants étaient en grève depuis le 22 mai. Pour soutenir leurs revendications, ils ont campé sur le zocalo, bloqué des routes et l’aéroport, manifesté, etc. Le 14 juin, la police a attaqué les campements sur le zocalo et dans les rues avoisinantes. Mais elle a échoué, et le plantón a repris pour plusieurs mois durant lesquels l’idéal démocratique d’une société protégée de la mondialisation du capital a été décliné de mille façons. La révolte a été profonde, courageuse, inventive. Elle s’est donné les oripeaux d’une révolution ouvrière, mais il n’y avait pas d’ouvriers.

La lutte contre le capital a surtout été une protestation contre le grand capital, contre l’influence américaine, contre le PPP, mais de plus cette lutte s’est faite « de l’extérieur ». Ce n’est pas en tant que salariés des multinationales que les oaxaqueños se sont révoltés, mais en tant que victimes collatérales de l’implantation de ces firmes dans la région. La « commune » de Oaxaca, y compris ses jeunes chômeurs et ses indigènes, a revendiqué une socialisation pré-mondialisation dont le capital ne serait nullement exclu, pourvu qu’il reste raisonnable.

Quel rapport avec les problèmes d’une révolution communiste à notre époque ? C’est du point de vue du rapport de classe à l’échelle mondiale qu’il faut aborder la question. Dans des pans entiers de la planète, la mondialisation du capital prolétarise des petits paysans, des métayers et autre figures pré-capitalistes sans compenser cette prolétarisation par une implantation significative de capitaux industriels sur place, et donc sans création d’emplois en nombre suffisant. Dans ces conditions, la seule perspective est souvent l’émigration, et dans ce cas les salaires des émigrés permettent la reproduction d’autres personnes restées au pays. Aujourd’hui, le volume total de ces transferts d’argent est supérieur à l’ensemble des aides publiques au développement. Selon le dernier rapport annuel du Fonds International pour le Développement Agricole (IFAD) Sending money home (2017), le flux mondial de ces envois est passé, de 2007 à 2016, de 296 à 445 milliards de dollars. Dans ce total, 69 milliards de dollars ont été envoyés des États-Unis vers l’Amérique centrale et méridionale, dont 40% au Mexique. Après le pic de décembre 2007, les envois des immigrés mexicains résidant aux Etats-Unis ont baissé pendant quelques années, mais depuis fin 2011 ils ont repris (+4,8% en 2015). La moitié environ des ces sommes va vers les états du sud-ouest du Mexique: Michoacán (10,2%), Guanajuato (9,1%), Jalisco (9%), México (6,3%), Puebla (5,5%), Oaxaca (5,2%), Guerrero (5,2%). S’il est vrai – comme nous l’avons dit ailleurs – que le prolétariat périphérique ne fera pas une révolution «sous-développée», son soulèvement n’est pas indépendant de tout un ensemble de conditions, dont les transferts de valeur (de la force de travail) du centre vers la périphérie font partie. Pour l’état de Oaxaca, leur volume équivaut à presque un dixième de son PNB nominal. Aussi imprécis soit-il, cet indicateur montre à quel point la reproduction de la force de travail dans les pays périphériques dépend d’autre chose que du seul contexte local – n’en déplaise aux touristes militants. Tant que ce système de transferts fonctionne, il constitue un puissant soutien au statu quo. Seule une crise majeure entraînant un assèchement des salaires des émigrés peut le déstabiliser. Une telle crise ne rendra pas impossible tout interclassisme, mais obligera le prolétariat des périphéries à se manifester en tant que tel, même au sein d’une lutte interclassiste véritable comme celle de l’Egypte de 2011-2014.

Faute d’une telle apparition, les enseignants ont subordonné leurs revendications économiques à celles, plus politiques, de la «commune». Ils pouvaient se le permettre. De plus, la participation des enseignants à la lutte n’a pas duré jusqu’au bout : le moment venu (28 octobre), la direction de la section 22 a quitté l’APPO comme l’on quitte le navire qui coule, tandis qu’elle menait à bien la négociation sur ses revendications propres, dont les principales furent satisfaites8. Le compromis a duré quelques années, mais avec la reforme de l’éducation votée en 2013, l’État mexicain a finalement affiché sa volonté d’en finir avec l’indiscipline, les privilèges et le prestige social des enseignants de Oaxaca. Pendant l’été 2016, leur résistance à l’application de cette réforme a failli susciter un remake du mouvement de 2006. Mais les transformations intervenues dans le tissu socio-économique de la région, les scandales et les accusations de corruption qui frappent les leaders de la section 22, l’épuisement de la population face à la répression, semblent avoir sapé les bases du consensus frontiste de 2006.

B.A. – R.F.

octobre 2017


Notes :

1 Ana Margarita Alvarado Juárez, Migración y pobreza en Oaxaca, in «El Cotidiano», n. 148, mars-avril 2008, p. 86.

2 Gilles Dauvé, Karl Nesic, Au-delà de la démocratie, L’Harmattan 2009, p. 142.

3 Cf. Alejandra Mizala, Hugo Nopo, Teachers’ salaries in Latin America : How much are they (under or over) paid ?, IZA 2011.

4 Cf. Gladys Lopez-Acevedo, Teachers’ salaries and professionnal profile in Mexico, World Bank 9/2004.

5 Le bilan de la répression – 20 morts, entre 75 et 100 disparus, et des centaines de blessés et emprisonnés, dans le cas de Oaxaca 2006 – doit, lui aussi, être replacé dans ce contexte.

6 Cf. La commune de Oaxaca a vécu, in «Échanges», n. 119, hiver 2006-2007.

7 Georges Lapierre, La voie du jaguar, op. cit., pp. 27-35.

8 Isidoro Yescas Martínez, Movimiento magisterial y gobernalidad en Oaxaca, in « El Cotidiano », n. 148, mars-avril 2008, pp. 70-71.