Nous publions ci-dessous les deux premières parties d’un texte de la revue italienne Il Lato Cattivo. Ce texte a été rédigé à partir des présentations du numéro 2 de la revue. Par rapport à celle qui circule déjà sur différents sites, la présente traduction a été légèrement corrigée par les auteurs.

Introduction

Au cours des quatre rencontres consacrées à la présentation du deuxième numéro de « Il Lato Cattivo », nous avons tenté d’esquisser les contenus de la revue, ainsi que son orientation générale sous-jacente, de la façon la plus synthétique et adéquate à l’exposition orale. La forme même de la rencontre publique imposait un travail d’écrémage sur les matériaux de départ ; il en est ressorti un digest sûrement schématique et assez appauvri : pour dire tout ce qu’on aurait voulu dire, il nous aurait fallu une journée entière ; et pour le dire de la façon la plus satisfaisante, il aurait fallu de nouveau avoir recours à la parole écrite – qui a certainement beaucoup de défauts, mais permet une marge de réflexion et une recherche de la bonne formule que la parole parlée ne concède pas.

L’exercice s’est révélé tout de même stimulant. Il en a été ainsi pour ceux qui se sont préparés et ont exposé, et – on l’espère – également pour ceux qui ont eu la patience d’écouter. Quoi qu’il en soit, le brouillon initial a été ultérieurement retravaillé en tenant compte d’une part des évolutions les plus récentes intervenues à différents niveaux, et d’autre part des interventions faites par certains camarades au cours des rencontres – questions et remarques qui nous ont paru justifier des éclaircissements et des précisions ultérieures, ou tout simplement la reformulation écrite des réponses fournies à l’occasion des présentations. Ce qui suit est donc un petit condensé des rencontres de novembre 2016 (Turin et Milan) et mars 2017 (Rome et Viterbe), de ce qui y a été dit et des réactions suscitées. Nous espérons qu’il s’avère utile, aussi bien pour ce ceux qui étaient là que pour ceux n’y étaient pas.

Enfoncer les clous

Il Lato Cattivo (« Le mauvais côté ») est une revue éditée par un petit noyau d’individus qui s’est formé entre les années 2010 et 2011, sur la vague de la crise et de la révolte grecque de décembre 2008, et sur l’idée de fond que ces deux événements (en particulier) auraient redonné un sens au mot « révolution », et ainsi réactivé le lien complexe et non automatique, mais tout de même existant, entre crise et communisme. Aujourd’hui ce petit noyau, réduit au minimum, se partage entre Bologne et la région parisienne. Au cours de ces six années, deux numéros de la revue ont été publiés sur papier ; la cadence de publication est donc décidément irrégulière. Outre la revue, nous avons également un blog dans lequel nous publions des matériels anciens et nouveaux qui nous semblent susceptibles d’intégrer, d’enrichir, ou de confirmer les contenus de la revue ; dans le même esprit nous publions et diffusons d’autres matériels papier. Sans s’étendre sur ces aspects un peu formels, il suffit de dire que ces activités, pour un petit noyau comme le nôtre, impliquent – si l’on tient compte du nécessaire travail de documentation sur les évolutions économiques et sociales actuelles, de traduction de textes provenant de l’étranger, de consultation d’archives diverses et variées etc. – un engagement et une dépense de temps considérables. Engagement et temps qui seraient depuis longtemps épuisés s’ils avaient comme objectif des résultats immédiats. Tout cela pour dire que nous travaillons sur le long terme.

Notre revue porte comme sous-titre Éléments de théorie du communisme. Il est donc opportun de clarifier ce que nous entendons par « communisme » et par « théorie ». Quelques mots clefs suffiront :

Il est bon de préciser que l’ensemble de ces propositions est un résultat historique qui découle de  la vaste trajectoire du développement du capital et des luttes de classes qui l’ont façonné. Il ne s’agit pas de « vérités » qui auraient manqué aux révolutions ratées d’hier et grâce auxquelles l’histoire aurait pu être différente, mais du produit de l’histoire telle qu’elle s’est effectivement déroulée (nous y reviendrons).

Conformément à ces lignes directrices, la « théorie du communisme » définie de la sorte s’articule autour de trois axes qui se développent aussi bien parallèlement qu’en s’entrecroisant : a) la critique de l’économie politique telle qu’elle a été fondée par Marx et développée par une partie ultra-minoritaire de sa postérité ;  b) un analyse de phase sur la base de cette critique ; c) la projection théorique du dépassement communiste, qui n’est pas immuable mais sujette à de puissantes discontinuités historiques.

Le mode de production capitaliste, bien que ne mutant pas dans sa structure essentielle, a une histoire qui peut être sous-divisée en grandes périodes qui présentent des caractéristiques homogènes en termes de conditions de l’exploitation dans le procès de production immédiat, de formes de l’accumulation, de division internationale du travail, de gestion de la lutte de classe de la part de l’État, ainsi qu’en termes de pratiques de lutte spécifiques du prolétariat dans le cadre de ses luttes quotidiennes ainsi que dans des mouvements de plus ample portée ; et ce sont ces dernières qui, en définitive, fournissent le matériel dont il est possible de déduire les traits et le contenu révolutionnaire qui pourront se manifester à un moment donné. Les sédiments des cycles historiques de la lutte des classes se superposent les uns sur les autres comme des strates géo-archéologiques ; au-delà d’un certain seuil, ce processus impose à la théorie d’en saisir les discontinuités, qui sont aussi des discontinuités de la théorie. Parvenue à un certain degré de développement, c’est ce qui arrive à toute forme de connaissance de la nature et de l’histoire, qui perd alors son intuitive « ingénuité » et « fraîcheur ». C’est un fait normal, qui n’a rien d’inexplicable.

Les trois axes que nous venons de mentionner, constituent l’ossature de l’activité théorique telle que nous l’entendons, mais ne l’épuisent pas, puisque tout aspect de l’activité humaine – alimentation, sexualité, culture, art, rapport humain/nature et ainsi de suite – peut être pris comme objet par la théorie communiste, laquelle – comme le personnage de Méphistophélès dans Faust – affirme clairement que tout ce qui existe mérite de périr. Même au prix de l’isolement, et sans peur de tomber sous le coup de l’accusation d’utopisme : contrairement aux espoirs d’un Engels qui, lui, voyait l’histoire du communisme comme un voyage aller-simple de l’utopie à la science et qui mettait en parallèle les développements du christianisme et du communisme comme un passage radieux et progressif de l’underground de la secte au mainstream de la grande Ecclesia (à l’époque la social-démocratie allemande), après chaque grande défaite historique ce sont les catacombes et l’esprit sectaire qui sauvent. Vice versa, le devenir-institution a toujours été synonyme de sclérose.

Il est légitime de se demander à quoi pourrait servir le type d’activité théorique décrite jusqu’à présent dans ses grands traits. Au risque de décevoir, il faut dire que la question de sa fonction, de son utilité, est destinée à rester une énigme. La théorie du communisme n’est pas un manuel pour « faire la révolution » ; elle ne fournit pas – ni à ses fauteurs, ni à ses lecteurs – une quelconque garantie sur la centralité que leur action pourrait avoir dans le cadre d’une éventuelle situation révolutionnaire à venir. De façon plus générale, cela vaut également pour les élaborations qui – tout en posant d’une façon plus ou moins adéquate la question du dépassement violent de l’ordre social existant – ne se référent pas théoriquement au communisme ; et aussi pour toutes les orientations et les parcours que l’on peut qualifier comme activistes, et qui font de façon variable référence aux luttes immédiates sur les lieux de travail ou à l’extérieur – que ce soit pour les « organiser », les « relancer », les « étendre » ou les « radicaliser ». La révolution n’est pas le monopole privé d’individus ou de groupes, on en acquiert aucun titre de propriété, ni grâce à de petites médailles d’expérience praticienne (« le salut par les œuvres »), ni grâce à un savoir haut de gamme en tant que tel (« le salut par la foi »). Nous devons accepter l’idée de n’avoir aucune garantie. Ceci ayant été posé, la théorie sert avant tout à ceux qui la portent: continuer, contre tous et tout, à penser la société actuelle comme un phénomène historique et transitoire, est déjà une manière de résister, pour imperceptible qu’elle soit, à la chape de plomb oppressive que cette même société fait peser sur chacun d’entre nous. Et dans la mesure où – pour des raisons difficilement explicables, mais qui ne se réduisent pas à une question psychologique ou de biographie personnelle – nous avons été amenés à nous poser le problème de la révolution et du communisme, autant le faire de la façon la plus systématique et rigoureuse possible. Ceci dit, on pourrait encore nous demander pourquoi nous nous adressons à d’autres, et qui sont ces « autres ». Quelles que soient les difficultés que l’on peut rencontrer dans sa lecture, Il Lato Cattivo ne s’adresse pas aux universitaires et se fiche au plus haut degré des académies. Dans une perspective ample dans le temps et dans l’espace, à l’intérieur de laquelle il faut d’abord reconnaître l’extrême petitesse de nos forces face à l’immensité du monde, la fonction immédiate de la revue et des autres canaux de diffusion que nous utilisons, est celle de permettre des rencontres – des rencontres avec des camarades d’affinité, proches et lointains, que nous ne pourrions que difficilement connaître autrement. À moyen terme, l’ambition serait de provoquer un tri dans toute la mouvance qui se définit anticapitaliste, dans le sens d’une séparation plus nette, plus profonde, entre capitalisme et communisme, entre révolution et contre-révolution. Tout moment de reprise révolutionnaire connaît ce type de « partage des eaux » où les fractures au niveau théorique ou idéologique sont productives, utiles comme « la fièvre qui libère l’organisme de la maladie », car elles expriment des tensions profondes dérivant de la crise de l’exploitation. En l’absence ou dans l’attente de telles tensions, lorsque la contre-révolution domine, il est malgré tout possible de « limiter le déshonneur » : ne pas céder à l’idéologie dominante, rester lucides, participer aux luttes immédiates lorsque l’occasion se présente, développer une compréhension cohérente de la réalité, attirer l’attention des milieux les plus proches sur des questions pouvant polariser ou révéler des tensions opposées qui les traversent : pour ou contre l’alternativisme, les luttes de libération nationale (ou ce qu’il en reste), les nostalgies pré-capitalistes, la mémoire militante etc. ? En gardant toujours bien présent à l’esprit que, de la même façon que tout positionnement renvoie toujours plus ou moins directement à des activités, sa critique comporte également une orientation pratique, ne serait-ce qu’en négatif (ce qu’il ne faut pas faire).

Mots d’hier, mots d’aujourd’hui

Le rejet de la notion de « période de transition », de « socialisme inférieur », de « programme » etc. qu’intègre le concept de communisation n’équivaut pas à nier le caractère processuel du passage révolutionnaire ou la médiation temporelle que celui-ci nécessairement comportera, comme si une sorte de paradis communiste déjà tout prêt pouvait tomber du ciel d’un jour à l’autre. La destruction des rapports capitalistes à l’échelle mondiale durera certainement quelques dizaines d’années, peut-être plus. Parler de communisation signifie nier que le passage au communisme puisse être victorieux sans tendre nettement et d’emblée à la négation de ces rapports. Plus précisément, cela signifie nier toute actualité et valeur révolutionnaire aux formes crypto-marchandes envisagées et parfois pratiquées par les trois courants du socialisme historique (marxisme, anarchisme et syndicalisme révolutionnaire), afin de remplacer – ne serait-ce que de façon provisoire, après la conquête ou la suppression de l’État – les rapports de production et de distribution capitalistes (système des bons de travail, échange de produits entre entreprises auto-gérées, etc.). Bien que cela puisse sembler tautologique, le passage au communisme ne proviendra de rien d’autre que du communisme lui même, c’est-à-dire du fait que des masses humaines suffisamment importantes auront commencé à produire sans aucune contrepartie matérielle ou monétaire. Contrairement à l’idée que s’en fait le bon sens commun, c’est seulement sur cette base que pourra émerger une consommation également libre de toute contre partie, c’est à dire « gratuite ». Une telle transformation ne peut attendre d’avoir vaincu militairement telle ou telle autre fraction de la classe capitaliste, dans telle ou telle autre partie du globe, et encore moins de l’avoir vaincu à l’échelle mondiale. La destruction intégrale de l’appareil d’Etat bourgeois (parlement, gouvernement, administration, armée, police) et la dispersion de ses soutiens à l’intérieur de la population (corps intermédiaires etc.) ne peut se produire que de façon simultanée et liée à la véritable « expropriation des expropriateurs », laquelle ne se décrète pas comme un acte de vente ou une nationalisation (en tous cas un changement de propriété juridique), mais se pratique matériellement par l’expropriation de tout ce qui sert à la vie et à la lutte des prolétaires insurgés. Pour vaincre, ceux-ci sont contraints de nier leur condition de « sans réserves » : s’ils restent tels quels – insurgés mais à mains nues, et séparés des moyens pour vivre – ils sont déjà morts. Le concept de communisation – différent en cela de celui de socialisation (des moyens de production) – n’indique ni une transformation pacifique et/ou graduelle, ni un acte de nature juridique, inhérent aux seuls rapports de propriété : on se réfère clairement à un contexte insurrectionnel, de déchaînement de la violence (y compris armée), et à un chamboulement dans la manière de reproduire la vie matérielle dans son sens le plus « terrestre » qui soit.

En affirmant que le passage au communisme n’est pas une « transition », au moins dans l’acception que ce mot a pris dans l’histoire des doctrines socialistes – à savoir celui de la coexistence d’un mode de production ascendant et d’un mode de production déclinant –, nous voulons insister sur le fait que le MPC – comme nous l’avons déjà dit – ne génère en son sein aucun mode de production embryonnaire. Nombreux sont ceux qui ont voulu voir les signes d’un tel mode de production embryonnaire dans le caractère social du mode de production capitaliste, par opposition au caractère privé de l’appropriation. De cette manière, on fait de la contradiction fondamentale du MPC – totalement interne aux rapports de production – une « contradiction » entre production et distribution : il ne resterait alors plus qu’à « socialiser » la seconde et tout serait réglé. Balivernes ! Le but de la production capitaliste est d’extorquer de la plus-value. Cela ne se traduit pas exclusivement par le rapport de subordination qui fait courber la tête de l’ouvrière devant le dirigeant ou le petit chef – rapport entériné par l’inégalité de leurs « pouvoirs d’achat » respectifs en dehors du lieu de travail. Au-delà de l’ouvrière et de qui la commande il y a tout un monde environnant : la machinerie, la chaîne de production et l’usine, les transports, la ville, l’appartement, la famille, les courses au supermarché etc.. Les rapports de production façonnent et se reflètent dans une configuration matérielle : la machine, la chaîne de production et l’usine sont conçues de façon à privilégier nécessairement certains critères plutôt que d’autres (la rentabilité plutôt que la santé par exemple), les marchandises disponibles au supermarché et les formes d’habitat doivent permettre une reconstitution rapide et peu onéreuse de la force de travail, etc. Aucun de ces aspects n’aurait le privilège de rester immuable sous les fourches caudines du passage au communisme. La suppression de la séparation du travailleur des moyens de production et de subsistance ne viendra pas d’une sorte de droit moral ou historique du travailleur au produit de son travail, et ne peut être assimilée à l’acte du « propriétaire légitime » qui remet les mains sur ce qui lui aurait été « volé »3. Si cette conception a été pendant tout un temps prédominante, cela tient au fait que le travailleur déjà détaché des moyens de subsistance avait cependant encore en main la qualification, la maîtrise du procès de production ; elle perd de sa pertinence dès lors que le capital procède à la déqualification du travail en transférant ses forces sociales (coopération, division du travail, science) au capital fixe.

Si, après 1945, des théoriciens comme Bordiga et d’autres ont pu avancer l’idée du communisme compris non comme propriété sociale ou collective mais comme une négation de toute forme de propriété4, cela n’est pas dû à une meilleure lecture des classiques (toute lecture, bonne ou mauvaise, est historiquement déterminée) mais plutôt au fait que des conditions historiques différentes conduisaient à lire les classiques avec un autre regard. Bordiga se réclamait de la plus stricte orthodoxie, mais cela ne suffisait pas à éliminer la nouveauté.

De la même façon, le concept de communisation n’est pas tombé du ciel ; il émerge de la vague des luttes de classes des années 1960/70 et de leur critique. S’il est clair que ces luttes ne se sont pas approchées d’une rupture insurrectionnelle, elles ont fait apparaître le prolétariat sous un jour différent de celui qui avait été transmis par les générations passées et elles ont permis d’entrevoir la forme même du passage au communisme, non plus comme la création des conditions d’un communisme toujours renvoyé aux calendes grecques (gestion ouvrière de la production, généralisation des conditions du prolétariat, développement des forces productives etc.) mais comme contenu inhérent au processus révolutionnaire dès son début. « Tout pas fait en avant, toute progression réelle importent plus qu’une douzaine de programmes » (Marx à Bracke, 5 mai 1875).

Les conceptions qui voient dans la perspective communisatrice une sorte de raccourci opportuniste par rapport au dur chemin déjà tracé par les classiques, ont le défaut de considérer la révolution comme une ligne, plus ou moins droite ou brisée, qui va du point A (le capitalisme) au point B (le communisme) oubliant que le point B n’existe pas encore et que sa « position » précise par rapport au point A est suspendue à la trajectoire qui y conduira. Cela ne signifie pas remettre au goût du jour la célèbre devise de Bernstein « le mouvement est tout, la fin n’est rien », ni souhaiter un passage révolutionnaire « plus facile » (qui a jamais dit que ça serait plus facile?), mais tout simplement prendre en compte de façon matérialiste le rapport entre « mouvement » et « fin ». S’ils ne renvoient pas réciproquement l’un à l’autre, le premier ne conduira jamais au second. D’ailleurs « la fin » est elle-même remplie d’histoire et sujette au changement : « l’invariance du programme communiste » donné une fois pour toute en 1848 ne résiste pas à la critique. Dès que la classe capitaliste s’installe à la tête de la société et que sa trajectoire se sépare de celle du prolétariat, l’idée communiste apparaît. En ce sens, il existe toute une histoire pré-marxienne et pré-quarante-huitarde du programme communiste, non réductible aux utopies sociales de Saint Simon, Owen et Fourier, et rejetée par les successeurs comme étant une « ébauche primitive ». Pour qui sait lire, Marx lui-même l’écrit : « Du parti”, tel que tu m’en parles dans ta lettre, je ne sais plus rien depuis 1852. Si tu es poète, je suis critique, et j’avais vraiment assez à faire sur l’expérience de 1849 à 1852. La Ligue (des communistes, ndr), comme la Société des Saisons de Paris, comme cent autres sociétés, n’a été qu’un épisode dans l’histoire du parti, qui nait spontanément du sol de la société moderne. » (Marx à Freiligrath, 29 février 1860 ; la Société des Saisons fut active de 1837 à 1839, ndr). La vision du « comment ce sera après » et comment y parvenir ne cesse de se reformuler concomitamment à chaque douloureuse retombée du « mouvement réel » – avant, à travers et après Marx. Le communisme agraire de Babeuf n’était ni plus ni moins réalisable que la « révolution en permanence » (Marx) dans l’Allemagne de 1848, c’est-à-dire la transcroissance toujours échouée – de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Ici aussi, comme ailleurs, « l’anatomie de l’homme explique l’anatomie du singe » (Marx, Introduction à la « Critique de l’économie politique », 1857), dans le sens bien précis où la forme la plus récente et développée dépasse la précédente sans pour autant en être l’achèvement téléologique inscrite ab origem dans celle-ci. Chaque cycle historique de la lutte des classes reformule le contenu du communisme ainsi que la forme de son instauration sur la base de la défaite du cycle précédent et de la restructuration du rapport de classe qui en découle, laquelle remodèle à son tour la composition de classe du prolétariat, les formes de son exploitation, ses pratiques dans les luttes immédiates, les formes de gestion de la lutte des classes de la part de l’État, la structure mondiale de l’accumulation, les interactions entre les pôles de son développement inégal et combiné. Chaque cycle historique et chaque reformulation du contenu du communisme ont raison de se considérer, à chaque fois, comme étant les épisodes ultimes, les plus mûrs et définitifs de la lutte des classes, même si l’histoire leur donnera tort.

La succession des cycles historiques de la lutte des classes illustre la tendance pas du tout aléatoire à la séparation croissante entre le contenu de la révolution bourgeoise et celui de la révolution communiste. Plus le mode de production capitaliste se développe dans le temps et dans l’espace, plus à son tour, le contenu du communisme formulé par la théorie brûle les ponts qui le rattachent aux révolutions historiques de la bourgeoisie. En cela, la vision du communisme ne devient pas « ce qu’elle aurait toujours dû être » ; tout simplement elle se reformule au contact de nouvelles conditions. De la revendication initiale d’une simple répartition égalitaire des biens et des travaux, elle évolue vers la remise en cause de tous les aspects de la vie humaine, englobant dans le champ de sa critique des divisions et des antagonismes plus anciens (travail/non travail, rapport être humain/nature, identités sexuelles), que le mode de production capitaliste a englobé et refaçonné à son image5. Dialectiquement, ce schisme contient également son contraire : le « passage du témoin » entre capitalisme et communisme ne se manifeste plus dans la continuité de la force productive matérielle, mais plutôt dans l’impossibilité d’un retour à une économie du besoin et de la valeur d’usage. Subordonnant à soi toute la production de valeurs d’usage pour en faire un moment du procès de valorisation, le MPC a généralisé et porté à son paroxysme la déconnexion entre le besoin immédiat et le but de la production, entre l’apport du travailleur individuel au procès de production et la partie du produit social destiné à le reproduire, entre la finitude de l’individu et l’infini de la « production pour la production ». Rétablir une proportion commensurable entre l’avoir et le donner, ne serait-ce que pendant la phase du passage au communisme, serait une régression historique. Le MPC ne prépare pas à un retour, aussi insensé qu’irréel, à une situation antérieure, où les biens et besoins immédiats seraient de nouveau l’alpha et l’oméga de la production : dans le communisme ceux-ci resteront encore un moment, un support, non plus pour satisfaire la soif de plus-value, mais pour satisfaire le besoin de la richesse la plus grande : le besoin des autres.


Notes

1 Le concept de contradiction est utilisé ici dans un sens bien précis. Pour synthétiser, une contradiction de nature historique-sociale est un processus antagonique qui génère son propre développement de façon totalement immanente, auto-déterminée. Étant donné qu’aucun de ses pôles constitutifs ne peut s’autonomiser par rapport à l’autre, leur antagonisme ne peut se résoudre qu’en se reproduisant à un niveau supérieur, ou dans la suppression de sa raison d’être fondamentale. À notre avis, seul le rapport travail nécessaire/surtravail (l’exploitation de classe) se structure de cette façon.

2 Une société post-capitaliste hypothétique qui serait basée sur l’exploitation du travail devrait non seulement être plus productive que le MPC, mais aussi augmenter la partie « surtravail » de la production sociale. Cela est impossible, car le MPC tend déjà à réduire la partie « travail nécessaire » à un minimum. Sur ces bases, un réaménagement quelconque du rapport travail nécessaire/surtravail ne peut que rester à l’intérieur du mode de production existant.

3 « Or, dans mon exposition, même le profit du capital, effectivement, n’est pas “seulement un prélèvement fait sur l’ouvrier ou un ‘pillage’ à ses dépens”. Au contraire, je représente le capitaliste comme un fonctionnaire nécessaire de la production capitaliste, et je démontre amplement que celui-ci ne se limite pas à “prélever” ou à “piller”, mais au contraire il impose la production de la plus-value, et contribue donc tout d’abord à la création de ce qui sera prélevé ; en outre, je démontre diffusément que, même si dans l’échange de marchandises on n’échange que des équivalents, le capitaliste – dès qu’il a payé à l’ouvrier la valeur réelle de sa force de travail – gagne la plus-value de plein droit, un droit qui correspond évidemment à ce mode de production ». (Marx, Notes critiques sur le Lehrbuch der politischen Ökonomie d’Adolph Wagner).

4 Cf. Amadeo Bordiga, Le contenu original du programme communiste est l’abolition de l’individu comme sujet économique, détenteur de droits et acteur de l’histoire humaine, in Jacques Camatte, Bordiga et la passion du communisme : textes essentiels de Bordiga et repères biographiques, Spartacus 1974, pp. 73-114. Il faut cependant remarquer que l’anti-individualisme viscéral de Bordiga, qui imprègne aussi ce texte exceptionnel, est ici à la source de deux malentendus, l’un de nature philologique, l’autre de nature théorique : d’une part, l’« individu social » de Marx devient, sous la plume de Bordiga, l’« homme social » (trop générique) ; d’autre part, quelle que soit l’exaltation de l’individu de la part de l’idéologie capitaliste, lui opposer une communauté organique signifie rester sur son terrain, et ne pas saisir le lien authentique entre l’individuel et le social : « tel les individus, telle la communauté » (Marx, Notes sur James Mill). L’individu du capital est aussi misérable que la communauté qui le subsume : il s’agit de laisser derrière l’un et l’autre.

5 Les fractions communistes découvrent à leurs propres dépens qu’il est interdit d’en tirer le moindre optimisme. À cet approfondissement « stratigraphique » de la théorie, correspond en effet son caractère de plus en plus minoritaire ; la tendance, également croissante, à déplacer le barycentre primordial et irremplaçable de la théorie elle-même de l’exploitation de classe aux antagonismes englobés, dépourvus de dynamique propre, lui fait aussi contrepoint.