La revue « Échanges et mouvement » a publié une recension de notre livre Le Ménage à trois de la lutte des classes dans son numéro 173 (hiver 2020-2021). Elle peut être lue ici. Nous y avons répondu par un court texte paru dans « Échanges », n. 174 (printemps 2021), que nous reproduisons également ici.

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On devrait se féliciter que le numéro 173 d’Échanges (hiver 2020-2021, pp. 54-56) consacre un article, sous la signature de H.S.,  à notre livre Le Ménage à trois de la lutte des classes. Classe moyenne salariée, prolétariat et capital (Éd. L’Asymétrie, 2019). Malheureusement, la recension du livre est si pleine d’imprécisions, d’approximations et d’arguments spécieux, qu’il nous est impossible de ne pas réagir.

Au préalable, on peut douter de l’assertion selon laquelle « il importe de savoir quels sont les initiateurs de ces ouvrages ». Il se trouve que notre livre est critiqué en même temps qu’un autre, signé par le collectif activiste Angry Workers of the World, dans le but évident de renvoyer les deux ouvrages dos à dos. Soit. Mais pourquoi serait-il important de savoir qui sont les auteurs ? N’est-il plus important de savoir ce qu’ils disent ? Nous verrons que H.S. a une façon bien à lui d’en rendre compte. Mais passons outre pour l’instant. Selon H.S., Bruno Astarian, l’un des auteurs du Ménage à trois, serait : 1) « un théoricien bien connu… » (c’est faux) ; 2) « …de la communisation, qu’il présente abondamment… » (notons que seules 16 pages sur 400 sont consacrées à la question de la communisation dans le Ménage à trois) ; 3) « …insistant sur le rôle de la théorie » – ce qui laisse entendre que, selon nous, la théorie aurait un rôle très important à jouer dans la lutte de classe (c’est faux, comme Astarian l’explique dans un article1 « bien inconnu » de H.S., sans doute). S’il n’y avait que cette présentation à reprocher à H.S., on pourrait croire à une maladresse. Mais ce qui suit est dans le même registre.

Pour commencer, H.S. nous fait dire que « la théorie communiste n’est pas le produit immédiat du prolétariat. Elle est produite en dehors de lui et du rapport social spécifique qu’il établit quand il se soulève ». En fait, nous disons pratiquement l’inverse, à condition de ne pas tronquer la citation : la théorie communiste, écrivions-nous, « est produite en dehors de lui mais à partir de son existence et du rapport social spécifique.... » (p. 402 du Ménage à trois – en italique le membre de texte manquant). Cette proposition s’inspire de l’article d’Astarian cité plus haut. Pour nous, ce n’est pas dans le feu de l’action insurrectionnelle que la théorie communiste s’élabore. La production théorique est plutôt caractéristique des périodes contre-révolutionnaires, où il s’agit de faire le bilan d’une défaite du prolétariat et de s’interroger sur les conditions d’un nouveau soulèvement de celui-ci. C’est pourquoi nous disons que la théorie est à la fois enracinée et séparée de ces moments cruciaux de l’histoire du rapport prolétariat-capital que sont les insurrections. Et c’est effectivement notre façon de répondre à la question, sous-jacente et plus large, du rapport entre pensée et action – question que H.S. évacue comme « vieux débat », alors que l’analyse approfondie de l’insurrection et des formes de conscience qui s’y développent le rajeunissent sensiblement2.

L’omission de H.S. dans la citation de notre texte dit bien des choses sur la phobie d’Échanges pour tout ce qui est théorique. Les théoriciens sont pour Échanges des dirigeants politiques en puissance, au même titre que les tenants de l’activisme. Comme H.S. lui-même le suggère dès les premières lignes, théorie et activisme sont « complémentaires » : c’est la raison pour laquelle il a couplé les deux ouvrages dans la même recension. D’une certain façon il n’a pas tort, mais il oublie de dire qu’il y a complémentarité autant qu’opposition. Pour nous, théorie et activisme s’enracinent tous les deux dans une certaine situation du rapport de classe : la séparation entre le mouvement et le but, entre la lutte de classe réelle et la perspective communiste. Dans une telle situation, l’activisme veut aller du côté des luttes immédiates du prolétariat (éventuellement dans le but illusoire de les tirer vers le « but final »), la théorie veut se maintenir du côté du « but final », au risque de l’isolement et d’une grande distance avec l’activité immédiate de la classe. Du moins en cela, théorie et activisme répondent – chacun à sa manière – au même problème, à la même situation objective : l’activité du prolétariat demeure au stade de la négociation et des luttes quotidiennes. C’est en rompant avec ce stade, en remettant en cause le rapport d’exploitation, que le prolétariat peut rendre caduque activisme et théorie. Échanges ne peut escamoter le problème qu’au prix d’une critique morale de la théorie et de l’activisme au nom du refus du dirigisme.

La suite de la recension est principalement consacrée à la question de savoir « pourquoi distinguer ainsi une catégorie de travailleurs salariés », c’est-à-dire pourquoi distinguer la classe moyenne salariée du prolétariat. C’est tout l’objet du livre, mais le lecteur d’Échanges aurait de la peine à le savoir. H.S. ne cherche pas à présenter notre réponse, mais préfère insister sur le fait que tous les salariés « subissent d’une manière ou d’une autre la même pression constante “d’en faire plus” ». Les termes d’encadrement, de sursalaire, de formation de réserves et de surconsommation sont introuvables dans l’article, alors qu’ils sont au cœur de la définition de la classe moyenne salariée que nous proposons (environ 25 pages du livre). En revanche, le lecteur aura droit a un long condensé de banalités, non dépourvu d’affirmations hasardeuses que H.S. essaie de faire passer pour des évidences. Ouvriers et employés d’un côté, cadres et professions intermédiaires de l’autre : même précarité, nous dit par exemple H.S. C’est faux, et il suffit de comparer le chiffre du chômage par catégorie socio-professionnelle, voire la différence de traitement qu’il peut y avoir en France entre Pôle Emploi et l’APEC, pour s’en rendre compte. Mêmes conséquences de l’exploitation sur leur état physique et mental, nous dit également H.S. Les chiffres sur l’espérance de vie et sur l’espérance de vie en bonne santé montrent une autre réalité. H.S. nous oppose des contre-vérités et poursuit dans les fausses évidences :

« De plus, si l’on se place sur le plan mondial, que penser, selon ce critère de CMS, où classer un métallo intérimaire de France avec une réglementation étroite du travail et des garanties sociales, pour un garçon indien de douze ans exploité durement dans une briqueterie sans contrôle et sans garantie ? ».

Si, du point de vue mondial, la reproduction de la force de travail était un fait homogène, sans compartimentations, cela se saurait. Ceci n’étant pas le cas, on ne peut comparer que ce qui est comparable, chaque pays ou chaque région ayant ses normes sociales. C’est justement sur cette hétérogénéité que le (grand) capital s’est appuyé au cours de la mondialisation. Toujours est-il que si des formules comme « production de plus-value » – que H.S. a l’air de reprendre à son compte, tout théorique qu’elle soit – ont un sens, les travailleurs les plus exploités sont ceux qui produisent le plus de plus-value et qui consomment une part relativement moindre du produit social, ce qui en principe se vérifie là où la production capitaliste est plus développée et plus intensive. Il ne sert donc à rien d’avoir recours aux exemples les plus misérabilistes – qu’il n’est par ailleurs pas obligatoire d’aller chercher en Inde.

On découvre à la fin de la recension que, malgré tout, « l’ouvrage [] mérite largement d’être lu car il apporte, bien que sélectivement, une étude sérieuse informative et analytique des quelques mouvements illustrant les thèses des auteurs ». Sous ce compliment apparent se cachent deux reproches : nous n’avons étudié « que » quelques exemples, six alors qu’il y a « trente à quarante manifestations-émeutes chaque année », et surtout nous avons « illustré » nos thèses (plutôt que de nous contenter d’informer). Et ces pauvres six exemples (pas loin de 200 pages quand même) sont là « bien que sélectivement ». Autrement dit, nous les avons choisis pour qu’ils confortent nos thèses. C’est normal : la pensée théorique est dirigiste et manipulatrice, la pensée théorique c’est pas bien.

H.S. poursuit :

« De plus, si ces manifestations-émeutes, le plus souvent à caractère politique, visaient des questions sociétales (par exemple l’avortement ou l’homophobie ou la violence policière) ou des pratiques des agents du pouvoir (corruption, fraudes électorales…), cela concernait aussi la totalité de la population, la totalité des travailleurs dont on ne peut d’ailleurs mesurer la participation personnelle à ces manifestations. »

On comprend que H.S. nous fait dire que les luttes sur des questions sociétales sont plutôt le fait de la classe moyenne salariée ; dans la mesure (faible) où nous avons abordé ce type de luttes, c’est en effet ce que nous pensons, sans cependant jamais exclure la participation des prolétaires, puisqu’au contraire nous avons souligné le caractère souvent interclassiste (= au moins deux classes associées dans la lutte) des grands mouvements sociaux que nous avons choisis précisément pour leur diversité. Nous n’avons donc cherché ni à « prouver qu’on se trouve partout dans la même situation », ni qu’il s’agit de « l’activité d’une unique couche de salariés ». Relevons enfin le paradoxe qui consiste à faire de l’anti-corruption et des fraudes électorales une cause de l’humanité, alors que la crise et les guerres qui viennent, l’avenir de la mondialisation et ses issues possibles, capitalistes et anti-capitalistes – ce qui occupe pas loin de 100 pages du Ménage à trois – ne seraient que nos « propres préoccupations concernant l’avenir ».

En conclusion, on se peut se demander ce qu’il en est des prétentions d’Échanges à informer ses lecteurs quand la revue accouche d’une recension qui trahit si manifestement son objet.

B.A. – R.F.,

avril 2021


1 Voir Bruno Astarian, Solitude de la théorie communiste, août 2016. Disponible ici: http://www.hicsalta-communisation.com/textes/solitude-de-la-theorie-communiste#more-1406

2 Ibid.