1 – Travail transhistorique et travail historiquement spécifié

2 – Travail abstrait, domination abstraite, sujet automate

3 – Spécificité de la marchandise force de travail

4 – Valeur et productivité. Le moulin de discipline

5 – Le bébé et l’eau du bain

6 – Recherche d’un dépassement possible

7 – Conclusion: popularité de la théorie critique de la valeur

o-O-o

Dans son ouvrage Temps, travail et domination sociale[1], Postone se propose de faire une lecture du Capital et des Fondements qui rétablisse, contre le « marxisme traditionnel », la vraie théorie de la valeur de Marx.  C’est un ouvrage foisonnant, qui traite de nombreuses questions annexes à la théorie de la valeur. Dans les notes de lectures qui suivent, je m’en tiendrais au cœur de la question: la valeur et le capital.

L’un des mérites de l’ouvrage de Postone est de ne pas reculer devant une critique de ce que lui appelle le marxisme traditionnel, et qui est assez proche de ce que j’appelle le programme prolétarien, ou la forme programmatique de la théorie communiste. Postone montre comment ces marxistes traditionnels ont limité leur critique de la valeur et du capitalisme au mode de distribution de la richesse (p. 23), et non pas aussi à sa production. Pour eux, la façon de produire développée sous le capitalisme (la grande industrie) est une donnée que le socialisme gardera, en ne changeant que la façon de répartir le produit du travail. A l’opposé, Postone place la problématique de la valeur nettement dans la production, en s’appuyant sur le caractère double du travail dans la production de marchandises. Pour lui, le travail que font les ouvriers n’est pas neutre du point de vue de la valeur, y compris dans sa dimension concrète. Autrement dit encore, le dépassement du capitalisme ne consiste pas, pour lui, à libérer les formes actuelles de la production du carcan des rapports de propriété. Jusque là, fort bien, mais cela ne représente qu’une partie du chemin. On approuve Postone quand il définit ce chemin comme allant vers la définition de la possibilité du dépassement de la valeur et du capital. On verra plus loin que le chemin de Postone ne débouche pas vraiment sur cette « auto-abolition du prolétariat » dont il attribue l’idée à Marx (p. 64). Parce que, en fin de compte, c’est une fausse piste.

1 – Travail transhistorique et travail historiquement spécifié

Au début des années 90, Moishe Postone part à l’attaque du « marxisme traditionnel » et propose une réinterprétation fondamentale de Marx – en tout cas du Marx de la maturité. Il considère en effet que

« les développements historiques de la seconde moitié du XX° siècle – tels que le développement puis la récente crise du capitalisme interventionniste d’Etat postlibéral, la naissance et l’effondrement des sociétés dites du « socialisme réellement existant », l’émergence de nouveaux problèmes sociaux, économiques et écologiques sur l’ensemble de la planète, et l’apparition de nouveaux mouvements sociaux – ont rendu claires les inadéquations du marxisme traditionnel comme théorie critique à visée émancipatrice » (p. 569)

Comme il le dit lui-même, cette causalité de la réinterprétation de Marx n’est cependant que « suggérée ». Postone mentionne simplement l’existence de nouveaux problèmes et de nouveaux mouvements, et affirme rapidement que

Ces trois questions ne feront pas l’objet de développements spécifiques dans l’ouvrage de Postone. C’est dommage, car cela nous aurait peut-être permis de comprendre où et comment se fonde la réinterprétation de Marx qu’il nous propose. De la même façon, on ne sait pas exactement ce qu’est le « marxisme traditionnel ». On comprend, au tournant d’une page ou d’une autre, que c’est entre autres le bon gros marxisme avec sa base et sa superstructure, laquelle voit son contenu défini comme « reflet » de la base, et  qui définit le matérialisme comme l’étude de l’économie. On voit passer, fugacement, le « communisme de conseils »  et la reconnaissance que le « marxisme traditionnel » est un ensemble vaste et différencié (p. 25). Mais Postone va droit au but: toutes ces variétés de marxisme reposent sur le même postulat erroné, à savoir une conception transhistorique du travail. De quoi s’agit-il?

Il existe, selon Postone, deux points de vue critiques sur le capitalisme. L’un propose une critique du point de vue du travail, tandis que l’autre est une critique du travail lui-même sous le capitalisme. Le premier est fondé sur une compréhension transhistorique du travail et relève du marxisme traditionnel, tandis que le second est celui du vrai Marx et est une critique du travail historiquement spécifique tel qu’il existe sous le capitalisme.

« Dans la critique du Marx de la maturité, l’idée que le travail est la source de toute richesse ne se réfère pas à la société en général, mais à la seule société capitaliste (ou moderne) » (p. 17)

Le marxisme traditionnel pense que, comme sous le capitalisme, le travail est toujours et partout la source de toute richesse sociale, et c’est cela qui est transhistorique. Car pour Marx, ce n’est que le travail historiquement spécifique existant sous le capitalisme qui est la source de toute richesse. La spécificité historique de ce travail, c’est d’être double, concret et abstrait. En effet,

« et c’est crucial, l’analyse de Marx ne se réfère pas au travail au sens général, transhistorique du terme – activité sociale qui est orientée en vue d’une fin, qui médiatise l’échange entre les hommes et la nature et qui crée des produits spécifiques pour satisfaire des besoins humains déterminés – mais un rôle particulier que le travail ne joue que sous le capitalisme » (id.)

On remarquera en passant que la définition du travail en général que Postone propose est assez pauvre, descriptive et finalement transhistorique aussi, comme il le dit lui-même. Car Postone le répète plusieurs fois dans son livre: il y aura toujours le travail.

« Sous une certaine forme, le travail est une condition nécessaire – une nécessité sociale « naturelle » ou transhistorique – de l’existence sociale des hommes » (p. 240).

« Le travail a toujours été un moyen technique pragmatique pour atteindre des fins particulières, quelle que soit la signification qu’on lui donne par ailleurs » (p. 268)

Dans cette acception générale, le travail, est la seule façon que Postone a de comprendre les échanges organiques avec la nature. Il dit que c’est une activité sociale, mais en fait elle est pour lui surtout fonctionnelle et, partant, quasi naturelle. Il manque à cette définition générale du travail de dire qu’il est de son essence de dégager un surplus (par rapport aux besoins immédiats du travailleurs), lequel est la vraie fondation de l’existence et du développement social du travail, de sa possibilité même, au travers de l’exploitation et de la formation des classes. La question est évoquée, tout à la fin du livre, mais indépendamment d’une définition du travail, à propos de la production au-delà des besoins immédiats. Postone explique alors que, dans toute société, il faut distinguer

« entre la quantité de production requise pour reproduire la population travailleuse et une quantité additionnelle, que s’approprient les classes non travailleuses « nécessaire » à la société en tant que tout » (p. 547)

Ici, Postone est très proche de poser le couple travail/non-travail comme essentiel pour comprendre ce qu’est le travail en tant que tel: une activité à la subjectivité tronquée parce que, si on la considère dans sa pureté, elle est objective en soi, confrontée à un objet – la nature extérieure – qui n’est pas sujet. Le travail ne trouve donc sa pleine réalité subjective d’auto-production de l’homme que dans son rapport au non-travail, c’est-à-dire dans l’exploitation. Mais Postone se désintéresse de cette analyse fondamentale du travail. Pour lui, la question de l’exploitation du travail et de la domination de classe est tout à fait secondaire par rapport à la « domination abstraite » de la valeur (voir par exemple pp. 20, 190). On y reviendra.

Les conditions du capitalisme moderne imposent donc de réinterpréter Marx en fonction de cette spécificité du travail sous le capitalisme. Réinterpréter, ou redécouvrir? D’un bout à l’autre de son imposant ouvrage, Postone n’avance pas une idée, pas une proposition qu’il n’attribue à Marx, soit directement et explicitement, soit comme découlant logiquement de l’exposé du Capital. Et ce Marx qu’il fait parler, c’est bien sûr le vrai Marx, qui ne saurait être ni marxiste ni traditionnel. C’est évidemment abusif. De nombreux passages de l’œuvre de Marx, même limité à sa maturité comme le fait Postone, relèvent de ce marxisme traditionnel que Postone décrie et refuse d’amettre chez Marx. Cela l’oblige à proposer des interprétations très discutables de certains passages. Nous en verrons un exemple plus loin. Cela l’oblige aussi à ignorer un texte fondamental comme la Critique du Programme de Gotha alors qu’il n’arrête pas d’insister sur le fait que la théorie marxienne telle qu’il la comprend est une théorie qui comporte l’affirmation de la possibilité du dépassement du capital et de la valeur. Or c’est bien ce que dit la Critique…, mais c’est dans des termes très marxistes traditionnels, ainsi que nous l’avons vu au chapitre 1.

2 – Travail abstrait, domination abstraite, sujet automate

Venons-en au travail abstrait. Sous le capitalisme,

« le travail a une double fonction: d’un côté c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d’autres; mais d’un autre côté, le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert au producteur de moyen pour acquérir les produits des autres. En d’autres termes, le travail devient un moyen particulier pour acquérir des biens… La spécificité du travail est abstraite des produits qu’on acquiert par le travail. Il n’existe aucun lien intrinsèque entre la spécificité du travail dépensé et la spécificité du produit acquis au moyen de ce travail » (p. 223, souligné par Postone).

Ce qui définit le travail abstrait, c’est donc qu’il est un moyen. Il produit une marchandise qui n’a d’autre fonction que d’être échangée. Ce faisant, le travail abstrait et la marchandise deviennent une médiation sociale entre les hommes. Dans les sociétés non capitalistes, le travail est médiatisé (c-à-d que son activité et ses produits sont répartis entre les membres de la société) par des rapports sociaux distincts du travail. Dans le capitalisme, c’est au contraire le travail lui-même, en tant qu’il produit des marchandises, qui est la médiation des rapports sociaux. Le travail s’érige ainsi en activité auto-médiatisante des rapports sociaux entre les hommes.

« Au lieu d’être médiatisé par des rapports sociaux non déguisés ou « reconnaissables », le travail déterminé par la marchandise est médiatisé par un ensemble de structures qu’il constitue lui-même… Sous le capitalisme, le travail et ses produits se médiatisent eux-mêmes; ils sont socialement auto-médiatisants ». (p. 224)

Ceci est une formulation très élaborée de la problématique du fétichisme de la marchandise (curieusement, Postone ne cite pas une fois le quatrième paragraphe du premier chapitre du Capital, où Marx expose cette notion). Et comme chez Marx, il faut comprendre que cette auto-médiation du travail constitue les rapports sociaux propres du capitalisme. Comme chez Marx, le fétichisme de la marchandise est opposé aux rapports sociaux directs, personnels, « non déguisés » (dans la formulation de Postone) qu’on trouverait dans les sociétés non capitalistes passées et futures. On reviendra plus loin sur cette question des rapports sociaux. Pour le moment, comprenons que

« La fonction du travail en tant qu’activité socialement médiatisante est ce qu’il [Marx] appelle travail abstrait » (p. 224)

Sur cette base, le travail abstrait engendre la valeur comme « une sphère sociale quasi-objective » (p. 235) qui, bien que constituée par les hommes, les domine. C’est la domination abstraite.

« L’idée de domination abstraite … se rapporte à la domination exercée sur les hommes par des structures de rapports sociaux quasi indépendantes, abstraites, médiatisées par le travail déterminé par la marchandise, que Marx saisit à l’aide des catégories de valeur et de capital » (p. 189)

Cette forme de domination, selon Postone, est logiquement antérieure et à une valeur explicative plus puissante que la domination de classe, qui n’en est qu’un moment subordonné. Ces considérations appellent plusieurs remarques.

La première concerne les rapports sociaux non déguisés. Postone attache beaucoup d’importance à cette notion, mais sans en donner une définition rigoureuse. Il évoque les sociétés précapitalistes, « où la distribution sociale du travail et de ses produits s’effectue par le biais d’un large éventail de coutumes, de liens traditionnels, de rapports de pouvoir non déguisés » (p. 223). Plus loin, il évoque des « rapports de parenté ou de domination directe ou personnelle » (p. 229), formule qu’il reprend plus loin (p. 280), toujours sans la développer. Il est certain que les rapports sociaux précapitalistes étaient plus personnels que sous le capitalisme. Marx aussi le dit dans le quatrième sous-chapitre du premier chapitre du Capital, pour faire contraste au fétichisme de la marchandise. Et de la même façon que Marx, Postone met sur le même pied les rapports sociaux qui distribuent le travail entre les travailleurs et ceux qui distribuent le produit du travail entre travailleurs et non-travailleurs. Chez Postone, cette confusion est systématique: sa théorie critique repose sur la conception que l’échange de la force de travail est un échange comme les autres. On y reviendra. Pour le moment, comprenons que l’importance des rapports sociaux non-déguisés dans la problématique de Postone n’a pas seulement pour but d’affirmer que l’abolition de la valeur débouchera sur des rapports sociaux transparents et conscients, mais aussi de faire comprendre que, dans le capitalisme, les rapports sociaux sont masqués par une domination abstraite et un sujet automate.

Ma deuxième remarque porte sur cette question du sujet automate. L’expression se trouve dans le Capital (deuxième section, chapitre 4: Transformation de l’argent en capital). Marx décrit l’auto-valorisation de la valeur dans la sphère de la circulation.

« La valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en sujet automate… La valeur devient ici le sujet d’un procès dans lequel… elle modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que survaleur d’elle-même en tant que valeur initiale, se valorise elle-même » (Le Capital, Ed. PUF, p. 173)

On a là un exemple de la façon dont Postone fait dire à Marx des choses qu’il n’a peut-être pas dites. Car Postone prend ce sujet automate au pied de la lettre et en fait un des fondements de la domination abstraite. Or, dans l’exposé de Marx, le sujet automate est bien plus un problème à résoudre qu’une réalité. Il est présenté dans le premier paragraphe du chapitre (La formule générale du capital), qui se conclut de la façon suivante:

« A-M-A’ est donc en fait la formule générale du capital tel qu’il apparaît, immédiatement, dans la sphère de la circulation ». (ibid. p. 175, souligné par moi)

Le deuxième paragraphe présente « les contradictions de la formule générale » et se termine de la façon suivante:

« Notre possesseur d’argent qui n’est plus présent que comme chenille capitaliste est forcé d’acheter les marchandises à leurs prix, de les vendre à leur prix et néanmoins de retirer à la fin du procès plus de valeur qu’il n’en avait lancé au départ. Sa métamorphose en papillon doit se produire à la fois nécessairement dans la sphère de la circulation et tout aussi nécessairement ne pas s’y produire. Telles sont les conditions du problème. Hic Rhodus, hic salta! » (ibid. p. 187)

Et le troisième paragraphe apporte la solution (achat et vente de la force de travail). Postone ne nie pas, dans d’autres passages de son livre, que l’exploitation du travail, l’extraction de plus-value, est la seule façon qu’a le capital d’accroître la valeur déjà accumulée, mais il veut nous faire admettre que les positions de Marx sont les mêmes que les siennes: la valeur est première par rapport au capital et au rapport d’exploitation, ce qui fonde la problématique de la domination abstraite. Au final, il importe peu que Marx ait ou n’ait pas dit ceci et cela. Les formulations théoriques que nous tirons tous de son oeuvre n’ont pas besoin de son autorité pour être légitimes ou non. Et mon point de vue est donc que le sujet automate introduit par Marx dans ce passage du Capital n’est là que pour montrer le problème qu’il va résoudre avec la théorie de la plus-value. L’automaticité de l’accroissement de la valeur est une apparence, derrière laquelle on va trouver l’exploitation du travail. Quoi que Marx pense ou ne pense pas, la reproduction de la société capitaliste n’est pas automatique, mais résulte d’un rapport contradictoire entre les classes. Leur affrontement n’est pas identique au fonctionnement d’un automate même si, bien sûr, les classes agissent d’une façon qui est déterminée par leur position dans le rapport social. Leur conscience, de même, est aussi déterminée de cette façon, et n’est donc pas « vraie », théorique, définitive. Mais le rapport qui les détermine est contradictoire, et cette contradiction introduit une marge de liberté, qui apparaît pleinement quand la contradiction éclate. La question des crises, et tout particulièrement des crises insurrectionnelles du prolétariat qui jalonnent l’histoire du capitalisme, révèle l’insuffisance de la théorie du sujet automate. A ce sujet, n’est-il pas surprenant que, dans un livre qui affirme plusieurs fois se concentrer sur la contradiction fondamentale du capitalisme, les crises soient à peine mentionnées et ne fassent l’objet d’aucune analyse? La domination abstraite et le sujet automate sont des concepts qui ne servent que dans la prospérité du capital.

Ma troisième remarque concerne la question de la substance de la valeur. Postone ne cache pas que

« les définitions qu’il [Marx] donne du travail humain abstrait dans le premier chapitre du Capital sont pour le moins ambiguës. Elles semblent indiquer qu’il s’agit d’un résidu biologique, c’est-à-dire qu’il doit être interprété comme dépense d’énergie physiologique humaine » (p. 215)

Mais cela ne lui pose pas de problème quant à la cohérence interne de la pensée marxienne. Toute faille, toute hésitation même dans le déploiement de cette pensée sont exclues à priori par Postone. Et il va justifier cette vision physiologique de la substance de la valeur, pourtant incompatible avec une interprétation sociale du travail abstrait. Pour cela, il faut

« ‘examiner les rapports sociaux historiques qui sous-tendent la valeur afin d’expliquer pourquoi ces rapports apparaissent comme transhistoriques, naturels et donc historiquement vides et, par conséquent pourquoi ils sont présentés par Marx comme physiologiques » (p. 218)

Le raisonnement de Postone passe par un long développement sur essence et apparence au terme duquel on comprend que

« la valeur semble créée par le travail en tant qu’activité productive – le travail en tant qu’il produit les biens et la richesse matérielle – et non par le travail en tant qu’activité socialement médiatisante … La valeur semble donc constituée par la dépense de travail en soi. (p. 252)

Cette apparence est trompeuse, bien sûr. Postone la reformule un peu plus loin, et il faut tout citer:

« Lorsque la marchandise apparaît comme un bien avec une valeur d’échange et que donc la valeur apparaît comme une richesse médiatisée par le marché, le travail créateur de valeur n’apparaît pas comme une activité socialement médiatisante, mais comme un travail créateur de richesse en général. Le travail semble donc créer la valeur simplement du fait de sa dépense. Ainsi, le travail abstrait apparaît-il dans l’analyse immanente de Marx comme ce qui « sous-tend » toutes les formes de travail humain dans toutes les sociétés: la dépense de muscle, de nerf, etc. » (p. 253)

Dire, avec ou sans Marx, que le dénominateur commun de toutes les formes de travail est la dépense de muscle, de nerf, etc. confirme cette conception très limitée du travail en général que nous avons déjà vue. Mais surtout, il semble y avoir une dose d’ironie dans ce passage, car il ressort du contexte que ceux à qui la marchandise apparaît ainsi comme un bien qui a une valeur (et non un objet qui est valeur) sont les marxistes traditionnels. Or, si l’on en croit ce qu’il écrit dans les deux premiers paragraphes du premier chapitre du Capital, avec ses ambiguïtés certaines, Marx en fait partie. Je le pense, et pas seulement sur la base de ce fragment de son oeuvre. « Pas du tout », nous dit Postone, qui attribue à « l’analyse immanente » de Marx (je comprends: ce qu’il ne dit pas mais que Postone déduit des « formes catégorielles ») le renversement suivant:

« le fait que le caractère de médiation qui est celui du travail sous le capitalisme revête l’apparence du travail physiologique est le noyau fondamental du fétiche du capitalisme ».(p. 253)

Donc, Marx ne pense nullement que le travail abstrait puisse se définir comme dépense physiologique. Il le dit pourtant dans le premier chapitre du Capital, mais il faut comprendre que c’est pour énoncer le noyau du fétichisme. Cela semble-t-il un peu difficile à admettre? Postone s’empresse d’expliquer que

« La définition physiologique marxienne de cette catégorie fait partie d’une analyse du capitalisme dans ses propres termes, c’est-à-dire d’une analyse telle que les formes se présentent elles-mêmes » (p. 254, souligné par Postone)

Même en admettant cette façon de présenter le texte du premier chapitre du Capital, il resterait à montrer où et comment Marx retombe sur ses pieds et remonte de l’apparence physiologique à l’essence médiatisante. Est-ce dans le paragraphe 4 du premier chapitre du Capital, consacré au fétichisme? Postone ne le cite jamais. On le comprend, car ce serait l’endroit où Marx devrait faire ce rétablissement en disant, comme il le fait par ailleurs pour la valeur: « au début, on vous a dit une chose, mais pris à la lettre, c’était faux. Et voilà le véritable point de vue que je peux maintenant défendre: ce n’est qu’en apparence que la substance de la valeur est dépense de force humaine; en réalité, le travail crée la valeur par sa fonction médiatisante ». Cette dernière partie du raisonnement fait évidemment totalement défaut. A ma connaissance, Marx ne revient nulle part sur la question de la substance de la valeur pour corriger dans le sens de Postone ce qui serait sa première approche.  Le Marx de Postone, qui est le « vrai » Marx, qui ne se contredit jamais et qui est toujours exactement d’accord avec ce que Postone lui fait dire, ce Marx tout puissant est donc ici pris en défaut. Postone se garde bien de le remarquer. Quoi qu’il en soit, en raison même du caractère spécieux et contourné du raisonnement de Postone, ce passage de son livre me confirme dans ma lecture du premier chapitre du Capital: l’idée principale, sinon exclusive, de Marx sur le travail abstrait, c’est qu’il se définit comme dépense de muscle etc. Le fétichisme de la marchandise exprime sans doute un point de vue différent, mais son importance dans « l’analyse immanente » de Marx est l’inverse de ce que Postone lui fait dire:

« Bien que le capitalisme soit évidemment une société de classe, la domination de classe ne constitue pas pour Marx le fondement ultime de la domination sociale dans cette société; la domination de classe dépend bien plutôt elle-même d’une forme de domination « abstraite » qui lui est supérieure ». (p. 190)

La supériorité de la domination abstraite, c’est pour Postone le fait que même dans leur affrontement, le prolétariat et la bourgeoisie sont « programmés » par la valeur. Mais n’est-ce pas un truisme? Pourquoi demander aux classes, dans une société de classes, de se comporter autrement que comme ce qui les définit? Postone pense apparemment que l’aliénation est propre au capitalisme (voir p. 238-239). C’est évidemment faux. Ce n’est pas parce que les rapports sociaux du pré-capitalisme sont plus personnels qu’ils obéissent plus à la volonté des individus. Le serf ou le seigneur peuvent-ils faire et penser autre chose que ce que leur dicte leur position de classe? L’idée que l’aliénation est propre au capitalisme est du même ordre que celle qui dit que le travail est une invention capitaliste (ce que Postone ne fait pas). Dans les deux cas, il s’agit de sauver le couple travail/non-travail dans le communisme. D’une part, cela se fait en faisant espérer un retour du travail vers l’œuvre. Postone nous dit par exemple qu’on « ne peut comprendre les formes du travail précapitaliste adéquatement aussi longtemps qu’on les comprend comme activité instrumentale » (p. 256), par opposition au monde des marchandises où objets et activités « ont perdu toute dimension sacrée » (p. 260). Pour bien prouver que le travail sous le capitalisme est vide de sens, on met du sacré dans le travail pré-capitaliste. Et que mettrons-nous dans le travail communiste? Postone ne nous le dit pas, sauf pour dire qu’il sera gratifiant. On y reviendra. D’autre part, il s’agit de complémenter ce travail rénové d’un non-travail plein d’art et de culture. Postone n’échappe pas à ce modèle, ainsi que nous le verrons.

Retenons que pour Postone, la programmation des individus, l’automaticité de la reproduction, ne prévaut que dans la société capitaliste, parce que

« le système constitué par le travail abstrait incarne une nouvelle forme de domination sociale dont le caractère impersonnel, abstrait et objectif est historiquement nouveau. La détermination initiale de cette contrainte sociale abstraite, c’est que les individus sont forcés de produire des marchandises pour survivre » (p. 237)

Or cette « détermination initiale » s’applique-t-elle au prolétaire et à la marchandise force de travail?

3 – Spécificité de la marchandise force de travail

Postone ne nie pas la lutte des classes et son rôle dans la détermination de la valeur de la force de travail, mais il considère que ce ne sont là que les aléas normaux du rapport « droit contre droit » entre deux propriétaires de marchandises, les capitalistes et les travailleurs. Les luttes sont les moyens par lesquels se fixent les termes de l’échange de la force de travail contre le capital, et cet échange est le rapport fondamental entre les classes.

« Sous le capitalisme, la relation entre les producteurs du surplus social et ceux qui se l’approprient ne se fondent pas sur la force directe ou sur des modèles fixés par la tradition [comme dans le pré-capitalisme]. Cette relation est constituée en dernier ressort d’une façon très différente – selon Marx par la forme-marchandise de la médiation sociale » (p. 466)

Postone s’appuie sur une longue citation de Marx partant de l’échange de la force de travail comme échange marchand (p. 465) et développe les deux idées suivantes: la lutte pour la détermination des termes de l’échange fait partie du système et ne le remet pas en cause; la vente de la force de travail ne se fait qu’au niveau collectif de la classe. Ce n’est pas faux, mais Postone a tort d’en rester là. En fait, les développements qu’ils consacre à la question de la négociation commective semblent plutôt avoir pour fonction de masquer un problème : Postone présente l’échange de la force de travail et le rapport entre les classes comme simplement une autre forme du rapport de valeur entre porteurs de marchandises. Or il ne peut ignorer que l’échange de la force de travail contre le capital n’est un échange que formellement, qu’il a cette particularité de ne pas être libre et de ne pas être un échange proprement dit, puisque d’une part le travailleur n’a pas le choix de vendre ou non sa force de travail et que d’autre part c’est son propre travail qui produit la valeur de son salaire. Le chapitre d’où sort la citation dont Postone se sert se termine par une considération qu’il néglige, à savoir que

« le marché une fois conclu, on découvre qu’il [le travailleur] n’est pas « un agent libre », que le temps pour lequel il est libre de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre… ». (Le Capital, chap. 8, PUF, p. 337, souligné par moi)

L’échange de la force de travail, en effet, est soumis à cette détermination d’une violence inégalée dans l’histoire: tant qu’il n’a pas vendu sa force de travail, le travailleur face au capital n’est qu’un pur sujet, coupé de la société et de la nature. Et, en tant que tel, il est irreproductible, ce qui le force à se soumettre aux conditions de ceux qui détiennent exclusivement les moyens de sa vie naturelle et sociale, à savoir les capitalistes. Postone passe sur cette détermination du travailleur « libre de tout » face à l’homme aux écus en commentant la lutte collective des ouvriers pour la réduction de la journée de travail. Or il fait partie des paramètres de cette lutte, comme de toute lutte de classes, que les capitalistes ont des réserves alors que les prolétaires se définissent précisément par le fait qu’il sont sans réserves. Les conditions de la lutte sont donc inégales, et sont loin d’un affrontement « droit contre droit ». La première détermination du prolétariat, c’est sa subordination au capital en tant que ce dernier détient le monopole des conditions de sa reproduction. Sans doute y a-t-il des phases proches du plein emploi où le prolétariat est moins désavantagé dans ce rapport dissymétrique, mais cela n’en change pas la nature profonde. Bien qu’il parle plusieurs fois de la subsomption du prolétariat sous le capital, cet aspect du problème est absent des réflexions de Postone. Et s’il évoque le prolétaire comme ce travailleur libre de tout (p. 397), cela reste sans effet sur son analyse. Au lieu de quoi, il nous présente le rapport entre prolétariat et capital comme une forme subordonnée du règne de la valeur en tant que domination abstraite. Il faut protester contre cette façon de voir qui masque la domination très concrète du capital sur le prolétariat.

De plus, comment faut-il comprendre l’échange de la force de travail contre le capital dans le système de Postone? La fonction médiatisante du travail abstrait, avons-nous vu, est qu’il est un pur moyen. Le producteur produit des marchandises qu’il n’utilise pas, pour acquérir les marchandises dont il a besoin. Ce schéma est facilement applicable à la petite production marchande. Mais dans le rapport capitaliste, comment définir la position du vendeur de la force de travail? A-t-il produit par son travail abstrait la marchandise qu’il vend? Non. Une des particularités de la marchandise force de travail est qu’elle n’est pas un produit de travail. Son travail produit-il des marchandises qui lui permettront d’en acquérir d’autres? Non plus, puisqu’il n’en est pas propriétaire. Le travail du prolétaire, dans sa dimension de création de valeur, ne consiste qu’à créer la valeur de ses propres subsistances et celle correspondant à la plus-value. Ce qu’il crée par son travail, il ne l’échange pas, et ce qu’il échange (formellement, pas réellement) ne résulte pas de son travail. Où est la « fonction médiatisante »? Postone n’arrête pas de dire qu’il ne faut pas s’arrêter aux apparences, qu’il place son analyse à un niveau très élevé d’abstraction. N’est-il pas en-dessous de ses propres exigences quand il considère l’échange de la force de travail comme celui d’une marchandise ordinaire? Selon moi, il n’est donc pas possible de dire que, quand il produit des marchandises, « ce que le travail objective, ce sont les rapports sociaux » (p. 238). Cela revient à limiter la notion de rapport sociaux à l’échange et à la répartition du travail social dans les différentes branches selon la loi de la valeur. Car le terme de rapport social recouvre plus que cela.

Dans le paragraphe sur le fétichisme, Marx dit de même que le fétichisme de la marchandise consiste en ce que la forme marchandise renvoie aux hommes

« l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport social existant en dehors d’eux , entre des objets » (Le Capital, chap. 1, § 4, PUF p. 82).

Il place ainsi nettement le rapport social au niveau de la division du travail. Dans d’autres endroits du Capital, la notion de fétichisme est aussi appliquée au rapport entre le travail et le capital, qui semble réifié quand le capital fixe semble être celui qui travaille activement face à l’ouvrier, simple rouage passif de la machinerie. Postone ne dit rien de cette vision élargie du fétichisme, ce qui est conforme à la position tout à fait subordonnée qu’il donne au rapport d’exploitation.

Par ailleurs, dans le paragraphe 4 du premier chapitre du Capital, Marx compare des choses qui ne sont pas vraiment comparables. Il met sur le même plan le rapport entre les producteurs dans l’échange et la division du travail et les rapports sociaux qu’il oppose à ce dernier, en tant que non réifiés, à savoir les rapports sociaux du Moyen-Age. Et il évoque le service de la corvée et de la dîme pour dire que ce sont des rapports personnels où, à la différence des rapports de valeur, « les travaux et le produits n’ont pas besoin de prendre une figure fantastique distincte de leur réalité » (ibid. p. 88). Il conclut:

« Quel que soit le jugement qu’on porte sur les masques sous lesquels les hommes ici se font face, les rapports sociaux que les personnes ont entre elles dans leurs travaux y apparaissent du moins comme leurs propres rapports personnels, et ne sont pas déguisés en rapports sociaux des choses, des produits du travail » (ibid. p. 89)

Au-delà de l’analyse du fétichisme, ce qui nous intéresse ici, c’est que Marx met sur le même plan des rapports entre les producteurs dans la division sociale du travail et des rapports entre travailleurs et non-travailleurs dans l’exploitation du travail. Au point qu’il désigne ces derniers comme rapports entre les personnes dans leurs travaux. Quand le serf se rapporte au seigneur pour faire la corvée, se rapportent-ils l’un à l’autre dans leurs travaux? Certes non, puisque ce rapport met en présence un travailleur et un non-travailleur, un exploité et un exploiteur. Postone reprend à son compte cette confusion, quand il évoque le précapitalisme où, dit-il,

« la distribution sociale du travail et de ses produits s’effectue par le biais d’un large éventail de coutumes, de liens traditionnels, de rapports de pouvoir non déguisés » (p. 223).

Je comprends que la distribution sociale du travail désigne la division du travail, tandis que les rapports de pouvoir désignent les rapports de classe et que la distribution des produits du travail inclut la délivrance du surproduit à la classe non-travailleuse. Mais ce n’est pas dit, de sorte que Postone peut rester dans un flou où la division du travail et l’exploitation du travail sont des rapports sociaux en général, sans qu’il soit nécessaire de les distinguer plus. Appliquée au capitalisme, cette confusion permet de dire que tous les rapports sociaux du capital se définissent par la valeur et le fétichisme de la marchandise, y compris l’échange de la force de travail et l’exploitation du travail (cf p. 467). C’est cette banalisation de la marchandise force de travail et de son échange contre le capital, dans la confusion d’une réification généralisée recouvrant aussi bien la division du travail que son exploitation, qui permet à Postone d’en rester à la fascination de la domination abstraite et du sujet automate.

Or la subjectivité des hommes dans leur travail, ce n’est pas en premier lieu la façon dont ils se répartissent le travail social total. C’est d’abord le fait que ce travail produit un surplus et qu’il est approprié par les non-travailleurs. Dans les sociétés de classes, il ne faut chercher la subjectivité ni du côté du travail ni du côté du non-travail. Certes, ni les activités du travail (l’habileté, la transmission de celle-ci, l’organisation, la coopération, etc.), ni les activités de la propriété (la gestion du travail, l’art, la culture, la police, etc.) ne sauraient exister si travailleurs et propriétaires n’étaient chacun dépositaires d’une forme de subjectivité. Mais l’existence réelle de la subjectivité humaine n’existe que dans le rapport des deux classes, car ce n’est que là qu’on peut appréhender une subjectivité qui dépasse le mouvement immédiat de l’économie et qui se comprenne comme auto-production de l’homme. Contrairement à ce que soutient Postone, ce n’est pas seulement dans le capitalisme que le mouvement de la société est « directionnel » (comprendre: a une dynamique qui lui donne sens en ce qu’elle va vers la possibilité d’un dépassement). Toute l’histoire du travail a une telle dynamique, parce que le travail est exploité et que l’exploitation du travail est une contradiction. Celle-ci met la société des hommes en mouvement des origines à aujourd’hui, et le sens de ce mouvement est l’intégration dans les rapports sociaux de la présupposition naturelle de l’existence humaine[2]. Cette dimension du travail et de son exploitation échappe complètement à Postone, et cela se traduit par la définition très pauvre qu’il donne du travail, comme nous l’avons déjà vu, ainsi que par sa vision parfaitement chétive du dépassement de la contradiction du capital, comme nous le verrons plus loin.

Postone ne nous propose que des définitions très limitées de ce que sont les rapports sociaux. Elles reflètent sa définition étroite du travail. Il parle des rapports sociaux comme « formes d’interdépendance sociale » (p. 81), ce qui est beaucoup trop général. Et quand il envisage les classes, il écrit que

« les formes sociales quasi objectives, impersonnelles, exprimées par des catégories telles marchandise et valeur ne masquent pas simplement les rapports sociaux « réels » (c’est-à-dire les rapports de classes); en fait, les structures abstraites exprimées par ces catégories sont ces rapports sociaux « réels ». » (p. 100, souligné par Postone).

On comprend que la réalité des rapports de classes est à chercher dans les rapports de valeur des marchandises entre elles. Cela est tout à fait conforme à ce que Postone répète plusieurs fois, à savoir qu’une analyse de la contradiction du capital en termes de valeur est supérieure à l’analyse en termes de classes. Disons pour conclure qu’un tel point de vue repose sur une appréhension limitée de ce qu’est la force de travail, mais aussi de ce qu’est le prolétariat, que Postone identifie systématiquement à la classe ouvrière et à son travail. On y reviendra.

4 – Valeur et productivité – Le moulin de discipline

Une des façons qu’a Postone de placer le rapport des classes, l’exploitation du travail, dans une position subordonnée est l’explication qu’il donne du développement de la productivité sous le capitalisme. Postone a raison de souligner avec force, dans son ouvrage, l’importance qu’a la catégorie de la productivité dans la compréhension du capital et de la valeur. Il a aussi raison de mettre en évidence la « dimension temporelle de la valeur » (p. 421 p. ex.). Pourquoi l’histoire du capitalisme est-elle une telle course à la productivité? Essayons de suivre le raisonnement de Postone.

Il y a dans la valeur et le capital, dit Postone, une dynamique immanente. Chaque augmentation de productivité du travail entraîne une augmentation de la richesse matérielle, c’est-à-dire de la quantité de valeurs d’usage produites par unité de temps, et donc fait baisser la valeur unitaire de chaque marchandise. Mais la valeur totale produite pendant chaque heure reste la même. C’est ici qu’intervient la notion de temps abstrait. Car la hausse de la productivité et la baisse concomitante du temps de travail socialement nécessaire, dès qu’elle se généralise, « redéfinit l’heure de travail social normative » (p. 425). En une heure de travail, on produit d’abord 2 mètres de toile. Puis, grâce à un nouveau métier à tisser, une heure de travail donne 4 mètres. Dès lors,

« bien qu’un changement de la productivité socialement générale ne change pas la masse totale de la valeur produite par unité de temps abstrait, il change la détermination de cette unité de temps. Seule compte comme une heure de travail social l’heure de temps de travail où se rencontre la norme générale du temps de travail socialement nécessaire. En d’autres termes, l’heure de travail social est constituée par le niveau de productivité » (p. 425, souligné par Postone)

Est-ce là plus qu’une façon inutilement compliquée de dire que la société compte comme heure de travail celle où le travail est exécuté avec un degré socialement moyen de productivité? Quoi qu’il en soit, Postone poursuit son raisonnement en nous montrant que, dans la période de temps où le nouveau degré de productivité se répand dans la société, la quantité totale de valeur produite est accrue… jusqu’à ce que le nouveau degré soit généralisé. La valeur totale produite retombe alors à son niveau antérieur. Postone n’explique pas en détail la raison de cette augmentation de la valeur totale produite. Il nous a dit que, quelle que soit sa productivité en volume de valeurs d’usage, une heure de travail est une heure de travail. Deux mètres de toile valent d’abord une heure de travail moyen. Supposons, que, dans la période de transition, l’heure de tissage moyenne sociale produise 3 mètres. Pourquoi ces trois mètres valent-ils plus que les 2 mètres de tissage ancien ou les 4 mètres de tissage nouveau, généralisé? Car c’est bien ce que Postone nous explique:

« la productivité augmentée augmente la quantité de valeur produite par unité de temps – jusqu’à ce que cette productivité se généralise; lorsqu’elle y est parvenue, la grandeur de valeur produite pendant cette période de temps, du fait de sa détermination temporelle générale abstraite, retombe à son niveau précédent. » (p. 426).

On hésite à suivre Postone dans ces augmentations et rechutes de la quantité de valeur produite au cours de la hausse de la productivité sociale du travail. Mais on en comprend bien la fonction. Il s’agit pour Postone d’établir le fonctionnement de son « moulin de discipline ». Ce dernier consiste en ce que la « détermination » de l’heure de travail moyen socialement nécessaire (comprendre: son degré de productivité) s’impose aux producteurs.

« Dès lors que ces méthodes [nouvelles] se sont généralisées, la valeur produite par unité de temps revient au niveau précédent. En effet, les producteurs qui n’ont pas encore adoptés ces méthodes nouvelles sont contraints de le faire ». (p. 427, souligné par Postone)

Ce que Postone veut nous dire ici, c’est qu’il faut comprendre la hausse inéluctable de la productivité du travail sous le capitalisme avant de parler, et même sans parler de la concurrence. Et en effet, la concurrence est pratiquement absente, en tant que telle, de son livre. Certes, le moulin de discipline n’est rien d’autre, mais Postone ne veut pas entendre parler des « producteurs privés indépendants », dont l’existence est pourtant posée par Marx comme la condition fondamentale de la valeur et de la marchandise. La concurrence est un élément secondaire dans le système de Postone. Certes, elle permet

« d’expliquer l’existence de la croissance [mais] c’est la détermination temporelle de la valeur qui, dans l’analyse de Marx, sous-tend la forme de cette croissance » (p. 460)

Postone veut prendre les choses à un niveau d’abstraction tel que la valeur produise toute seule, à partir de sa définition la plus générale et abstraite, la « dynamique immanente » de la société capitaliste. Il l’appelle « dynamique de transformation/reconstitution ». Cette notion va lui permettre de rendre compte du fait que

« la dynamique historique du capitalisme, telle que Marx l’analyse, n’est pas linéaire, mais contradictoire. Elle tend au-delà d’elle-même, mais n’est pas auto-dépassement » (p. 439)

En l’occurrence, la dynamique de transformation/reconstitution, c’est simplement le fait que l’augmentation continuelle de la productivité accroît la richesse matérielle (qu’il faut bien distinguer de la forme valeur de la richesse dans la société capitaliste), mais elle ne le fait qu’en reconstituant à chaque fois la base valeur de cette richesse. Pourquoi? Dit en termes simples, la réponse est que chaque hausse de la productivité, au lieu de libérer progressivement l’homme de l’obligation de travailler, résulte dans une baisse du temps de travail socialement nécessaire et donc dans une production de plus-value relative, ce qui est la logique même du capital. Mais Postone préfère nous expliquer, si on peut dire, que

 » comme le développement de la productivité redétermine l’heure de travail social, ce développement reconstitue la forme de nécessité associée à l’unité temporelle abstraite au lieu de la dépasser. Chaque nouveau niveau de productivité est structurellement transformé en présupposé concret de l’heure de travail social » (p. 440-441).

Pourquoi ne pas dire, avec Marx, que la reconstitution du rapport social capitaliste est incluse dans la logique même de la production de plus-value ? Pourquoi ne pas dire que « le processus de production capitaliste reproduit donc de lui-même la séparation entre travail et conditions de travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre, et mettent le capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir » ? (Le Capital, Pléiade I, p. 1080). Cela ne suffit-il pas pour comprendre que les gains de productivité ne vont pas servir à réduire le travail des ouvriers, mais à augmenter la plus-value des capitalistes ? Tout au long de TTDS, on est frappé par l’extrême complication des raisonnements qui, au final, ne nous donne que les éléments connus de la critique marxienne de l’économie politique. Pourquoi cette montée dans la haute abstraction? Pour montrer, ainsi que nous l’avons déjà vu, que la problématique de la valeur a une puissance explicative supérieure à celle qui pose les bases de la critique en terme de propriété privée et d’exploitation du travail. Mais encore: pourquoi faut-il renoncer à ces bases? Parce que ce sont celles du « marxisme traditionnel », qui a échoué, nous dit Postone. Cependant, cette puissance explicative supérieure est loin d’être évidente. On peut déjà remarquer le moulin de discipline a quelque chose de magique si on ne nomme pas les producteurs indépendants et leur concurrence. Mais surtout : que penser d’une puissance explicative qui limite son ambition à la compréhension de la valeur et du capital… sans les crises, à peine mentionnées en 600 pages ? Quant à l’échec du marxisme traditionnel, Postone en a placé la cause dans la conception « transhistorique » du travail. Cela implique-t-il de renoncer au prolétariat comme sujet révolutionnaire ?

5 – Le bébé et l’eau du bain

La critique que Postone fait du marxisme traditionnel est souvent pertinente, jusqu’au point où il jette le bébé avec l’eau du bain, et révèle alors les limites de son point de vue. En l’occurrence, Postone voit que, au cours de la période qu’il appelle « post-libérale » du capitalisme (en gros, le 20° siècle), la classe ouvrière s’est intégrée. La lutte des classes est apparue alors clairement comme un élément de la dynamique interne du capital, ne remettant nullement en cause sa « domination abstraite ». Beaucoup de raisonnements complexes de Postone s’attachent à conclure sur cette idée. Par exemple ici, dans la problématique du moulin de discipline et de la dynamique transformation/reconstitution (le terme général de Postone est la « dialectique du travail et du temps »), Postone conclut que la dialectique marxienne

« ne s’enracine pas dans une supposée contradiction fondamentale entre production et distribution, ni dans la propriété privée des moyens de production – c’est-à-dire dans la lutte des classes – mais elle découle des formes sociales particulières constituées par le travail sous le capitalisme, qui structurent cette lutte. » (p. 445)

Les « formes particulières » que le travail constitue, ce sont la marchandise, la valeur, la richesse matérielle comme simple support de la valeur. Quand Postone rejette le « marxisme traditionnel », il veut s’opposer à l’idée que la classe ouvrière et son affirmation sont le contenu de la libération post-capitaliste.

« l’analyse de Marx réfute l’idée que la lutte entre la classe capitaliste et le prolétariat soit une lutte entre la classe dominante dans la société capitaliste et la classe qui porte en elle le socialisme et que, par conséquent, le socialisme entraîne l’autoréalisation du prolétariat… Il est désormais clair que, dans l’analyse de Marx, le prolétariat n’est pas le représentant d’un possible futur non capitaliste » (p. 520-521)

On passera sur l’affirmation de Postone que Marx dit en effet  bien ce qu’il lui attribue. Il est vrai que Postone dit souvent, par précaution, que les raisonnements de Marx ont le contenu qu’il leur attribue « de façon implicite », ou qu’ils découlent de la logique immanente de l’exposé des catégories dans le Capital. Pour le reste, sans s’attacher à savoir si Marx est d’accord ou pas, on ne peut qu’être d’accord avec Postone sur le fait que l’autoréalisation du prolétariat n’est pas le contenu du socialisme. On comprend la proximité de cette critique postonienne et du point de vue communisateur. Mais en identifiant classe ouvrière et prolétariat, Postone reste prisonnier du paradigme qu’il critique chez les marxistes traditionnels. On l’a vu dans la façon dont il néglige la spécificité de la marchandise force de travail. On a dit aussi que, quand il évoque la subsomption du prolétariat sous le capital, il omet toujours de dire que le moment fondateur de cette subsomption, c’est le fait que le prolétaire est sans réserve face au monopole de la propriété privée – ou d’Etat –  des moyens de production. En opposition aux rapports sociaux « non déguisés », Postone parle des rapports sociaux capitalistes comme non directs, masqués. C’est vrai de ces rapports sociaux qu’ils considèrent comme déterminants, à savoir les rapports d’échange médiatisés par la marchandise. C’est vrai aussi pour le rapport social fondamental tel que je l’entends, à savoir le rapport d’exploitation, quand on le prend au niveau du partage de la journée de travail: personne ne connaît la position du curseur entre travail nécessaire et surtravail. Mais c’est faux quand on considère le moment fondateur du rapport d’exploitation dans le capitalisme, à savoir cette situation du prolétaire comme homme libre et sans réserve, moment qui est la contrainte non seulement au travail, mais avant tout au surtravail. Ce rapport là apparaît dans sa nudité directe dès que la misère ou la police font clairement apparaître qui sont les travailleurs et qui sont les propriétaires, et quelle est leur position relative dans le rapport « droit contre droit » que serait l’échange de la force de travail. Pour Postone, la question de la propriété capitaliste relève du marxisme traditionnel parce qu’il pense qu’on ne peut critiquer la propriété que pour s’en emparer et proposer une forme collective de propriété. Et pour s’arrêter là, c’est-à-dire: ne pas comprendre que le procès de travail industriel est spécifiquement capitaliste et qu’il ne saurait être reproduit à l’identique dans le cadre d’une nouvelle forme de société, etc. Or il est tout à fait possible de désigner la propriété capitaliste (privée ou publique) comme ce qui donne son assise à la classe capitaliste sans pour autant la revendiquer pour la classe ouvrière. Le point de vue communisateur montre que, sans nier le rôle de la propriété dans la définition du rapport de classe et dans la dynamique de l’accumulation, on peut aussi critiquer le travail, et bien plus profondément que ne le fait Postone. Bref, ce n’est pas parce qu’on fait de la contradiction des classes la contradiction fondamentale du capitalisme qu’on revendique pour le prolétariat la place des capitalistes.

Parmi d’autres exemples, en voici encore un qui montre la limite de la critique postonienne du programme prolétarien. Quand il reconnaît l’existence de la présupposition réciproque des classes, il montre la direction de sa critique, il va vers un dépassement communisateur du « marxisme traditionnel ». Mais il écrit:

« … la classe ouvrière est pour Marx l’élément constitutif essentiel des ces rapports [sociaux capitalistes] eux-mêmes. Tant le prolétariat que la classe capitaliste sont liés au capital, mais le prolétariat l’est davantage: on peut imaginer le capital sans capitalistes, mais pas sans travail créateur de valeur » (p. 523, souligné par Postone)

La limite qui est ici exprimée dans la pensée de Postone, c’est de croire que le travail puisse se passer de la propriété. Et c’est en effet ce qu’on apercevra plus loin dans les quelques éléments qu’il donne sur le possible dépassement du capital. Postone a raison de critiquer la vision programmatique, ou « marxiste traditionnelle » du prolétariat et de son auto-réalisation dans le communisme (p. 63 p. ex.). Mais il s’appuie pour ce dire sur le fait

« qu’il n’y a pas de continuité linéaire entre les revendications et les conceptions de la classe ouvrière se constituant et s’affirmant elle-même historiquement, et les besoins, les revendications, les conceptions qui renvoient au-delà du capitalisme » (p. 64).

C’est là que Postone rejette le bébé avec l’eau du bain (autre exemple p. 417). Il identifie classe ouvrière et prolétariat, et rejette le prolétariat sur la base du constat que l’affirmation de la classe ouvrière ne « renvoie pas au-delà du capitalisme », ce qui est vrai bien sûr. Postone renonce donc au prolétariat comme sujet de la révolution communiste sous prétexte que les revendications de la classe ouvrière ne mènent pas au communisme. On verra plus loin l’alternative qu’il propose. En attendant, et pour comprendre comment il justifie sa démarche, il faut faire cette remarque sidérante que, en 600 pages de considérations savantes sur la valeur et le capital, Postone ne prononce le mot de crise que deux ou trois fois, et pour n’en rien dire (pp. 542, 569). A l’opposé, il souligne plusieurs fois, dans sa description de la logique de la valeur, la capacité d’expansion infinie du capital.  Quant aux insurrections du prolétariat dans l’histoire du capitalisme, je n’en ai trouvé qu’une mention. Le concept de lutte de classes chez Marx, nous dit Postone

« se rapporte à un très large éventail d’actions sociales collectives: à l’action révolutionnaire ou, du moins, à l’action sociale fortement politisée visant à atteindre des buts politiques, sociaux et économiques à l’aide de mobilisations de masses, de grèves, de luttes politiques, etc. Mais il existe aussi un niveau « quotidien » de la lutte de classes. C’est d’abord ce niveau que Marx, dans son analyse des formes de la survaleur, présente comme moment inhérent au capitalisme » (p. 465)

Encore une fois, Postone dit vrai quand il dit que, dans l’analyse de la survaleur, Marx ne s’intéresse pas aux insurrections, à l’action révolutionnaire du prolétariat. Mais est-il vraiment honnête d’en rester là quand on parle de Marx, même du seul Marx de la maturité? Certes, si on allait au-delà de ce cadre étriqué d’un passage du capital, le pauvre Marx risquerait d’apparaître comme un « marxiste traditionnel » prônant l’auto-réalisation de la classe ouvrière comme contenu du socialisme. C’est donc sans doute pour masquer le marxisme traditionnel de Marx que Postone insiste sur les luttes quotidiennes. Après cette mention de l’action révolutionnaire du prolétariat, on n’en entendra plus parler. Postone occulte les phases de rupture insurrectionnelle aussi bien que les crises économiques qui jalonnent l’histoire du capital. Car pour lui la force de travail est une marchandise comme une autre (voir plus haut) et tout son système est bâtit sur le règne de la marchandise. Tout le système de Postone ne tient que si le sujet automate ne se bloque jamais. Et dans le monde abstrait de l’activité auto-médiatisante, où l’affrontement de classe n’apparaît plus comme un moment subordonné de négociation salariale, ces luttes prolétariennes mêmes qui justifient le point de vue de Postone, qui fondent sa recherche d’un dépassement du marxisme traditionnel, ces luttes ne nous parviennent qu’assourdies et banalisées. Elles sont évoquées de loin en loin, sans véritable nécessité, dans les raisonnements de Postone, et certainement sans aucune analyse approfondie. Quant aux crises cycliques du capital, elles ne figurent pas comme objet d’analyse dans TTDS.

6 – Recherche d’un dépassement possible

Dans un passage de son livre, Postone se propose de « développer brièvement le concept de contradiction » (p. 136). Mais il ne tient pas vraiment sa promesse, expliquant simplement que la critique marxienne de la société capitaliste repose sur « l’idée que les structures de la société moderne, les rapports sociaux qui la sous-tendent, sont contradictoires » (p. 137). Et on n’en sait pas vraiment plus sur ce qu’est une contradiction et la façon dont ça fonctionne. Or c’est important, non seulement pour appréhender la façon dont la société se développe, mais aussi et surtout pour comprendre comment peut se faire son dépassement. Or il faut constater que ce que Postone appelle la contradiction fondamentale du capitalisme reste un peu vague. Cette contradiction fondamentale est présentée de nombreuses fois dans le cours du livre. Elle dérive toujours de ces passages fameux des Fondements où Marx développe l’idée que, avec l’accumulation du capital et la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend de moins en moins du travail immédiat. C’est là, selon Postone, la contradiction fondamentale du capitalisme.

« L’opposition entre valeur et « richesse réelle » – c’est-à-dire entre une forme de richesse qui dépend « du temps de travail et du quantum de travail employé et une forme qui n’en dépend pas  – est essentielle à ces passages et pour comprendre la théorie de la valeur de Marx et la conception marxienne de la contradiction fondamentale de la société capitaliste » (p. 47)

Quatre cents pages plus loin, la même idée se précise:

« Je peux définir cette contradiction [fondamentale] comme une contradiction entre, d’un côté, le savoir et les capacités socialement généraux dont l’accumulation est induite par la forme de rapports sociaux médiatisée par le travail et, de l’autre, cette forme même de médiation » (p. 447).

Ce que je comprends comme une contradiction entre la puissance de production dérivant de l’application de la science et de la technologie à la production, d’un côté, et la mesure de la richesse par la valeur, par le travail immédiat, de l’autre. Ce qui donne plus loin la formulation suivante:

« le concept marxien de contradiction fondamentale du capitalisme est finalement celui d’une contradiction entre le potentiel des capacités générales de l’espèce qui se sont accumulées et leur forme aliénée existante en tant que constituée par la dialectique des deux dimensions du travail et du temps [comprendre: la dialectique de la valeur, travail concret/travail abstrait, temps concret/temps abstrait] » (p. 527, souligné par Postone)

On aurait tort de croire qu’ici Postone veut libérer les forces productives que le capital a accumulées pour les faire fonctionner comme telles. Ce serait du marxisme traditionnel. Il faut reconnaître à Postone qu’il veut bouleverser de fond en comble la façon de produire. Il dit plusieurs fois avec force que la valeur n’est pas un carcan qui enserre une production dont les modalités seraient neutres. Il dit au contraire que la valeur est une catégorie de la production avant d’en être une du marché, qu’elle informe entièrement la façon de produire sous le capitalisme. Cela dit, comment fonctionne cette contradiction vers son dépassement?

Avant toute autre considération, il faut d’abord savoir si, malgré le sujet automate, il y a dans la logique postonienne une possibilité de dépassement? La réponse est oui, car en fait, malgré la domination abstraite, les formes sociales du capitalisme ne sont que quasi-objective. Le préfixe est important. Il apparaît souvent dans le texte, mais sans être jamais expliqué en tant que tel. Il est évident que la notion du sujet automate est insoutenable pour quiconque parle de dépassement du capitalisme. Mais peu importe ici. Ce qui nous concerne, c’est que Postone affirme que

« ce qui m’intéresse ici… c’est le niveau de possibilité, c’est-à-dire la formulation la plus fondamentale d’une approche du problème de la constitution sociale de la subjectivité, y compris la possibilité d’une conscience critique et oppositionnelle. Le concept de contradiction permet une théorie qui fonde socialement la possibilité d’une telle conscience » (p. 64-65)

Ce passage dit deux choses. Il dit d’une part que, sur la base de la contradiction fondamentale du capitalisme – quelle qu’elle soit – il existe une possibilité de dépassement. Il dit d’autre part que la subjectivité qui sera à l’origine de ce dépassement se définit comme conscience critique et oppositionnelle. Le sujet automate s’occupe de la reproduction pratique, et la subjectivité de l’homme se contente de critiquer et de s’opposer. Est-ce à dire que la révolution redevient une affaire politique, comme dans le marxisme traditionnel? On peut le penser quand entend parler de renouvellement de la théorie de la démocratie politique (p. 32). Ou encore quand la valeur est critiquée « du point de vue de la possibilité historiquement émergente d’autres médiations politiques et sociales » (p. 81). La possibilité du dépassement est donc bien là, dans une conscience politique critique qui se développerait à partir de certains groupes sociaux. Lesquels ? Postone répond d’abord de façon générale.

« l’objectivation est effectivement aliénation – puisque ce que le travail objective, ce sont les rapports sociaux. Toutefois, cette identité est historiquement déterminée: elle est fonction de la spécificité du travail sous le capitalisme. Il existe donc une possibilité de la dépasser » (p. 238)

A ce niveau de généralité, impossible de ne pas donner raison à Postone. On demande donc des précisions. Postone dit plusieurs fois que ce sont les hommes qui ont fait l’aliénation ; ils vont donc la défaire. Quels hommes? La première réponse, on l’a déjà vu, c’est que ce n’est pas le prolétariat qui,

« loin de représenter la négation de la valeur, … constitue cette forme de richesse homogène, abstraite, la médiation sociale dont la généralité homogène s’oppose à la spécificité qualitative ». (p. 539)

Je ne reviens pas sur cette définition limitative du prolétariat par la valeur qu’il produit, par son identification à son travail. J’ajoute seulement qu’on comprend mieux que Postone rejette le prolétariat comme sujet du dépassement du capitalisme quand on sait que, pour lui, le prolétariat n’est sujet qu’en tant que vendeur de la force de travail et qu’il est réduit au statut d’objet (du capital) dès qu’il se met au travail (pp. 413, 540). Dans ces conditions,

« La question de la nature et des sources des formes de la subjectivité historiquement constituée qui renvoient au-delà de l’ordre existant doit [donc] être repensée » (p. 540)

Et Postone part à la recherche du sujet de la révolution. Rappelons que, pour lui, la subjectivité n’est pas un autre mot pour le rapport social qui, dans toutes les formes de société, constitue l’auto-production de l’homme comme être naturel et social. Pour lui, « subjectif » désigne des « formes de pensées et de sensibilité » (p. 540). Que trouve-t-il, dans la société actuelle, qui « renvoie au-delà du capitalisme »?

En premier lieu, et ce n’est pas inintéressant, il remarque un « changement d’attitude envers le travail et ce qui constitue une activité chargée de sens » (p. 541). Il ne faut cependant pas espérer trop de cette sensibilité de Postone à cet aspect important de l’activité du prolétariat dans la période récente. Non seulement il ne nous dit rien de ce changement d’attitude envers le travail, mais de plus les activités chargées de sens auxquelles il pense pour aller au-delà du capitalisme sont en premier les « valeurs post-matérialistes » qui se sont diffusées sur la base de la crise des années 60-70. Postone ne donne pas de détails. Faut-il comprendre que le mouvement hippy fait partie du nouveau sujet révolutionnaire?

Ensuite, Postone pense voir une « importance croissante de la consommation dans la construction de soi » (p. 542). Comment comprendre cela? Comme une alternative à l’identification au travail, sans doute. Postone pense qu’il faut

« analyser l’importance subjective croissante de la consommation en termes de déclin du travail comme source d’identité » (p. 542)

Là non plus, pas de détails. Mais on comprend ( ?) que Postone compte sur les mouvements de consommateurs pour donner une identité à un nouveau sujet de la révolution.

Selon Postone, ces quelques éléments pourraient « être un point de départ pour repenser le rapport classe ouvrière/possible dépassement du capitalisme » (p. 542). Car dans il reste quand même, pour Postone, à abolir le travail prolétarien, et donc le prolétariat (id.). Cela veut-il dire que Postone inclut le prolétariat dans le sujet révolutionnaire? Cette question est « très problématique ». Car

« ces actions [sociales et politiques du prolétariat] et ce que l’on appelle habituellement la conscience de la classe ouvrière restent prisonniers de la formation sociale capitaliste – et cela pas nécessairement parce que les travailleurs seraient corrompus sur les plans matériel et spirituel, mais parce que le travail prolétarien ne contredit pas fondamentalement le capital » (p. 543)

Dans ces conditions, comment faire pour abolir le travail prolétarien? Postone n’a pas d’autre proposition que de revenir sur les « divers types d’insatisfaction ou de manque d’identification des travailleurs avec leur travail » (p. 544). Mais il ne donne aucun détail. Il se contente de poser le problème qui le bloque et qui découle de son identification du prolétariat à la classe ouvrière:

« Si un mouvement impliquant les travailleurs renvoyait au-delà du capitalisme, il aurait à défendre les intérêts des travailleurs tout en participant à la transformation des travailleurs – par exemple en mettant en question la structure existante du travail, en cessant d’identifier les hommes seulement d’après cette structure et en contribuant à repenser ces intérêts. Mais je ne puis ici que mentionner ces thèmes » (p. 544)

Après avoir fait bien des détours, après avoir infligé au lecteur de longs et difficiles développements d’importance secondaire (par exemple dans la critique de l’école de Francfort), Postone n’a plus la place ou le temps de nous expliquer comment son système se déboucle. Il nous propose quelques fragments là où sa critique du « marxisme traditionnel » devrait affirmer fortement la base sociale qui la fait exister. Comment comprendre cette négligence, sinon par le fait que, ayant éliminé le prolétariat comme sujet révolutionnaire, il se retrouve avec des éléments disparates qui trouvent mal leur place dans un système qu’il a pourtant construit de façon très méthodique? Aussi en est-il réduit à faire appel à l’espèce, mais toujours en passant, sans développer. Il nous dit par exemple que le capital est « la forme réelle d’existence des « capacités de l’espèce » (et non plus celles des seuls travailleurs) » (p. 512). Et ces capacités de l’espèce « se développent sous une forme aliénée qui s’oppose aux individus » (p. 516). Tout cela est trop disparate et superficiel pour nous permettre  de comprendre, sur la base des éléments que Postone nous a donnés, comment les individus de l’espèce auraient la possibilité de dépasser le capitalisme.

Cependant, toute cette problématique dépend aussi de la définition que l’on donne du dépassement. On a déjà vu que le passage au communisme comporte l’abolition du travail prolétarien. Plus précisément,

« une bonne partie du travail qui, en tant que source de valeur, est devenue de plus en plus vide et fragmentée pourrait être abolie; toutes les tâches unilatérales restantes pourraient être soumises au principe de rotation… Le travail [serait] redéfini et restructuré de manière à être plus intéressant et intrinsèquement gratifiant » (p. 531).

On voit ici la modestie des ambitions de Postone : réduction du temps de travail, rotation des tâches, enrichissement des tâches. Cela ressemble beaucoup au discours des sociologues des années qui, dans les années 70, prônaient une humanisation du travail pour répondre à la révolte des OS. En accompagnement logique de la réhabilitation du travail comme activité pleine de sens et de gratification, il propose évidemment l’instauration d’un revenu garanti (p. 535) grâce auquel l’acquisition de moyens de consommation ne dépend plus du temps de travail. On fait ici la même remarque que plus haut : le traitement social du chômage a déjà permis de séparer le travail et la consommation – certes à un niveau très faible. Postone revendique simplement, comme Gorz qu’il cite approbativement, d’améliorer ce niveau. L’abolition du travail prolétarien à la Postone implique aussi que l’individu ne soit plus attaché à un même travail toute sa vie (p. 531). Or cela fait partie des revendications courantes des capitalistes d’aujourd’hui. Quelle perception Postone a-t-il de ce qui se passe dans la société réelle pour écrire des choses comme ça? Il reproche (avec raison) au marxisme traditionnel d’être incapable de rendre compte des conditions de la société capitaliste moderne, de ne pas être en phase avec « les sources de l’insatisfaction sociale actuelle dans les pays industriels avancés » (p. 27). Mais lui-même est bien en peine de prendre en charge la spécificité de notre époque, et c’est pourquoi il tombe dans des platitudes à la Gorz.

L’abolition du travail prolétarien, c’est aussi

« l’abolition de deux impératifs de la valorisation: la nécessité de toujours augmenter la productivité et la nécessité structurelle que du temps de travail immédiat soit dépensé à la production » (p. 531)

Ici, Postone fait la moitié du chemin sur la question de la productivité. Cette catégorie, qu’il abondamment étudiée dans son ouvrage, n’est pas supprimée. Ce qui disparaît, c’est seulement la nécessité constante et impérieuse de son augmentation. Or ce n’est qu’en renonçant radicalement à la catégorie de la productivité qu’on peut libérer l’activité humaine productive de la dictature du temps. Postone veut sans doute une poursuite « raisonnable » de la productivité. Par ailleurs, je comprends l’autre élément de sa proposition comme la revendication de l’automation. L’automation, comme l’abondance, est une formule magique pour se débarrasser de la valeur sans transformer l’activité productive – ce que pourtant Postone revendique plusieurs fois. Mais force est de constater qu’il n’y parvient pas.

Le lecteur a compris mon propos: il est clair que, chez Postone, l’abolition du travail prolétarien n’a rien à voir avec le dépassement du travail tout court et de l’économie. L’ambition de Postone, ce sont

« des modes de travail individuel qui, libérés des contraintes de la division de détail du travail, pourraient être plus pleins et plus riches pour tous » (p. 532)

… sauf pour ceux dont c’est le tour d’aller travailler dans les usines fordisées qui restent indispensables pour la création de « richesse matérielle » (pas de valeur, bien sûr). La rotation des tâches, comme le reste de l’économie communiste seront gérés par une « sphère publique politique [qui] jouerait un rôle plus central que sous le capitalisme » (p. 530) grâce à la fin des inégalités de richesse qui, aujourd’hui, distordent le contenu de la politique. Bien entendu, cette économie où la croissance n’aurait pour but que la richesse matérielle (c’est-à-dire la valeur d’usage (sens commun) et non pas la valeur) serait respectueuse de l’environnement. De plus, la perte de centralité du travail

« ne permettrait pas seulement une nouvelle structuration du travail, mais aussi de restructurer radicalement toute la vie sociale et de lui redonner du sens – pas seulement pour quelques favorisés (ou quelques marginaux) mais pour le plus grand nombre » (p. 533)

Le tableau est complet: réduction du temps de travail, travail plein de sens, économie de la valeur d’usage, automation, production et consommation face à face, fin des inégalités  criantes de richesse et de pouvoir (p. 530), temps libre consacré à la culture pour tous, pas seulement les riches et les artistes, et démocratie renouvelée pour chapeauter le tout. Vous avez dit critique du marxisme traditionnel?

7 – Conclusion: popularité de la théorie critique de la valeur

On voit donc que les insuffisances patentes de l’analyse de Postone tout au long de son ouvrage font que la montagne accouche d’une souris au moment où il essaie de boucler son exposé sur ce dépassement du capital qu’il a régulièrement revendiqué tout au long du livre. Car en ayant mis la reproduction sociale dans les mains d’un sujet automate, Postone se trouve dans l’obligation d’aller chercher ailleurs que dans la production de valeur la possibilité et les modalités du dépassement. Si ce sont bien les hommes qui produisent leur aliénation, ils doivent bien pouvoir la défaire. Telle est la façon limitée dont Postone pose la possibilité du dépassement du capital (par exemple p. 238).

Ceci est une autre façon de dire que ce qu’on appelle la critique de la forme valeur est inadéquate pour atteindre le cœur de la contradiction du mode de production capitaliste. Fondamentalement, cela provient du fait qu’elle traite l’échange de la force de travail comme celui de n’importe quelle marchandise. Le prolétariat est identifié à la marchandise force de travail, et le caractère unique dans l’histoire de cette classe du travail est donc évacué. Ce caractère unique, c’est que la classe du travail est totalement séparée des moyens de travail, et que la rencontre entre le travailleur et ses moyens de travail n’a lieu qu’à condition qu’il y ait assez de plus-value. Dans le cas contraire, le prolétariat se retrouve pur sujet face au capital, et il est contrait de se soulever et d’inventer dans l’insurrection de nouvelles formes de vie et de socialisation (les barricades, la Communes, les conseils, le pillage…). Tout cela est totalement absent de la problématique de Postone, qui doit donc parler de domination à la place d’exploitation et qui doit partir à la recherche de changements de mentalité pour espérer trouver le sujet du dépassement du capital.

Ce dépassement lui-même, pour le peu qu’il en dit, reste une forme d’économie et de politique. Cela est conforme à sa vision de la contradiction du capital, qu’il situe entre richesse matérielle et valeur, entre l’état existant de la production et son potentiel:

« la contradiction marxienne devrait être comprise comme une contradiction croissante entre le type de travail social que les hommes accomplissent sous le capitalisme et le type de travail qu’ils accompliraient si la valeur était abolie et si le potentiel productif développé sous le capitalisme était utilisé réflexivement pour libérer les hommes des structures aliénées constituées par leur propre travail » p. 61)

On a déjà dit que Postone ne tient pas sa promesse de définir vraiment le concept de contradiction. Ici encore, on est bien en peine de comprendre comment pourrait fonctionner une contradiction définie entre un pôle qui existe et un autre qui n’existe pas. De plus on voit que le communisme de Postone fonctionne encore comme une économie, avec le travail (certes rendu attrayant et gratifiant), la consommation et des instances politiques démocratiques pour régler l’ajustement de la production aux besoins. La contradiction fondamentale de Postone produit ainsi un dépassement très limité, à la mesure de sa pauvreté théorique.

Dans ces conditions, et sous réserve que Postone soit représentatif de la théorie de la forme valeur, on voit mal la convergence entre cette théorie et celle de la communisation. C’est pourtant ce que la revue Endnotes soutient. Parlant de Temps, Travail et Domination Sociale, la revue écrit:

« Il est intéressant de voir que, à part cette mise au rancart de la [lutte de] classe, Postone est plus explicite que la plupart des marxistes académiques de la forme-valeur pour tirer de sa théorie des conclusions qui le placent à l’ « ultra-gauche » en termes politiques ou même résonnent avec les thèses de la communisation. » (Communisation and the value-form theory, Endnotes n°2, p. 97, traduction Endnotes, sur son site).

On n’a pas dû lire le même livre. Si on comprend « ultra-gauche » comme la critique de gauche de la révolution bolchevique (gauche allemande, gauche italienne), Postone la range dans le marxisme traditionnel – sans s’y intéresser plus particulièrement (p. 25). Si on donne à « ultra-gauche » le sens de critique de cette gauche critique du bolchevisme, Postone en est très loin, et donc est très loin aussi de la problématique de la communisation. Certes, la critique de la forme valeur amène Postone à dire clairement que la valeur est une catégorie de la production et non pas de l’échange seul, et c’est un mérite qu’on ne peut pas lui dénier. De même, il explique bien que le travail concret n’est pas une activité qui reste extérieure à la logique de la valeur, mais qu’il est mis en forme par celle-ci. Il ne va pas jusqu’à dire que la valeur d’usage est une catégorie pleine et entière de la valeur, qu’il faut distinguer valeur d’usage et utilité, mais il fait une partie du chemin dans ce sens. Son insistance sur la question de la productivité et la dimension temporelle de la valeur touche un aspect important de la critique de l’économie. Mais cela le laisse encore loin d’un point de vue communisateur, comme il apparaît dans la façon dont il dénoue sa critique en termes de travail et de politique rénovés. Il me semble que cette limite de Postone ne vient pas de ce qu’il ne va pas jusqu’au bout de son raisonnement, mais de ce que son point de départ exclut non seulement la communisation, mais même simplement toute rupture dans la mécanique du sujet automate, rupture qui seule permet la remise en cause pratique des catégories du capital. Cette rupture, selon moi, se définit comme insurrection et activité de crise, dans laquelle seule le prolétariat développe une forme de subjectivité qui rend possible (mais non inéluctable) le dépassement du capital (voir http://www.hicsalta-communisation.com/textes/activite-de-crise-et-communisation-5). Mais pour définir une telle rupture, il faut une contradiction qui soit plus qu’une « tension » entre la réalité et le potentiel qu’elle recèle. En dernière analyse, Postone n’a tout simplement pas de théorie du sujet réel – le sujet automate l’en dispense.

Reste à comprendre la popularité étonnante de la théorie critique de la valeur. La lecture du seul livre de Postone ne permet pas de conclusion générale à ce sujet. Mais on peut tenter des hypothèses. On peut remarquer que le thème du sujet automate est une description frappante du fonctionnement de la société capitaliste dans la prospérité, lorsque la vente de la force de travail s’enchaîne automatiquement à la fin d’un cycle de production. Alors en effet, les hommes semblent de simples pions de la machine anonyme du capital. Mais ce n’est pas sur ce terrain de la prospérité qu’a poussé la théorie critique de la valeur. Elle est née dans le contexte de défaite du prolétariat après les luttes des années 60 et 70, qui fut une défaite sans retour à la prospérité d’avant la phase de crise. Le contexte d’alors, ce fut celui de la décomposition du vieux mouvement ouvrier, de ses organisations politiques et syndicales. Ce processus s’accompagna de luttes prolétariennes nombreuses, parfois massives, mais n’atteignant pas le niveau insurrectionnel. Cela suffit à la théorie critique de la valeur pour dire que toute lutte de classe fait partie de la logique reproductive du capital, et élargir ainsi le sujet automate de la pure prospérité à la période de récession longue qui dure depuis plus de trente ans. La théorie critique de la valeur est l’expression de cette phase où il n’y a pas de crise majeure, mais suffisamment de déséquilibres dans le mode de production capitaliste pour en susciter la critique. Cela explique sans doute sa popularité. La théorie critique de la valeur serait le discours adéquat de la récession longue. Cependant, sa limite fatale est d’oublier la crise, de critiquer le marxisme traditionnel du point de vue de la récession longue, plutôt que de partir de la crise comme vérité du mode de production capitaliste.

Comme bien d’autres, la théorie critique de la valeur prend la décomposition du mouvement ouvrier pour la fin du prolétariat comme sujet de la révolution. Mais à la différence de bien d’autres, au lieu de rejeter l’ensemble de la théorie communiste constituée depuis Marx, les « Wertkritiker » conservent les catégories de l’analyse marxienne et, grâce à elles, trouvent dans la valeur, dans le sujet automate, l’explication de cette disparition du prolétariat. La domination abstraite explique l’absence de luttes radicales. Elle permet également de rendre compte de la subordination de la masse de ceux qui ne travaillent pas au capital. Cela s’applique en particulier à toute cette section de la population des pays industrialisé qui vit du welfare (qui n’a pas disparu, par exemple en France, où plus d’un million de personnes vivent du RSA). Cette population de chômeurs plus ou moins permanents n’a pas de patron, et pourtant connaît bien la domination du capital. Peut-être cela contribue-t-il à expliquer la vogue de la domination abstraite et du sujet automate. Mais cela est aussi appliqué, par les Wertkritiker eux-mêmes, à ceux qu’ils considèrent comme les deux milliards d’exclus qui vivent dans les bidonvilles. Il ne s’agit ici que de remarquer que cette masse considérée comme exclue est parfois présentée par eux comme la contradiction du capital, alors qu’elle n’est pas concernée par la contradiction entre travail nécessaire et surtravail, puisque par définition elle ne travaille pas. On trouvera ailleurs une critique de ce point de vue (http://www.hicsalta-communisation.com/textes/les-bidonvilles-forment-ils-une-planete-a-part).

Dans le mouvement général de popularisation de la théorie critique de la valeur, il y a encore un sujet d’interrogation. Même si beaucoup de partisans de la théorie critique de la valeur pensent trouve chez Postone tout ce qu’il faut pour critiquer la société capitaliste, il n’en reste pas moins que certains, se trouvant sans doute insatisfaits de l’absence de problématique de la crise et de la faiblesse de la perspective de dépassement chez notre auteur, rejoignent le courant communisateur pour donner un issue révolutionnaire à leur critique de la valeur. Si l’on en juge par la revue SIC, ou par la revue Endnotes, la jonction se fait plus sur le mode de l’addition de deux visions que comme synthèse – en l’occurence synthèse entre TC et la théorie critique de la valeur. TC accepte de servir de complément théorique aux Wertkritiker qui se sont rapprochés de lui, mais en se gardant d’utiliser leurs idées. Et de même les Werkritiker croient faire aboutir leur critique de la valeur en reprenant les résultats de TC, alors qu’il ne s’agit que d’une juxtaposition – à moins de croire vraiment que Postone est quasi-communisateur.

B.A.

janvier 2013


[1] M. Postone: Temps, travail et domination sociale, Paris, 2009

[2] Voir B. Astarian: Le travail et son dépassement, première partie.