Dans le présent chapitre, je reviens sur les remarques finales du chapitre précédent concernant la théorie critique de la valeur. L’objectif est double. D’une part essayer de mieux comprendre ce que pourrait être concrètement la socialité de la valeur incarnée dans la marchandise et l’argent. D’autre part, il s’agit d’examiner comment certains partisans de la théorie critique de la valeur essaient, sur les bases qui sont les leurs, de produire un dépassement de la contradiction de MPC formulée dans les termes de la théorie critique de la valeur. On verra que cela ne va pas sans problèmes.

Plan:

7.1: Socialité de la valeur?

7.1.1: La domination réelle du capital et le règne généralisé de la valeur
7.1.1.1: Marchandisation de la vie privée
7.1.1.2: Recherche de rentes

7.2; Crise de la valeur?

7.2.1: Postone, Kurz, Jappe
7.2.2: Crises, de Léon de Mattis
7.2.3; La Crise de la Valeur selon Perspective Internationaliste

Conclusion

o-O-o

7.1 – Socialité de la valeur?

7.1.1 – La domination réelle du capital et le règne généralisé de la valeur

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la « socialisation » dont on parle quand on évoque le fétichisme de la marchandise et les producteurs échangistes, c’est la loi de la valeur. La sphère des échanges est l’endroit où se réalise la valeur des marchandises et où les écarts entre prix et valeur (pour la petite production marchande) ou entre prix de marché et prix de production (pour le capital) déterminent la circulation des capitaux d’une branche à l’autre. Les capitaux quittent les branches où le prix de marché est inférieur au prix de production pour se diriger vers d’autres branches où c’est l’inverse. Ainsi se détermine, en tendance et en théorie[1], un taux de profit moyen pour l’ensemble de la société capitaliste. Mais aussi et surtout: ainsi se détermine la répartition du travail social total entre les différentes branches. C’est ce dernier point qui nous importe le plus pour notre propos. Marx, les marxistes traditionnels et la théorie critique de la valeur elle-même considèrent tous que le contenu social du MPC se trouve dans ces rapports de valeur, dans cette répartition du travail social total par la loi de la valeur. Il ne s’agit pas de remettre en cause la véracité de ce fait. Il s’agit de se demander si c’est bien là la forme de socialité capitaliste à laquelle est confronté le prolétariat.

Selon moi, la socialisation par la loi de la valeur est secondaire par rapport au rapport d’exploitation du travail par le capital. Elle détermine la façon dont le travail total de la société se répartit entre les branches, mais ne concerne pas directement la répartition de ce travail total entre travail nécessaire et surtravail. Or ce taux d’exploitation définit la contradiction des classes comme division de la journée de travail entre travail nécessaire et surtravail. Et il est l’un des paramètres fondamentaux du taux de profit (l’autre étant la composition organique du capital). Autrement dit, le taux d’exploitation est l’un des paramètres qui détermine si le taux de profit est suffisant pour la reproduction de la société dans son ensemble, et donc aussi pour la socialisation du prolétariat par l’achat-vente de la force de travail. Autrement dit encore, la vraie socialisation capitaliste n’est pas à chercher dans la répartition du travail et du capital dans les différents secteurs par la loi de la valeur, mais dans l’exploitation du travail qui, si elle est suffisante, permet ensuite de parler de cette répartition. A l’opposé, la théorie critique de la valeur croit dénoncer le cœur de la socialité capitaliste quand elle dénonce le fétichisme de la marchandise, la nature automatique et inconsciente de la répartition du travail total, et met au jour la façon dont la loi de la valeur envahit la société tout entière, par opposition à la sphère purement économique. Elle s’insurge alors contre l’aliénation liée à cette domination par la valeur des moindres recoins de la société capitaliste. Par exemple:

« Tandis que la transition à la domination réelle est un long processus historique qui continue jusqu’à aujourd’hui, son point final théorique, un monde dans lequel la loi de la valeur pénètre toutes les parties de la planète, tous les aspects de la société civile, transforme chaque objet, chaque activité en une marchandise, absorbe chaque émanation de la vie sociale, politique et culturelle dans le tissu du marché, est une perspective terrifiante, proche de ce que nous vivons. » (Sander, Crise de la valeur, Perspective Internationaliste n° 51-52, automne 2009)

La généralisation de la valeur, nous dit Sander, engendre une réification poussée de la société. On suppose que cette aliénation extrême va nécessairement engendrer une révolte contre elle. Mais avant de considérer cet enchainement dans le raisonnement de Sander (§ 7.2.3), essayons de mieux comprendre cet envahissement de la société civile par la loi de la valeur, cette transformation de toute activité en marchandise. Dénoncer la marchandisation de tous les aspects de la vie est devenu aussi courant que de dénoncer la société de consommation il y a quarante ans. On dénonce que des activités qui étaient gratuites deviennent payantes. Il peut s’agir de la garde des enfants, de la préparation de plats cuisinés, mais aussi de l’accès au littoral marin ou de la disposition d’une variété de semence de riz. Chaque « émanation de la vie sociale », voire naturelle, devient une marchandise. Ces aspects très décriés de l’envahissement de toute la société par la valeur sont présentés comme la preuve que la valeur ne peut que s’accroître et que cette nécessité l’amène à tout accaparer et tout réifier en marchandises. L’envahissement de la vie courante par les relations marchandes est indéniable, mais répond-il à cette logique expansionniste de la valeur? Est-il la preuve d’une détermination abstraite de la valeur à gagner tous les pores de la société? Cette détermination serait l’explication du fait que la valeur doit gagner toutes les sphères de la sociétés et que c’est là son triomphe.

7.1.1.1 – Marchandisation de la vie privée

Toute une partie de la marchandisation correspond à la transformation en services payants d’activités auparavant gratuites dans la vie de la famille. La garde des enfants, l’aide aux personnes âgées, la cuisine, le ménage, etc., étaient autrefois l’activité de la mère de famille, essentiellement. Elles deviennent maintenant des prestations payées à des sociétés de service. La valeur envahit l’intimité familiale! La question n’est pas ici de savoir s’il vaut mieux que la mère de famille reste au foyer ou travaille au dehors et se fasse remplacer dans ses activités domestiques (car c’est toujours une prérogative de la femme). La question est de savoir si la marchandisation de la vie de famille répond à la logique abstraite de la valeur en expansion. La réponse consiste d’abord à observer que les services domestiques concernent surtout les familles bourgeoises ou petites bourgeoises. Celles-ci dépensent leur revenu comme elles veulent, et l’imputation de ces dépenses à tel ou tel secteur n’augmente en rien la masse totale de la valeur dans la société ni à la rentabilité du capital en général. Par ailleurs, la mise au travail des femmes de ces classes sociales répond aussi à l’augmentation du besoin de cadres dans les entreprises. L’arrivée des femmes dans ces professions permet de couvrir ce besoin tout en faisant baisser le coût des cadres en général, en payant moins les femmes. Ces dernières sont normalement amenées à se faire remplacer dans la famille par des services payants. Ici comme dans le cas des familles prolétariennes, cela n’est pas la preuve de l’expansion irrésistible de la valeur en tant que telle, mais de celle de certains capitaux aptes à faire travailler des femmes. Cette évolution a d’ailleurs fait apparaitre une augmentation du chômage dans ces catégocies socio-professionnelles.

Dans les familles prolétariennes, le remplacement de la femme qui travaille à l’extérieur est plutôt assuré par les solidarités familiales ou de voisinage. Mais dans la mesure où la famille prolétaire a recours à des services domestiques payants, on est en présence d’une modification, voire d’un agrandissement du panier des subsistances, rendu nécessaire par la mise au travail salarié de la mère de famille. Il dépend de multiples circonstances que le capital ait besoin de mettre les femmes, et parfois les enfants, au travail. Ce n’est pas le lieu de discuter ici de cette question. Le point qui importe ici c’est que l’éventuelle marchandisation d’activités familiales auparavant assurées gratuitement répond à l’apparition de nouveaux besoins vitaux chez les prolétaires. L’évolution du rapport entre travail et capital fait constamment évoluer le panier des marchandises nécessaires à la force de travail. Et cette apparition de nouveaux besoins trouve normalement des capitalistes pour les satisfaire en réalisant un profit. Le capital attire de nouveaux (nouvelles) prolétaires dans le salariat, il est normal que la branche II produise les marchandises requises pour leur reproduction. Nul besoin d’invoquer la logique immanente de la valeur pour expliquer le remplacement des activités gratuites de la mère de famille par des services payants délivrés par un capitaliste. Et surtout, il ne faut pas inverser l’ordre de causalité: ce n’est pas le besoin de trouver une nouvelle fraction de population à qui vendre quelque chose qui entraîne la marchandisation de la vie des prolétaires; ce sont bien plutôt les conditions de l’accumulation du capital qui font apparaître de nouveaux besoins de main d’œuvre (les femmes, p. ex), et qui entraînent une extension et/ou une modification du panier des subsistances. Ce n’est pas l’expansion abstraite de la loi de la valeur conformément à son concept qui transforme les activités intimes de la famille en marchandises, mais c’est la recherche d’une main d’œuvre spécifique requise pour son accumulation qui amène le capital à produire de nouvelles marchandises dans la branche II. Que des capitaux nouveaux se précipitent sur ces créneaux pour en tirer profit n’est rien que normal. Au niveau du capital dans son ensemble, la reproduction du prolétariat passe par une modification de la vie familiale où la marchandisation n’est, en raison de la modicité des dépenses prolétariennes, qu’un aspect subordonné.

Quels sont les autres aspects de la marchandisation universelle à laquelle nous soumettrait la loi de la valeur? Quelles sont ces « émanations de la vie sociale, politique et culturelle » qui sont absorbées dans le tissu du marché? S’agit-il de la marchandise-médecine? De gratuite (dans certains cas, dans certains pays), elle devient payante. L’idée que la santé est un droit, et non pas une marchandise, fait partie de l’habillage idéologique du compromis fordiste construit après guerre dans certains pays européens. En réalité, elle est une partie du panier des subsistances qui est payée collectivement au travailleur collectif par les capitalistes dans leur ensemble. Pour être exact, ce n’est pas le soin ou la santé qui font partie des subsistances nécessaires à la force de travail, mais les primes d’assurances versées au système de sécurité sociale. Dans le contexte de pénurie de main d’œuvre de la reconstruction d’après guerre, les soins médicaux font partie des marchandises nécessaires à l’entretien d’une force de travail que le travail fordisé abîme de plus en plus vite. La fin de cette période et l’apparition d’un excédent permanent de main d’œuvre remettent en cause cette attention – toute relative d’ailleurs – à la santé des travailleurs. Le prolétaire individuel qui est pris en charge à l’hôpital vit le soin comme un droit, mais c’est en fait le remboursement d’un sinistre dans un système d’assurance où il a payé ses primes. Il est donc dans un échange marchand (collectif et obligatoire, sans doute) normal. Seule la couverture par le budget général de l’Etat d’un éventuel déficit de ce système d’assurance, représentant un supplément de salaire indirect versé au bénéficiaire des soins, pourrait être considéré comme un « droit ». A partir de là, la recherche par le capital d’une baisse générale du niveau des salaires implique en premier lieu de supprimer ce déficit, et en second lieu de réduire le nombre des risques santé couverts par le système d’assurances. Dans ces conditions, peut-on dire que, dans la période actuelle, la loi de la valeur envahit le secteur de la santé, dont elle aurait été absente auparavant, parce que de plus en plus de soins sont privatisés? Je ne le pense pas. On assiste ici à une modification du panier des subsistances du prolétariat, et en même temps à une réduction de ce panier. Le service médical délivré était auparavant une marchandise collective payée par le salaire différé. Il est maintenant une marchandise individuelle payée par le salaire immédiat. Ce ne serait là qu’un simple transfert d’une case dans l’autre si le déremboursement de soins s’accompagnait d’une hausse correspondante du salaire direct. Ce n’est évidemment pas le cas, puisqu’il s’agit, dans toute cette affaire, de faire baisser le salaire des prolétaires. La transformation apparente de la santé en marchandise n’est donc au final qu’un moment de la lutte du capital contre le prolétariat, et non pas l’envahissement triomphal de la vie par la valeur. La privatisation des soins ne répond pas à l’envahissement du secteur de la santé par la valeur, mais à la réduction des frais supportés par le capital pour la santé de sa main d’œuvre. Car le capital, disposant de main d’œuvre surnuméraire, peut se permettre maintenant que les prolétaires soient en moins bonne santé, voire qu’ils meurent plus jeunes. Quant au marché des soins de qualité réservés à la bourgeoisie, il est occupé par des capitaux privés spécialisés qui couvrent les besoins spécifiques de la consommation des capitalistes. Nous avons examiné la question au chapitre 5. Quant au fait que ces soins sont chers, qu’ils représentent une grande masse d’argent dépensé, et que les cliniques font des profits, cela n’est de nouveau qu’un arbitrage chez le consommateur bourgeois entre différentes façons de dépenser son revenu. Ce qui n’exclut pas que, dans la mesure où il y a augmentation du revenu des bourgeois, il y a  possibilité de leur offrir de nouveaux produits où le dépenser (la santé, l’art, les expéditions sur l’Annapurna, que sais-je…). Des capitaux nouveaux se forment normalement pour répondre à une demande nouvelle.

Le capital dans la phase de la domination réelle, écrit Sander

« implique une extension toujours croissante de l’échelle de la production qui apporte avec elle une extension toujours plus grande de la loi de la valeur. L’extension devient centripète, marchandisant tout, trouvant dans toutes sortes de pratiques sociales une source de production de valeur, et elle va vers l’extérieur, aux coins les plus reculés de la terre. (Crise de la Valeur, souligné par moi)

Je pense avoir montré, dans ce qui précède, que la marchandisation de la vie n’est pas nécessairement la mise en action de nouvelles sources de valeur. Bien souvent, elle correspond simplement à une autre façon de constituer le panier des subsistances sans que celui-ci augmente, au contraire. Quant à l’augmentation de la demande bourgeoise de consommation et à l’augmentation des capitaux destinés à la satisfaire, elle ne découle pas de la recherche par le capital de nouvelles sources de valeur. La valeur nouvelle qui correspond à cette consommation bourgeoise réelle a déjà été créée par l’exploitation du travail. Si la consommation bourgeoise augmente, marchandisant de plus en plus d’aspects de son mode de vie, c’est soit parce que l’exploitation du travail s’est renforcée, soit parce que la bourgeoisie a arbitré contre l’investissement productif en faveur de sa consommation.

On a compris de ce qui précède que mon propos est de mettre en évidence que, à part de répartir le travail social total entre les branches, la loi de la valeur ne « fait » rien. Ce sont l’accumulation du capital et l’exploitation du travail, c’est-à-dire le rapport contradictoire entre les classes, qui amènent les modifications de la vie des prolétaires et des bourgeois dans le sens de la marchandisation. Et, fondamentalement, cette marchandisation ne résulte pas d’une expansion irrépressible de la valeur, mais d’une pénurie croissante de plus-value, c’est à dire du ralentissement de la production de valeur nouvelle. C’est ce ralentissement qui impose la mise des femmes au travail (plusieurs salaires – faibles – dans la famille équivaut à une baisse de la valeur de la force de travail de chaque membre de la famille). C’est ce ralentissement qui impose le démantèlement des services publics financés auparavant par une ponction de l’Etat dans le pool général de la plus-value sociale (les impôts) et leur remplacement par des services privés pour ceux qui peuvent les payer. Mais ni dans le secteur de la santé, ni dans celui de la culture, ni dans celui de l’éducation, il n’y a envahissement par la valeur et expansion de celle-ci. Les services publics n’échappaient pas à la loi de la valeur, ils y étaient soumis indirectement. Ces services sont maintenant remplacés par des prestations publiques réduites et, pour ceux qui en ont les moyens, des prestations privées de remplacement. Pour ce qui est du prolétariat, la somme de ces deux masses de services est inférieure à la masse des services publics qui étaient délivrés avant la crise. Il n’y a pas expansion de la valeur parce que certains services sont privatisés, mais réduction de la masse totale de plus-value qui leur est consacrée. La marchandisation de la vie n’est pas le triomphe de la valeur, mais une redéfinition de ses circuits dans un contexte de ralentissement de l’accumulation. Ce processus affecte tout particulièrement les classes moyennes inférieures, à qui il retire le bénéfice d’un mode de vie qui était au-dessus de la valeur « objective » de sa force de travail. C’est à ce processus qu’il faut relier le mouvement mondial des « printemps arabes », des indignés espagnols, des Occupy Wall Street, etc., auquel on assiste depuis 2011.

7.1.1.2 – Recherche de rentes

Un autre aspect fréquemment évoqué quand on parle de marchandisation de la vie est l’appropriation par un capital particulier d’un bien n’existant pas jusque là comme marchandise. Une fraction du littoral ou le génome d’une plante deviennent propriété d’un capitaliste. Il faut maintenant payer pour aller se baigner ou pour semer une graine qu’on a soi-même récoltée. Autre exemple, le génome humain vient de faire l’objet d’une bataille juridique intense aux Etats-Unis (Libération 13/06/2013). Un laboratoire de biotechnologie a finalement dû renoncer aux brevets qu’il avait déposés sur certaines partie de l’ADN qu’il avait isolées et qui sont responsables de certains cancers. En raison de ces brevets tout autre laboratoire devait payer pour travailler sur ces gènes. Si le laboratoire incriminé a finalement été condamné par la Cour Suprême, il n’en reste pas moins qu’il a pu accumuler un certain pécule sur la base de la rente de situation que lui ont donné ces brevets pendant des années.

On est ici en présence d’un cas indéniable de marchandisation. L’argent devient la médiatisation de rapports qui étaient auparavant directs. Mais on ne peut pas dire qu’il s’agisse de nouvelles sources de production de valeur. Entourer un site archéologique de barrières, puis faire payer l’accès au site qui était auparavant ouvert à tous ne crée pas de valeur. Les situations de rente ainsi créées résultent de luttes concurrentielles entre capitalistes pour le partage de la valeur nouvelle créée par ailleurs. Dire que la conquête de ces positions de monopole prouve l’expansion irrésistible de la valeur, qui devrait toujours chercher de nouveaux domaines à investir passe à côté de l’essentiel. Car cette forme de marchandisation est provoquée par la baisse de la rentabilité générale du capital et la nécessité croissante où se trouve chaque capital particulier d’établir une situation de rente, c’est-à-dire de surprofits plus ou moins permanents, pour obtenir un taux de rentabilité convenable. Ce qui apparaît comme une expansion irrésistible de la valeur est fondamentalement une exacerbation de la lutte entre capitalistes pour le partage de la plus-value, dans un contexte de baisse tendancielle du taux de profit.

Pour la théorie critique de la valeur, la marchandisation universelle des rapports sociaux apparaît comme une aliénation intolérable, une « perspective terrifiante » selon les mots de Sander. En réalité, le problème concerne assez peu le prolétariat. Ce dernier dispose d’un salaire qui a toujours été calculé au plus juste. Sa vie n’a jamais été faite que de la dépense de ce salaire, ce qui est une autre façon de dire que les prolétaires n’ont jamais accédé aux conditions de leur vie privée que par la médiation de l’argent. Autrement dit encore, la perspective terrifiante de l’envahissement de la vie sociale et culturelle par l’argent concerne assez peu la masse du prolétariat mondial. C’est un problème de classes moyennes, dont les « droits » (médicaux, culturels, etc.) sont en effet remis en cause par le capital.

7.2 – Crise de la valeur?

Dans sa formulation la plus critique, la théorie critique de la valeur veut montrer que le mouvement irrépressible du sujet abstrait comporte un moment contradictoire qui doit amener à une crise de la valeur et au dépassement de celle-ci. Cependant, après avoir dit que, dans la société capitaliste, la valeur est le sujet total, dominant chaque instance de la reproduction sociale, ces théories peinent à formuler une crise de la valeur qui comporte, au sein de sa contradiction propre, une possibilité de dépassement. Examinons quelques exemples.

7.2.1 – Postone, Kurz et Jappe

Nous avons déjà vu le cas chez Postone. Il définit bien une contradiction du capital, s’enracinant fondamentalement dans le rapport entre valeur d’usage et valeur d’échange. Mais il ne sait que faire de cette contradiction quand il s’agit de parler de son dépassement.

On a un autre exemple avec Kurz (d’après un article de Jappe sur deux livres de Kurz, dans La Revue des Livres, n° 9, janvier 2013). Selon Jappe, Kurz considère que le fameux passage des machines dans les Grundrisse a été réalisé dans la troisième révolution industrielle, celle de la micro-informatique, au cours des années 1970. Rappelons que, dans ce passage, Marx oppose la tendance du capital à réduire constamment le temps de travail requis pour la production des marchandises, mais qu’il doit toujours garder le travail vivant comme unique source de la valeur.

Le capital est une contradiction en procès; d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. […] D’une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé pour elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite.. (Fondements … , Anthropos, I, p. 222)

D’après Kurz, ce qui n’était qu’une tendance chez Marx est réalisé: la production de valeur nouvelle est devenue réellement insuffisante, et le capital bute définitivement contre sa limite interne « avant même une révolution prolétarienne ». De toute façon, le rapport capital/travail n’est qu’une traduction superficielle du sujet automate. Pour l’instant, le capital échappe à cette limite réalisée de la « fin du travail » en fuyant dans la fictivité. Mais à terme, il n’échappera pas à son effondrement que Kurz envisage, nous dit Jappe, comme une « barbarie nouvelle et post-moderne ». Et Jappe de conclure:

« Créer une société où la production et circulation de biens ne passent plus par la médiation autonomisée de l’argent et de la valeur, mais soit organisée selon les besoins – voilà la tâche énorme qui s’impose après des siècles de société marchande. Si Kurz en formule la nécessité, il n’explique pas comment y arriver ».

De son côté, que propose Jappe? Lui aussi a renoncé à la lutte des classes comme base d’un processus révolutionnaire, et il cherche un sujet autre que le prolétariat pour réaliser le dépassement du sujet automate. Et, semble-t-il, le trouve en chacun de nous.

« Voilà pourquoi il est si difficile de réagir à cette crise ou de s’organiser pour y faire face: parce que ce n’est pas eux contre nous. Il faudrait combattre le « sujet automate » du capital, qui habite également dans chacun de nous, et donc une partie de nos habitudes, goûts, paresses, inclinations, narcissismes, vanités, égoïsmes » (Crédit à mort, p. 103-104)

Jappe compte-t-il se libérer de la domination abstraite par une révolution morale?

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la théorie communiste que l’on va chercher dans la réforme des comportements et des mentalités individuelles ce qu’on ne trouve pas dans le rapport des classes. Ce que la théorie critique de la valeur ne trouve pas dans le rapport actuel des classes, c’est un prolétariat conscient et organisé auquel elle puisse croire parce qu’il aurait des organisations visibles et actives et qui, notamment, lui feraient une place digne de de la puissance de ses concepts. On a vu (ch. 6) comment Postone jette le bébé prolétariat avec l’eau du bain des organisations politiques et syndicales. Pour notre part, la disparition des organisations traditionnelles de la classe ouvrière ne nous détourne pas d’affirmer que le prolétariat, défini à partir de sa situation spécifique de sans réserves, a une position telle dans la contradiction des classes qu’il est le sujet de son possible dépassement.

7.2.2 – Crises, de Léon de Mattis

C’est aussi dans ce sens que travaille Léon de Mattis dans Crises (Entremonde, Genève 2012). Cependant, fortement influencé par la théorie critique de la valeur, il a des difficultés à rejoindre ce point de vue, qu’il défend dans d’autres écrits, à partir de sa compréhension des crises.

Crises commence par une évocation des journées critiques d’octobre 2008: chute de la bourse, resserrement du crédit, crise immobilière pour conclure que

« ce que tous craignaient mais n’avouèrent jamais, c’est que ces différents phénomènes se lient soudain dans le nœud qui les étranglera tous: une véritable crise de la valeur » (p. 7)

Léon de Matis annonce donc que le terrain fondamental sur lequel il faut se placer pour comprendre ce « qui les étranglera tous », c’est celui de la valeur. La crise est d’emblée posée comme crise de la valeur, et non pas crise du capital. Cette option repose sur une vision de la valeur qui n’est pas exactement celle de Postone, mais en reprend certains éléments.

Si on comprend bien la trajectoire de son livre, la théorie de la valeur chez LdM part d’une existence subjective de la valeur aux débuts des échanges pour finir par une détermination objective de celle-ci quand la force de travail devient une marchandise. Au départ, les déterminations de la valeur sont subjectives: le besoin, le désir, la difficulté à se procurer tel objet sont les facteurs qui font circuler les produits et déterminent leurs rapports d’échange. Mais, avec la généralisation des échanges, ces éléments

« cessent d’être des détermination de la valeur pour ne devenir que des conditions de sa circulation … Le besoin cesse d’être la motivation de l’échange: il n’y a pas échange parce qu’il y a besoin, mais il y a besoin pour qu’il puisse y avoir échange … Le capitalisme ne peut se passer d’une humanité qui a besoin d’écrans plats ou de centrales nucléaires » (p. 81)

On a ici, en filigrane, une nostalgie du temps où les échanges auraient correspondu à de vrais besoins ou désirs, tandis qu’aujourd’hui les besoins sont artificiels et manipulés par le capital. Cette nostalgie, à son tour, nous oriente vers une vision du communisme comme une économie de la valeur d’usage: on produira en fonction des besoins, authentiques par hypothèse, et non pas en fonction de la valeur et de son augmentation. Or le communisme ne se définit pas comme un mode de production, même pour des besoins dits réels. Non seulement la critique des besoins et de la consommation faite par LdM est vieillotte, mais son champ se limite à la consommation des classes moyennes des pays développés. La dépense du salaire par des millions de prolétaires, en occident et dans les pays en voie de développement, n’a-t-elle pas pour motif la satisfaction de besoins très réels et immédiats, non pas superflus ou illusoires, mais nécessaires à la reconstitution de leur force de travail? Et il faut inclure dans cela la télé, le foot, etc. Ce qui « fait circuler » les marchandises et la valeur correspondant au salaire des prolétaires, ce ne sont pas des besoins que le capital attise pour forcer le prolétaire-consommateur à la dépense, mais c’est tout simplement le fait que le prolétaire est sans réserve et qu’il n’a pas le choix de faire autrement que d’acheter ces marchandises. La citation de LdM donnée plus haut devrait se terminer ainsi: « le capitalisme ne peut pas se passer d’une classe qui n’a rien »

Par ailleurs, le même passage donne une vision de la valeur qui part de l’échange, et celui-ci procède de « besoins », authentiques ou manipulés. Au départ, la détermination de la valeur est subjective (le besoin, le désir). Ensuite, avec la généralisation des échanges, ces éléments subjectifs s’effacent. Ils restent nécessaires pour que l’échange ait lieu, mais

« ne sont pas déterminants pour la création de valeur – une opération sociale devenue standardisée, objectivée par l’effet même de sa massification – mais uniquement pour que celle-ci continue à circuler » (p. 81-82, spLdM).

La création de valeur est donc maintenant « objectivée ». Les déterminations subjectives n’existent dans ce schéma que pour « faire circuler » la valeur. On peut remarquer que la circulation de la valeur englobe aussi les marchandises de la branche I, que les capitalistes échangent entre eux pour leurs investissements. Quelles sont ici les déterminations subjectives de la valeur? LdM ne nous le dit pas.

Quoi qu’il en soit, l’objectivation de la valeur est acquise avec la généralisation des échanges, qui

« conduit la valeur à acquérir une forme d’existence tellement continue qu’elle en parait autonome  et repousse de manière décisive, dans la détermination de la valeur, les éléments subjectifs pour ne laisser subsister que l’élément central objectivé, et lui-même profondément modifié par cette objectivation: le travail » (p. 80)

Pourquoi les échanges se généralisent-ils? LdM passe de l’échange singulier à l’échange généralisé sans répondre à la question. Il est probable que celle-ci est évidente pour lui: la valeur, sujet automate et donnée quantitative, doit nécessairement augmenter. Les échanges doivent donc nécessairement se multiplier. Et quand on en arrive au mode de production capitaliste, la valeur trouve le prolétaire et la plus-value pour satisfaire la nécessité de son augmentation. Auparavant, dans les modes de production pré-capitalistes, la valeur augmentait grâce à l’échange d’un surplus qui était produit de façon séparée, de façon antérieure à l’échange (p. 80). La mention du surplus est importante, mais LdM délaisse aussitôt la question. Il nous montre une société (féodale, antique, voire néolithique) faite de producteurs autarciques vivant en dehors de l’échange, mais comportant des centres de production pour l’échange (mines, ateliers de poteries…). Ce qui échappe ici à l’analyse de LdM, c’est que ce n’est pas l’échange qui a engendré cette division du travail, mais l’exploitation du travail, la recherche au sein des communautés autarciques d’un plus grand surplus, qui a engendré la possibilité de l’échange et de la production pour l’échange. L’esclavage et le servage sont des formes d’exploitation du travail visant, dans un contexte historique donné, à augmenter le surplus dont va disposer la propriété, et dont elle échangera une partie avec d’autres propriétaires d’esclaves ou de serfs. Dans ce mouvement, la valeur augmente nécessairement, non pas parce que c’est dans son concept, mais parce que le propriétaire doit défendre sa propriété en augmentant le surplus, et diversifier sa richesse en en échangeant une partie. A son tour, cette augmentation passe par la division du travail (la création de mines, d’ateliers spécialisés…), et c’est celle-ci qui entraîne la multiplication des échanges. La division sociale du travail est la façon dont la propriété, dans des communautés plus ou moins autarciques au départ, parvient à augmenter son surplus. Certes, ce mouvement va bientôt entre en contradiction avec les bases limitées de cette propriété-là, et la dissoudre lentement. Mais le propriétaire n’a pas le choix; ou bien il augmente sa richesse en exploitant le travail, plus intensément, y compris le travail pour l’échange, nécessaire pour que sa richesse trouve sa forme matérielle adéquate (châteaux, armes, bijoux…), ou bien il cède sa place et ses travailleurs à celui qui l’a fait avant lui. Ce mouvement, qui divise inexorablement le travail social, implique que le producteur immédiat est progressivement séparé des moyens de son travail (séparation de l’agriculture et de l’artisanat, par exemple), c’est-à-dire est de plus en plus spécialisé et doit passer par l’échange pour entrer en contact avec ces moyens de travail dont la spécialisation le sépare. Et finalement, le processus de division du travail social engendre le prolétaire, celui qui est séparé de tout.

Je veux bien que, pour ne pas toujours répéter ce type d’enchaînement, on le résume par un concept général. Mais je récuse que le sujet de ce mouvement soit « la valeur ». La valeur n’est qu’une forme de la production sociale. Le sujet du mouvement, si on veut le dire d’un mot, c’est l’exploitation du travail, c’est-à-dire les deux classes dans leur rapport contradictoire, même quand elles ne sont pas aussi clairement délimitées et définies que dans le MPC. Tandis que « la valeur » est un concept qui définit un sujet abstrait, automate (p. 143), dont la capacité explicative ne peut aller jusqu’à produire le dépassement de la contradiction sociale, l’exploitation est le concept qui désigne le rapport entre les hommes tel qu’il se déploie dans les sociétés de classes. Ici au moins, on est sur le terrain concret de l’extraction du surplus par la propriété, et des contradictions sociales que cela engendre.

Ainsi qu’on la déjà évoqué (chapitre 6), quand la théorie critique de la valeur veut vraiment produire un dépassement de la contradiction qu’elle a analysé en termes de contradiction au sein de la valeur, elle doit changer de terrain et passer au plan du rapport des classes. Ainsi, n’est-il pas caractéristique que LdM ne fasse apparaître les classes qu’à la page 143 de son livre, et ce dans un paragraphe intitulé « le sujet automate »:

« Ni les capitalistes ni les prolétaires ne sont libres de modifier cela même qui les fait exister en tant que capitalistes et prolétaires. Mais tous ne sont pas pour autant dans un rapport identique à ce système, puisque les uns sont produit en tant que dominants et les autres en tant que dominés. Le rapport qui lie la classe capitaliste au prolétariat est un rapport d’exploitation ». (p. 143-144)

LdM prend la formule de sujet automate chez Postone (p.144). Il y prend sans doute aussi ce raisonnement que nous avons déjà vu et critiqué, où le fait que les classes du MPC ne peuvent faire autre chose que ce qu’elles font est la preuve de l’existence du sujet automate, comme s’il en allait autrement dans les autres modes de production, ainsi que nous venons de l’évoquer. Mais ce qui est plus intéressant dans ce passage de Crises, c’est la façon dont LdM passe du sujet automate à l’exploitation. LdM n’est pas un adepte pur de la théorie critique de la valeur, car il est à la recherche d’un point de rupture où le prolétariat puisse apparaître comme le sujet révolutionnaire. Et c’est sans doute pour cela que, dans le moment même où il affirme le sujet automate, il pose le rapport dominants/dominés, puis le rapport des classes comme ce qui va, sans doute, rompre l’automatisme. Cela dit, on ne sait pas quel est le rapport entre dominants/dominés et capital/prolétariat. Est-ce la même chose? Le fait d’être dominé défini-t-il le prolétaire?

LdM pose que le rapport d’exploitation entre les classes est la contradiction de base du rapport capitaliste. Cette contradiction

« n’est rien d’autre que l’opposition entre l’impérative baisse du travail nécessaire pour extraire la survaleur et sa toute aussi impérative hausse pour la réaliser ». (p. 139)

Cette formulation de la contradiction du capital est conforme à la théorie critique de la valeur, qui ne peut voir la crise que comme surproduction et/ou sous-consommation en raison de l’écart croissant entre production de richesse et production de valeur, expression d’une soi-disant contradiction entre valeur d’usage et valeur d’échange. Mais peu importe ici. Il semble qu’on a au moins une contradiction qui, se plaçant au niveau de l’exploitation du travail, va permettre de comprendre la possibilité du dépassement sur la base de la luttes des classes. En réalité, ce n’est pas le cas. Telle qu’elle est formulée, la contradiction « la plus générale » du MPC reste formulée à un niveau nominal abstraitement logique: du point de vue du capital, il faut que le travail nécessaire baisse, et il faut que le travail nécessaire augmente. Il n’y a là qu’une logique formelle où le rapport des classes précédemment annoncé n’apparaît pas comme lutte de la classe capitaliste qui veut augmenter ses profits contre la classe du travail qui veut faire augmenter son salaire, mais comme hésitation interne à la propriété entre hausse et baisse des salaires, nécessaires l’une et l’autre à la réalisation de ses objectifs. Faut-il conclure que la théorie critique de la valeur ne peut pas produire une contradiction entre les classes, mais seulement un rapport dominant/dominé? LdM écrit que

« les contradictions du capitalisme affectent pleinement le rapport qu’entretiennent, en tant que pôles dominant et dominé produits ensemble par le processus de la valorisation, le prolétariat et la classe capitaliste; c’est sur ce constat qu’on peut fonder l’espoir que le pôle dominé possède la capacité, non de l’emporter sur le pôle dominant, mais de s’abolir, en détruisant le rapport lui-même ». (p. 157)

On a ici une tentative de faire déboucher la théorie critique de la valeur sur une conclusion communisatrice, si on peut appeler ainsi la notion d’une auto-abolition des dominés et du rapport dominants/dominés. Comment cela se passe-t-il?

On a vu plus haut le contenu de la contradiction du capitalisme dans sa forme « la plus générale ». Et on a dû constater que cette forme ne contenait pas l’affrontement des classes. On a maintenant des contradictions, qui « affectent pleinement » le rapport entre les classes. Ce rapport n’est donc pas la contradiction elle-même, puisqu’il est quelque chose que les contradictions du MPC affectent. C’est pourquoi les classes ne se rapportent l’une à l’autre que « en tant que pôles dominant et dominé ». Et c’est cela sans doute qui fait que le rapport dominant/dominé est porteur d’un espoir de dépassement. Cet espoir ne repose pas sur la contradiction du rapport de classe, mais sur le fait que ces classes apparaissent comme dominant et dominé. Est-il possible de comprendre cela de plus près?

La valeur étant définie comme un instrument de domination (p. 163 p. ex.), et la crise étant définie comme crise de la valeur, « la crise économique est une crise de la domination » (p.161). De là, on passe à la crise de la monnaie, qui est aussi une crise de la domination. D’abord parce que « la circulation de la valeur est l’instrument de l’exploitation », formule assez conforme à la théorie critique de la valeur. Ensuite parce que

« la crise de la monnaie est également crise de l’exploitation parce que l’argent est le mode de répartition des fragments divisés de la puissance sociale, qui permet d’assigner à chacun la place qui lui revient sur l’échelle sociale et de le produire ainsi comme dominant ou comme dominé, comme prolétaire ou comme capitaliste » (p. 161)

Comment faut-il comprendre cette assignation par l’argent de chacun à sa classe? Si j’en gagne beaucoup, je suis un capitaliste, et inversement je suis un prolétaire si j’en gagne peu? C’est là une vision complètement inversée de la définition des classes. La définition des classes n’est pas donnée par l’argent, mais par la propriété, et dans le MPC la propriété est un monopole des capitalistes sur la totalité des moyens de vie et de travail. Cette propriété ne naît pas automatiquement de la circulation de l’argent, mais de la violence, historiquement (accumulation primitive) et quotidiennement (tout est violence dans la contrainte au surtravail, pas seulement la police). Et selon qu’on est propriétaire ou non, on a des revenus élevés ou bas. Mais continuons le raisonnement de LdM.

« Le capitalisme remplace les rapports entre les gens par des rapports entre les choses, et transpose ainsi les conflits entre humains en une contradiction interne à son processus de valorisation. Si la valorisation est un processus heurté et chaotique, c’est parce que la domination suppose la soumission et que celle-ci engendre toujours, à un moment ou à un autre, la révolte » (p. 161)

On est parti de la crise économique comme crise de la domination. On a trouvé ensuite la crise de la monnaie comme crise de la domination et de l’exploitation. Et on arrive, par un détour par le fétichisme, à la crise de la valorisation. (Notons au passage que le fétichisme ici envisagé reste dans le vague, parlant de rapports entre les gens et de conflits entre les humains). De la valorisation, on arrive à la domination. Et de là à la révolte, à laquelle le dominé va fatalement recourir un jour ou l’autre, puisqu’il est soumis à la domination. Fallait-il vraiment suivre tout ce parcours pour parvenir à cette banalité, à savoir que la domination sur le dominé n’est jamais acquise au dominant, car le dominé se révolte de temps en temps? Où est l’historicité de MPC dans ces banalités?

Elle semble apparaître fugacement quand LdM évoque les formes de domination qui n’ont pas été inventées par le capitalisme, mais dont il a hérité (le patriarcat, le racisme et la religion). Ces formes historiques ne sont valides, dit LdM à juste titre

« qu’en tant qu’elles renvoient à la valeur, car aucune puissance de domination ne peut exister en-dehors de ce qui fait, actuellement, sa seule force possible: l’exploitation » (p. 161)

En fait, LdM nous dit seulement qu’aujourd’hui toute forme de domination doit se justifier comme soutien à l’exploitation du travail. C’est ainsi que je comprends le « renvoi à la valeur ». Pourquoi pas? Mais en a -t-il jamais été autrement? Quelle classe dominante de quel mode de production a déployé sa domination autrement que dans, pour et par l’exploitation du travail? On attend donc toujours une spécification historique de la domination de la valeur et surtout de sa crise et de la révolte des dominés. Pour l’instant, nous n’avons trouvé qu’une crise de la monnaie et donc, il faut le supposer, de l’assignation de chacun à la place qu’il doit occuper sur l’échelle sociale. C’est un peu vague pour donner de la substance à l’espoir qu’on en finisse un jour, pour donner un contenu historique à la révolte des dominés. Peut-être LdM est-il embarrassé par sa vision de la valeur comme « instrument de domination ». Car c’est une domination générale, qui domine dominants et dominés. Il évoque donc aussi l’exploitation, et cherche à s’approcher de la contradiction des classes. On a vu que sa façon de mettre en rapport le travail nécessaire et le surtravail ne permet pas d’y parvenir. Est-ce pour cela qu’il évoque aussi les formes de soumission particulières « à un patron, à la police, à un petit chef, à l’Etat » (p. 162). Historiquement parlant, ça reste encore très vague, mais il semble qu’on s’approche de la compréhension de la situation spécifique du prolétariat dans la domination générale de la valeur.

A cet endroit de la démarche de LdM, on a un exemple intéressant de la façon dont la théorie critique de la valeur essaie d’échapper à son incapacité à produire un dépassement sur ses propres bases. LdM a évoqué des formes particulières de la soumission des prolétaires, mais pour les rejeter dans une forme d’apparence produite par l’atomisation des prolétaires lorsque « les solidarités ouvrières se sont délitées » (p. 162) Chaque soumission particulière, dit-il

« apparaît désormais comme un cas spécifique, qui se donne comme indépendant des autres et qui semblerait presque pouvoir être résolue par une mesure adaptée et circonstancielle » (p. 162)

Cette apparence s’oppose à une autre:

« la soumission générale à la valeur [qui] semble une soumission à une loi générale et impersonnelle qui ne favorise personne en particulier ».(id, spm)

Deux apparences se renvoient l’une à l’autre. Où est la réalité, si les cas particuliers, qui ont l’air bien concrets, ne sont que la forme apparente d’une réalité supérieure, la valeur qui n’est finalement, elle aussi, qu’une apparence de domination générale et impersonnelle? Pour se tirer de ce jeu de miroir des apparences, LdM conclut brutalement que

 » Tout cela n’est que la surface des choses car, comme nous l’avons dit, l’existence même de l’argent est la preuve que la théorie peut apporter de la persistance de l’exploitation du prolétariat par la classe capitaliste » (p.162)

On pourrait ironiser sur cette preuve qu’apporte la théorie. Faut-il prouver aux prolétaires ignorants qu’ils sont exploités? Mais ce n’est pas mon propos. Ce qui me parait significatif ici, c’est la façon dont LdM remet l’exploitation et la lutte des classes au centre quand il veut parler de la crise de la valeur. La théorie critique de la valeur a peut-être permis d’analyser l’apparence des choses quand la société capitaliste se reproduit normalement, mais dès lors qu’on cherche un dépassement sur la base d’une crise, il faut remettre au centre cette lutte des classes dont la théorie critique de la valeur ne fait qu’un moment fonctionnel de la conservation et de l’accroissement de la valeur. Autrement dit, comme on l’a déjà vu, la théorie critique de la valeur doit renoncer à son sujet automate et passer sous la « surface des choses » si elle veut parler du dépassement de la contradiction du MPC, quelle que soit la façon dont elle définit celle-ci. La trajectoire de LdM me parait exemplaire à ce sujet.

Poursuivons. On va donc avoir une crise de la domination, pas forcément liée à une crise économique d’ailleurs, puisque

« une « crise de la domination » peut prendre mille formes différentes dont aucune n’a une vocation particulière à s’imposer plus qu’une autre » (p. 164)

On remarque maintenant que crise de domination est entre guillemets. Est-ce pour dire que, en fait, il s’agit d’une crise du rapport prolétariat/capital?  On ne sait pas. En tout cas, le fait que la crise puisse prendre mille formes de même poids spécifique indique que la révolte prolétarienne s’attaquera aux mille formes de sa subordination au capital. Et il est vrai que les modalités de la subordination sont multiples, et donnent lieu à des formes multiples de révolte. Mais la forme fondamentale de la subordination du prolétariat au capital, c’est la séparation d’avec les moyens de production. Et c’est contre cette forme seule que la révolte peut se transformer en révolution. Bien sûr, si et quand le prolétariat se soulèvera de façon généralisée, il n’oubliera pas les petits chefs, les cadences, les policiers et les juges, mais son action centrale sera, par nécessité, de s’attaquer à la propriété dans une activité de crise qui seule contient la possibilité du dépassement (on y reviendra). Au lieu de quoi LdM nous parle d’une « mise en échec concrète … des mesures drastiques d’austérité » comme contenu de la crise de la domination et comme base du « saut dans l’inconnu qui s’en suivrait » (p. 164).

La révolution sur la base de la défense du niveau de vie? On connaît la fameuse question-énigme de Théorie Communiste: comment une classe agissant en tant que classe peut-elle s’abolir. La réponse que finalement TC a apporté à cette question mal posée, c’est qu’il y a des moments de rupture dans la présupposition réciproque des classes, ainsi que je le dis depuis longtemps, et que c’est là que se trouve la possibilité du dépassement. J’ai discuté par ailleurs de la différence entre ma vision de l’activité de crise et les « écarts » dans lesquels TC voit la rupture décisive (voir http://www.hicsalta-communisation.com/accueil/ou-va-theorie-communiste). LdM n’évoque pas cette problématique de la rupture, et se contente  d’une « mise en échec concrète » de l’austérité. Quel peut-être le sens de cette formule? S’agirait-il d’une victoire du prolétariat contre la baisse de niveau de vie imposée par le capital? Mais si c’était le cas, pourquoi le prolétariat ferait-il un saut dans l’inconnu après avoir amélioré son niveau de vie dans le capital? Dès lors, en quoi peut consister la mise en échec de l’austérité imposée par le prolétariat contre le capital? LdM précise qu’elle est « concrète », c-à-d qu’elle consiste en une amélioration réelle du niveau de vie des prolétaires. Est-ce la révolution? Sans doute pas, puisque le saut dans l’inconnu suivrait la mise en échec de l’austérité.  Au final, on ne sait ni comment le prolétariat peut mettre en échec l’austérité dans le MPC, ni pourquoi cela serait une base de déclenchement d’un processus révolutionnaire.

Ayant posé le sujet automate comme la vraie source du mouvement de la société, LdM ne sait pas comment définir la rupture révolutionnaire et ne dispose que de la lutte quotidienne du prolétariat pour fonder le processus révolutionnaire. Certes, les luttes du prolétariat contre l’austérité sont une réalité concrète indéniable du rapport des classes. Mais contre le prolétariat, le capital dispose de l’arme du chômage et de l’exclusion pour soumettre toute résistance à l’austérité. Cette arme a une réalité violente: les capitalistes ont le monopole des moyens de la vie. Pour s’attaquer à cette réalité fondamentale de la soumission, il faut autre chose qu’une lutte contre l’austérité. Il faut que la question même de l’accès des prolétaires à la société et à la nature, tels qu’elles sont formatées dans la propriété capitaliste, soit posée par l’éclatement d’une crise profonde du rapport entre prolétariat et capital. On ne parle plus alors de lutte contre l’austérité car c’est l’achat-vente de la force de travail qui est en suspens à un niveau relativement général, et avec lui la présupposition réciproque des classes, et avec eux la reproduction immédiate du prolétariat. La notion de crise de la domination ne parvient pas jusqu’à ce cœur profond du système capitaliste, parce que la théorie critique de la valeur pose, implicitement ou explicitement, l’échange de la force comme un échange normal dans la circulation générale de la valeur. Certes, LdM sait bien que la marchandise force de travail n’est comparable à nulle autre, puisque sa consommation par celui qui l’a achetée permet d’obtenir plus de valeur que ce qu’elle a coûté. Mais cette qualité de la marchandise force de travail ne peut pas être séparée de l’ensemble des conditions de son échange, qui n’en est pas vraiment un. Ici, LdM se contente de signaler en passant que le travailleur est « formellement libre », pour insister sur son échange comme une marchandise au même titre que toutes les autres marchandises: avec le MPC,

« la force de travail … est devenue une marchandise que le travailleur formellement librevient vendre à un capitaliste, et peut donc constituer un des M de la chaine A-M-A’-M’-A » etc. La force de travail entre massivement en tant que marchandise dans le circuit de la valeur, et c’est là la nouveauté substantielle apportée par le capitalisme en tant que mode de production » (p. 83)

L’accent est mis sur la banalité de la marchandise force de travail parmi les autres marchandises, et non pas sur la spécificité prolétarienne de celui qui la vend. Cette banalisation est conforme à la théorie critique de la valeur. A partir de là, la compréhension de ce qu’est le prolétariat est forcément limitée à ses luttes quotidiennes. La théorie critique de la valeur débouche alors sur l’activisme.

7.2.3 – La Crise de la Valeur selon Perspective Internationaliste (Sander)

Perspective Internationaliste a publié en 2009 un article fréquemment cité. Il s’agit de Crise de la Valeur, de Sander (http://internationalist-perspective.org/PI/pi-archives/pi-archives.html) . Quoique ne rejoignant pas les positions communisatrices, Sander décrit une trajectoire similaire à celle que nous avons vu avec Léon de Mattis. Il s’efforce de parvenir au sujet du dépassement de la contradiction du capitalisme. Mais comme il a définie celle-ci dans les termes de la théorie critique de la valeur, cela ne va pas sans problèmes. Après une brève présentation de quelques symptômes de la crise mondiale, Sander pose que le capitalisme

« ne peut pas être rafistolé parce que la crise est le résultat direct de l’obsolescence de ses fondations elles-mêmes : la forme valeur. »

Il s’agit donc, pour Sander, de rendre compte de la crise dans un cadre très proche de la théorie critique de la valeur.

« La crise est dans la marchandise elle-même, dans sa nature duelle. Aujourd’hui il est tout à fait évident que la valeur d’usage et la valeur d’échange sont dissociées. Jamais la productivité, et donc la capacité d’augmenter les valeurs d’usage, n’a été aussi grande. En même temps, jamais l’incapacité croissante d’augmenter de la valeur d’échange ne s’est manifestée aussi clairement que dans le monde d’aujourd’hui, qui se noie dans la surcapacité, alors que de plus en plus de besoins humains restent non satisfaits. »

On retrouve ici la dissociation entre valeur et richesse matérielle qui définit la contradiction du capitalisme chez Postone. Comment la dissociation en question aboutit-elle à la crise? Par le fait qu’elle entraîne la surproduction/sous-consommation.

« La valeur d’usage et la valeur d’échange, les deux côtés de la marchandise, deviennent dissociés. Les valeurs d’usage augmentent de façon exponentielle grâce à la technification, un processus dans lequel le travail vivant diminue, et est remplacé par la technologie. Mais la croissance de la valeur d’échange exige que de la force de travail vivante soit ajoutée au processus de production. Le taux de croissance exponentiel des valeurs d’usage entre également en contradiction avec la base étroite sur laquelle repose les conditions de consommation dans le capitalisme. »

On a donc ici une vision de la crise qui combine le texte des Grundrisse de Marx sur les machines et la vision de la crise comme impossibilité de vendre toutes les marchandises produites grâce à la technologie. D’un côté, la technologie permet de produire de plus en plus sans intervention de l’homme, alors que c’est le travail vivant qui crée la valeur. De l’autre, la faiblesse des salaires empêche de vendre toutes ces marchandises. Ce qui unit les deux points de vue, c’est le rapport entre valeur d’usage et valeur d’échange dans la marchandise.

« Les semences de l’auto-destruction périodique du capital sont déjà contenues dans la forme-valeur elle-même mais ces semences germent lors de la transition à la domination réelle du capital. La productivité est à présent déterminée, non pas par la quantité de temps de travail passée dans la production mais par l’application de la science et de la technologie, mises en mouvement et alimenté par le travailleur collectif (trad. française corrigée par moi)

On a là un point de vue tout à fait conforme à la théorie critique de la valeur. Mais ensuite, pour mieux déterminer la crise, Sander passe à la baisse tendancielle du taux de profit. Là, sa présentation relativement classique relève plutôt du marxisme traditionnel. Elle est même mécaniste, au sens où la lutte des classes n’intervient pas dans l’explication de l’évolution du taux de profit.

Quoi qu’il en soit, la crise éclate quand

« Inévitablement, la courbe ascendante de la croissance du capital existant rencontre la courbe descendante de la croissance de la création et de la réalisation productive de la valeur nouvelle. Alors, la crise devient nécessaire pour reconstituer les conditions pour l’accumulation. Plus large est la taille du capital existant relativement à la création de nouvelle valeur, plus la dévalorisation est impérieuse et donc plus profonde doit être la crise. »

On reste là dans un langage marxiste classique, centré sur la question de la production de valeur nouvelle. On peut dire que ce n’est pas tant la valeur nouvelle qui nous importe que la part de plus-value qu’elle contient, mais au moins on s’est éloigné de la problématique des contradictions internes à la marchandise. La crise impose donc une forte dévalorisation du capital. Théoriquement, nous dit Sander, elle peut aller jusqu’à détruire presque tout la valeur existante. Pratiquement cependant, les besoins minimaux de la classe ouvrière, qu’il faut conserver en état viable, de même que d’autres besoins sociaux constituent un plancher à la dévalorisation. Mais

« plus la crise est profonde, plus les capitalistes souffrent, plus la classe ouvrière souffre, plus les tensions sociales augmentent. L’instabilité de la valeur se traduit elle-même en instabilité de la société« . (souligné par moi)

La crise de la valeur est donc première par rapport à la crise du capital. La contradiction de la forme valeur est d’abord apparue comme à l’origine des crises. Puis, quand il a fallu expliquer celles-ci, c’est la loi de la baisse tendancielle du taux de profit qui a été l’argument, mais seulement sous une forme mécaniste. Et maintenant, on revient à l’instabilité de la valeur. Le système capitaliste

« semble un système presque parfait, excepté une chose : la valeur n’est pas stable. Elle n’est pas permanente. C’est assez clair pour la plupart des marchandises : si elles restent invendues, elles perdent leur valeur ».

Et il en va de même, en dernière analyse, pour la marchandise argent, qui

 » est le représentant universel de la richesse seulement parce qu’il est échangeable. Cela signifie que sa capacité à stocker la valeur ne reste réelle que pour autant que son échangeabilité reste réelle, pour autant que  » la valeur d’échange réelle prend constamment la place de sa représentation » [Marx]. »

Au travers de ces hésitations entre un « marxisme traditionnel » et la théorie critique de la valeur, on comprend que, en fin de compte, le vrai sujet de la crise n’est pas le rapport contradictoire entre les classes, mais la valeur et son instabilité. Les classes ne sont pas parties prenantes actives de la crise: elles souffrent de celle-ci. Ce n’est pas leur affrontement qui pousse à la hausse de la composition organique du capital, mais la nécessité abstraite de l’augmentation de la valeur. La crise est, pour Sander, une crise de la valeur, qui tombe sur les classes. Or il est vrai que la crise est pour une part un processus objectif. Mais elle est engendrée par le comportement propre de chaque classe, comportement qui n’est pas choisi par elles, mais qui correspond quand même à leur subjectivité dans l’affrontement inévitable qui les lie. La hausse de la composition organique et la baisse du taux de profit peuvent être présentés comme un processus objectif qui mène à une crise qui éclate au nez des deux classes. Mais ce même processus correspond entre autres au besoin des capitalistes d’éliminer des travailleurs parce qu’ils résistent à l’accroissement de leur exploitation. C’est par exemple ce qu’on a vu en occident après la période de crise des années 68. De ce point de vue, la « crise de la valeur » est en réalité une crise du rapport social capitaliste, une crise de l’extraction de plus-value.

Chez Sander, la crise est un phénomène quasi-climatique qui s’impose de l’extérieur aux deux classes, qui souffrent l’une et l’autre. Cependant, quand il cherche le sujet du dépassement de la contradiction capitaliste, Sander se tourne vers la classe ouvrière d’une façon « marxiste traditionnelle ». Face à la crise et aux « souffrances » qu’elle lui impose, nous dit-il,

« la classe ouvrière a, elle, le choix. Elle peut ne faire rien et s’accrocher à l’espoir irrationnel qu’à la fin les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. Ou elle peut prendre son futur dans ses propres mains et finalement mettre un terme à la domination de la forme-valeur sur la société. Il est temps de penser à la révolution ».

On soupçonne que ce « penser à la révolution » est un appel politique à la formulation d’un programme qui incite la classe ouvrière à faire le bon choix. Mais surtout: dans le mouvement qui monte vers la crise et dans la crise elle même, la classe ouvrière ne choisit jamais de ne rien faire. D’ailleurs, elle ne fait jamais rien. Même dans la prospérité la plus harmonieuse (si ça existe), elle affronte le capital, négocie pour améliorer sa situation, et pousse par là le capital à augmenter sa composition organique, à développer le mécanisme de la plus-value relative. Ce faisant, elle participe activement au mouvement qui mène vers la crise. Et quand la crise éclate en insurrection, c’est le prolétariat qui prononce la crise de la valeur en affrontant le capital. Mais alors son but premier n’est pas de mettre fin au règne de la valeur, mais à celui des classes. La fin de la valeur en découle. Son problème n’est pas l’instabilité de la valeur, mais sa séparation d’avec la société et les moyens de sa propre reproduction. Ce à quoi le prolétariat est confronté alors, ce n’est pas la domination universelle de la forme valeur, mais ce qui le définit lui-même comme prolétariat, à savoir son statut de sans réserve.

Certes, le dépassement du MPC est défini de façon spécifique en fonction de la conformation historique déterminée du rapport des classes. Nous l’avons vu au chapitre 1 pour Marx. Et en effet, quand Marx oppose l’association des travailleurs organisés selon un plan de production au fétichisme de la marchandise, il peut laisser entendre que l’ennemi est plus la valeur que le capital. Il oppose alors l’organisation consciente des travailleurs au règne aveugle de la marchandise. C’est là la source fondamentale de la théorie critique de la valeur d’aujourd’hui. Mais Marx est aussi celui qui a campé le travailleur dans la position du pur sujet, dénué de tout, libre de tout face à l’homme aux écus qui détient le monopole des moyens de production. Or c’est de là que part le prolétariat quand, face au capital qui ne veut/peut plus acheter sa force de travail, il est amené à se soulever.

Conclusion

Léon de Mattis appuie son analyse de la crise sur une théorie de la valeur qui est proche de celle de Postone. Mais il refuse d’admettre que cette théorie ne peut saisir la contradiction du capitalisme du point de vue de son dépassement. Il y greffe donc une vision des classes qui, finalement, se ramène à la notion de domination par l’argent. Il ne lui reste alors que l’inéluctable révolte des dominés pour fonder l’espoir d’un dépassement qui est esquissé en des termes qui dépassent le programme prolétarien.

Sander a défini le capital dans des termes très proches de la théorie critique de la valeur. Mais quand il parle de la crise qui, rappelons-le, est absente chez Postone, il est amené à reprendre l’analyse de la baisse tendancielle du taux de profit dans le langage du marxisme traditionnel tant décrié par la théorie critique de la valeur. Cette retombée dans le marxisme traditionnel est confirmée quand il parle du dépassement de la contradiction capitaliste. Car alors il nous parle des choix (politiques?) de la classe ouvrière. On n’a pas dépassé le programme prolétarien.

En ce qui me concerne ici, peu importe la validité ou non des options théoriques suivies par Léon de Mattis et Sander. Peu importe que leur point de vue soit programmatique ou communisateur. J’ai seulement voulu prolonger, par ces exemples, ma critique de Postone et de la théorie critique de la valeur. Celle-ci est intrinsèquement incapable de comprendre la crise et le prolétariat dans celle-ci. C’est ce qui fera l’objet du prochain chapitre.

B.A.

Aout 2013


[1] Aujourd’hui, l’existence d’un taux unique de profit moyen, même tendanciel, est discutable. Voir la notion de péréquation duale dans Hic Salta 98: http://www.hicsalta-communisation.com/hic-salta-98/281.