Skip to content

Travail productif, question féminine et autres problèmes fâcheux. Réponse à «Temps Libre»

La revue québécoise « Temps Libre » (TL) consacre son numéro deux à la question de l’analyse de classe. Dans ce cadre, elle consacre toute une section à notre livre Le Ménage à trois de la lutte de classe (Éd. L’Asymétrie, 2019). Après quelques brefs compliments, TL s’efforce de montrer que notre théorie de la classe moyenne n’est pas correcte. Voyons ce qu’il en est.

La revue commence (première section) par une vue générale sur « l’actualité de la question des classes sociales ». Les auteurs revendiquent une approche « rigoureuse » de cette question, et s’attachent surtout à définir le prolétariat. On verra que cette définition, certes importante, joue un rôle crucial dans leur approche de la classe moyenne, puisque cette dernière se définit comme ce qui reste après avoir défini les deux autres classes principales de la société, les capitalistes et les prolétaires. Cela nous semble peu rigoureux, d’autant que l’analyse rigoureuse devrait consister à saisir comment « l’activité spécifique de ces groupes, de par la place qu’ils occupent au sein du rapport de production, participe à la reproduction contradictoire de l’ensemble » (p. 11). Dans le cas du mode de production capitaliste (MPC), TL distingue ainsi

« la classe qui produit la plus-value – le prolétariat – celle qui se l’approprie – la classe capitaliste – et celle qui ne constitue pas l’un des deux pôles de la contradiction principale de ce mode de production – la classe moyenne ». (p. 53)

On voit qu’ici la classe moyenne ne manifeste pas d’activité spécifique, mais est définie de façon simplement résiduelle. C’est un manque de rigueur si étonnant que TL tentera plus loin de corriger le tir…

Autre aspect de la théorie des classes selon TL : celle-ci doit être menée du point de vue du dépassement du MPC : « Une théorie des classes est aussi une théorie de la révolution » (p. 12). Nous sommes bien d’accord, mais sommes restés sur notre faim tout au long de la lecture de TL.

Essayons de reprendre les problèmes traités par TL point par point.

1 – Définition des classes et place de la classe moyenne

1.1 – Le prolétariat

Son « activité spécifique » est, selon TL, de produire de la plus-value. Le prolétariat est ainsi défini comme la classe du travail productif. On sait que la question du travail productif donne lieu depuis toujours à toutes sortes de débats entre marxistes, et que Marx lui-même n’est pas sans ambiguïtés sur la question. Nous observons que la plus récente contribution d’Astarian à ce débat a été négligé par TL, qui ne peut pas ne pas la connaître puisque nos auteurs critiquent Astarian pour un passage de son livre L’Abolition de la valeur (Entremonde, 2017) qui vient à la fin du chapitre sur le travail productif – nous allons y revenir. Nous ne reproduirons pas ici la proposition d’Astarian sur le travail productif. Disons simplement qu’elle s’appuie sur la différence concrète qu’il y a entre les différentes marchandises produites par l’ensemble du capital. Certaines peuvent servir comme « facteurs du capital » (Marx), et retourner dans son cycle productif (les moyens de production, les subsistances du prolétariat), d’autres non1. Ces dernières sont le produit du travail improductif, et représentent, pour le capital total, une perte de plus-value, consommée sans être valorisée dans un nouveau cycle.

TL ne semble pas trop gêné par l’approche marxienne du travail productif. Nos auteurs voient bien deux options possibles chez Marx, et en choisissent une sans voir que toutes deux posent problème. Chez TL comme chez Marx comme chez la plupart des marxistes, la définition du travail productif est donnée de façon canonique comme « productif de plus-value », pour être aussitôt transformée en « qui rapporte un profit au capitaliste » – ce qui noie le poisson instantanément. Car bien sûr, les capitalistes improductifs touchent le profit moyen, et le travail qu’ils emploient n’est cependant pas productif. On trouve constamment ce glissement chez Marx, comme dans les exemples du tailleur à domicile et du tailleur salarié, ou de la cantatrice2 ou encore de l’enseignant. Quand TL écrit que « dans le MPC, le travail productif est toujours commandé par du capital – par une masse de valeur dont la seule raison d’être est de s’accumuler » (p. 57), il nous propose une formule sans substance puisque aucun capitaliste, productif ou non, n’a d’autre raison d’être. Distinguant, à juste titre, entre dépense de capital et dépense de revenu, TL ne voit pas que la citation ci-dessus est tautologique, le capital qui « commande le travail » étant productif par hypothèse. Ce qu’il faut, c’est distinguer entre dépense sous forme d’investissement productif et dépense de revenu notamment sous forme de capital improductif.

Définir le prolétariat comme la classe de ce travail productif pose plus de problèmes qu’il n’en résout, malgré l’apparence de rigueur de la démarche. D’une part, il faut pour cela une définition claire du travail productif. TL ne l’a pas. D’autre part, et à supposer qu’on ait une définition probante du travail productif, il reste à montrer comment cette définition permet d’envisager le passage du mode de production capitaliste (MPC) au communisme. TL échoue sur ce point aussi. On y reviendra.

1.2 – La classe capitaliste

On a déjà dit que TL ne distingue pas bien les capitaux productifs de ceux qui ne le sont pas. C’est étonnant vue l’importance qu’ils donnent au travail improductif. C’est que pour TL, tout travailleur qui rapporte un profit à son patron étant productif, il n’y a pas de capitaux improductifs. Le travail improductif est seulement celui fait dans les administrations, les services publics, etc. Or la rigueur revendiquée voudrait qu’on fasse la distinction entre les capitaux où la plus-value sociale est produite et ceux qui n’en produisent pas, mais au contraire en consomment (banque, assurance, commerce, armement, industrie du luxe, etc.). Cette distinction est nécessaire, ne serait-ce que pour avoir une première approche des rapports internes entre fractions de la classe capitaliste et des problèmes que posent les capitaux improductifs pour le partage de la plus-value sociale. Mais passons : pour TL, la définition de la classe capitaliste est simple : les capitalistes sont ceux qui empochent les profits, seule forme sous laquelle ils connaissent la plus-value.

1.3 – La classe moyenne

On a vu qu’elle est d’abord définie par défaut : elle est composée de ceux qui ne sont pas dans l’une des deux classes précédentes. C’est ce qui permet à TL d’associer dans une même classe ce que nous appelons la classe moyenne salariée (CMS) et la classe moyenne indépendante, et de nous reprocher de ne pas en faire autant. Nous ne nous attarderons pas à décortiquer ce point. Nous l’avions déjà fait dans le Ménage à trois, lorsque nous formulions nos critiques à l’ouvrage de Baudelot, Establet et Malemort qui nous a servi de point de départ dans notre travail. Disons simplement qu’en dépit de sa définition de la classe moyenne, chez TL la CMS va implicitement rester la préoccupation théorique principale, notamment lorsqu’il s’agira d’en préciser les fonctions : les petites bourgeoisies artisanale, commerçante ou paysanne, les professions libérales traditionnelles, etc. seront pratiquement absentes du tableau (à l’exception des médecins).

Dans un autre endroit du texte, on trouve une définition un peu plus positive de la classe moyenne. Les classes sont posées comme suit :

« […] l’une est exploitée purement et simplement et assure aux autres de quoi surconsommer, l’autre s’approprie la majeure partie du surtravail et dirige la production selon ses propres besoins, tandis que la dernière stabilise l’édifice social dans son entièreté ». (p. 89)

Faut-il attacher de l’importance aux variations apparemment insignifiantes de cette définition des classes par rapport à celle de la page 54, citée plus haut ? La production de plus-value a-t-elle pour fin principale la surconsommation, ou bien plutôt le ré-investissement ? Est-ce que ce sont les « propres besoins » des capitalistes qui orientent la production, ou bien plutôt la logique de la concurrence et de la lutte des classes ? N’entrons pas ici dans ces débats. Restons-en à la classe moyenne. Elle a maintenant une fonction positive : « stabiliser l’édifice social ». La classe moyenne n’est plus une variable résiduelle, et sa fonction devrait lui donner une certaine unité. Mais est-ce le cas ? Non : « nous insistons sur l’importance de toutes les distinctions internes à la classe moyenne, parce que contrairement au prolétariat et au capital […] l’ensemble des activités effectuées par la classes moyenne ne peuvent être unifiées par un seul concept » (p. 172, italiques de TL). Nous verrons plus loin que la fonction de cette hétérogénéité qui caractériserait la classe moyenne n’est pas seulement d’éviter de « bricoler un critère unique » (p. 173) comme le font Astarian & Ferro. TL explique que « si la classe moyenne est certes une classe, elle n’en est pas une au sens où le prolétariat et la classe capitaliste sont des classes, elle est une classe qui a son essence à l’extérieur d’elle-même » (p. 174), « elle est moyenne parce qu’elle n’a aucun rôle historique à jouer en tant que classe » (p. 174). Sans bricoler !

Cette sophistication est difficilement compréhensible si on n’en saisit pas l’enjeu : il s’agit d’arriver à la conclusion que certaines fractions de la classe moyenne peuvent avoir un rôle positif à jouer dans la révolution. (p. 177). On y reviendra.

2 – Pourquoi ne pas élargir la définition du prolétariat au-delà du travail productif ?

Admettons que la définition de TL du travail productif soit utilisable. La réponse de TL à la question ci-dessus est alors : parce que le travail productif est le seul qui valorise le capital, et que cette situation confère à lui seul la possibilité de mettre un terme à la reproduction du capital. En valorisant le capital, le travail productif est amené à s’auto-détruire. Le travail productif permet au capital de se développer, notamment en augmentant sa composition organique. Cela amène le travail vivant qui est la source même du développement capitaliste à décroître relativement. Avec le travail productif, le prolétariat « entre dans un rapport d’exploitation qui est contradictoire pour lui-même. » (p. 21)

« Pour la première fois, la classe productive est à la fois toujours nécessaire, à la fois toujours de trop » (p. 34). Cette belle formule empruntée à la revue « Théorie Communiste »  (TC) définit plus une contradiction sur le plan logique qu’un rapport contradictoire entre des classes. En effet, on ne voit pas dans tout le texte comment cette « contradiction du surtravail » « tend à être supprimée » (ibid.). Quelles luttes, quelles fractions de classes sont à l’œuvre pour mettre en mouvement et/ou faire aboutir cette tendance à disparaître de la contradiction qu’est censé être le surtravail ? Que, en valorisant le capital, le prolétariat creuse sa propre tombe, on peut toujours le dire. Mais où cela se concrétise-t-il socialement ? En fait, la contradiction mise en avant par TL n’en est pas une. Certes la part du travail productif diminue relativement sous l’effet de l’accumulation du capital, mais cette tendance n’est pas la contradiction. Elle est le résultat de la contradiction fondamentale entre les classes, elle dérive de la lutte de classe entre prolétariat et capital. TL est bien obligé d’en arriver là, dans l’analyse du rapport entre travail nécessaire et surtravail.

Quant à la tendance en question, elle n’est pas plus que ça : une tendance, qui a ses contre-tendances. Ainsi, les luttes revendicatives intenses des années autour de 68 et leurs suites montrent un tableau sensiblement différent de l’expulsion des prolétaires du procès de travail. Les prolétaires des années dites « Trente glorieuses » en Occident et au Japon ont valorisé le capital de façon très intensive, avec des hausses de productivité qu’on a rarement vu depuis. Mais en fin de période ils se sont révoltés, notamment là où les capitalistes comptaient trop sur le travail vivant pour remplacer les investissements de productivité qu’ils ne pouvaient/voulaient pas faire. Cela a engendré des cadences très élevées, des conditions de travail dégradées, même si les salaires restaient relativement élevés. Dire que cette révolte aurait tendu à supprimer la contradiction du surtravail n’a guère de sens : non seulement les années autour de 68 n’ont connu aucune tentative révolutionnaire, mais la riposte des capitalistes a été de délocaliser et de développer, en Asie, au Mexique, même en Europe de l’Est, d’immenses concentrations ouvrières où le procès de valorisation s’est relancée sur la base d’une composition organique moindre (et donc d’un taux de profit plus élevé).

La contradiction que TL trouve dans le fait que le travail productif est nécessaire et de trop ne débouche sur aucune lutte qui annonce ou permette la révolution communiste. Tout ce qu’on sait, c’est que les luttes des salariés pour leurs salaires et leurs conditions de travail finissent par contraindre les capitalistes à en éliminer une partie et à augmenter la composition organique. Les luttes, ici, sont innombrables et quotidiennes (TL n’en parle presque pas). Mais elles ne sont pas en elles-mêmes porteuses d’une révolution communiste. Il faut pour cela une rupture dans le cours quotidien de la lutte des classes – que TL mentionne en effet (p. 164), mais sans sortir de l’arithmétique abstraite de la hausse de la composition organique. Autre formulation trop générale : avec le prolétariat, classe du travail productif, on comprend que « l’abolition du MPC coïncide avec l’abolition du travail qui produit le capital » (p. 72). Ces éléments généraux masquent mal le fait que, comme TC dont il s’inspire, TL ne parvient pas à produire une rupture dont on puisse dire qu’elle porte positivement la communisation. TL est obligé d’en rester à des généralités comme celles que nous citons ci-dessous.

Pour définir le prolétariat, TL en reste au cadre étroit du travail productif (mal défini toutefois) parce qu’il ne trouve pas d’autre lien entre prolétariat et communisme. D’un côté, la contradiction véritable, entre travail nécessaire et surtravail, est reconnue à juste titre comme insuffisante à produire des luttes communisatrices même si, c’est entendu, c’est elle qui est déterminante puisque c’est elle qui éclate. De l’autre côté, la prétendue contradiction du travail productif (en même temps nécessaire et de trop) ne produit que des considérations générales comme de dire que :

« […] le rôle spécifique du prolétariat dans le procès d’abolition du capital, [est] sa capacité à rendre inopérant, à sa source, le rapport capitaliste lui-même – dont le contenu est l’extraction de plus-value – en s’appropriant/transformant/détruisant les moyens de production » (p. 163).

Ce qui ne nous amène pas très loin.

Mais en ce qui concerne l’exploitation, nos auteurs en élargissent le concept – afin de faire apparaître des luttes qu’ils puissent considérer comme révolutionnaires (voir plus loin). Cela ne va pas sans problème.

2.1 – Travail productif et exploitation

« Le travail improductif est le travail qui ne produit pas de plus-value ». D’accord. Mais alors comment comprendre le propos selon lequel, pour diminuer les faux frais du capital, il faut augmenter l’exploitation des travailleurs improductifs (p. 70) ? La notion d’exploitation du travail improductif revient plusieurs fois dans le texte. S’agit-il de dire que les travailleurs improductifs sont mal payés ? On serait alors dans la « philosophie de la misère » que TL reproche à Astarian & Ferro (p. 167). Ou s’agit-il de dire que les travailleurs improductifs sont payés en-dessous de la valeur qu’ils créent ? Ou encore, s’agit-il de dire que les travailleurs improductifs sont exploités parce qu’ils permettent aux capitaux improductifs de toucher un profit ? Un peu de rigueur est ici de mise. En principe, la force de travail improductive (comme l’autre, productive) est payée à la valeur des marchandises qui composent le panier de ses subsistances. Le travail improductif ne crée pas de plus-value car il ne crée pas de valeur en général. Pour définir le caractère exploité ou non d’un travail, TL écrit : « ou bien une personne travaille une partie de sa journée gratuitement ou bien elle ne le fait pas » (p. 65). De deux choses l’une : ou bien TL veut dire que le salaire n’achète que la partie nécessaire du travail, et c’est faux (sans que l’échange capital-travail soit inégal pour autant) : le salaire achète la force de travail, pas le travail. Ou bien TL veut dire qu’une partie de la journée de travail improductif est « gratuite » parce que le capitaliste ne paie rien qui corresponde à la valeur qu’elle a engendré. Or elle n’a pas plus engendré de valeur que la première partie. Celle-ci ne crée pas la valeur du salaire que reçoit le travailleur improductif. Le travail improductif ne crée ni valeur ni, a fortiori, plus-value. Bien sûr, le capitaliste paie les travailleurs improductifs le moins possible et les oblige à en faire plus, comme tout capitaliste (qui est indifférent au caractère improductif de leur travail). Et ce sont les conditions historiques et sociales du moment (la lutte des classes en particulier) qui déterminent le contenu du panier des subsistances et sa valeur. Avec le travail et le capital improductifs, tous les termes de l’équation de production P= c+v+pl sont ponctionnés dans le pool social de la plus-value : le capital constant c, le salaire v sont achetés par les capitalistes comme une dépense de revenu (dépense improductive de plus-value), et les profits sont attribués à notre capitaliste par le mécanisme général de la péréquation du taux de profit. Évidemment, aucun agent économique, dans cette affaire, ne s’est posé la question de savoir si le capital ainsi valorisé est productif ou non.

Le travail non productif ne peut donc pas être exploité au sens strict. Il faut limiter l’usage du terme exploitation à l’extraction de la plus-value produite par le travail productif. C’est ce qu’écrit Astarian dans le chapitre de L’Abolition de la valeur consacré à la sphère improductive, sans que TL ait cru utile de relever ce point. L’exploitation est une contradiction dont les termes sont le travail nécessaire et le surtravail. Mais, contrairement à ce que nous reproche TL, on peut parler de prolétariat en-dehors de la sphère du travail productif et de son exploitation. Il faut pour cela définir le prolétariat comme la classe des salariés sans réserves. L’impasse à laquelle mène la définition du prolétariat par le travail productif n’est pas la seule raison pour cela.

2.2 – Subordination du travail au capital

TL accuse Astarian de faire un tour de passe-passe quand, après avoir analysé le travail productif/improductif, il pose que ce dernier ne définit pas le prolétariat comme porteur de la révolution communiste et qu’il faut prendre la question par le biais de la subordination du travail au capital.

Deux problèmes au moins se posent ici : celui de la définition de la subordination du travail au capital, et celui du rapport entre prolétariat et communisme.

Il y a d’abord une question de terminologie/philologie. Dans la version française du Chapitre Inédit, Dangeville emploie quasi-indifféremment « subordination », « soumission », « domination », lorsqu’il traduit les termes Subsumption et Unterordnung. Pourtant, on ne peut pas considérer les deux termes comme équivalents et interchangeables, même si Marx utilise parfois le second lorsqu’il parle de subsomption formelle et réelle. Chez Marx, le terme de Subsumption relève davantage de l’analyse du procès de production immédiat, de son devenir spécifiquement capitaliste. Au contraire, Unterordnung désigne le rapport de sujétion dans lequel le travailleur est pris dans un mode de production donné. Rapport qui, nous dit Marx, peut revêtir différentes formes à travers la succession des modes de production, mais revient toujours à assurer – par une contrainte directe ou indirecte, politique ou économique – la continuité du procès de production jour après jour. C’est cela que nous appelons subordination.

TL aussi emploie le terme de subordination, mais on se demande si le contenu que TL donne à ce terme n’est pas celui qu’il développe dans la notion de « travail de subordination ». À savoir : d’une part « la domination qui s’exerce à travers le travail de direction, de surveillance et de répression de la force de travail » (p.89) ; et d’autre part « la domination qui s’exerce à travers l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel » (id.). On doit reconnaître à TL le mérite d’avoir approfondi l’analyse des différentes activités qu’exerce la classe moyenne salariés pour justifier son sursalaire. La notion qu’ils proposent de travail de subordination est une façon d’élargir la notion d’encadrement. Mais il faudrait de plus préciser en quoi le travail de subordination justifie le sursalaire. La notion de monopole du travail intellectuel n’explique rien. Veut-elle faire croire que la classe moyenne détient par sa propre volonté (par ses luttes ?) tous les savoirs utiles au capital et les lui vend à un prix comportant un sursalaire ? Cela ne résiste pas à l’analyse, car c’est évidemment le capital qui confère à la classe moyenne sa structure et ses attributs. C’est pourquoi on peut très bien s’en tenir à la notion d’encadrement, disons encadrement élargi pour tenir compte de la multiplication et de la grande diversité des tâches que la propriété capitaliste confie à des salariés pour maîtriser les procès de production et de reproduction. À mesure que le capitaliste comme personne tend à disparaître, ses fonctions se diluent en mille yeux et mille bras à travers la société. On peut parler en ce sens de division sociale du non-travail comme on parlerait de division du travail. Les « cinq fonctions de la classe moyenne » que décrit TL (p. 191 sq) recouvrent plus ou moins ce champ. Mais elles ne définissent pas la subordination du travail au sens de Unterordnung.

La subordination du travail au capital désigne autre chose que la discipline imposée par le capitaliste ou ses chiens de garde sur le travail, ou la production idéologique des intellectuels de service. Certes, Marx écrit que :

« […] au début, la subordination (Unterordnung, nda) du procès de travail au capital […] se traduit uniquement en ceci : l’ouvrier passe sous le commandement, la direction et la surveillance du capitaliste […] » (Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital, op. cit., p. 65).

Mais il évoque aussi :

« Le rapport capitaliste en tant que […] rapport de contrainte, qui ne repose plus sur des rapports personnels de domination et de dépendance, mais découle simplement de différentes fonctions économiques ». (op. cit.)3

Il veut dire par là que la subordination du travail au capital dérive directement de l’échange de la force de travail contre le salaire. La première contrainte qui pèse sur le prolétaire, celle qui le pousse à retourner chaque jour au boulot ou sur le marché de l’emploi, ce n’est pas le petit chef dans l’atelier, c’est le fait qu’il est totalement séparé des conditions de son travail et de sa vie. La subordination du travail au capital « réduit la relation du possesseur des conditions de travail et de l’ouvrier à un pur rapport d’achat et de vente, ou rapport monétaire, en éliminant des rapports d’exploitation tous les vestiges et imbrications de nature patriarcale, politique et même religieuse » (op. cit., p. 79). Et quand Astarian dit que, pour envisager la communisation, il faut faire intervenir la notion de subordination, c’est bien sûr à cette forme générale de la subordination du travail au capital qu’il fait référence, et pas au pouvoir des petits chefs.

TL simplifie à l’excès quand il écrit qu’il y a toujours eu, dans tous les modes de production, des rapports de contrainte au travail mais que « pourtant, il n’a jamais suffi qu’une classe subisse cette contrainte pour qu’elle ait un rôle déterminant dans l’abolition d’un mode de production » (p. 162). On n’entrera pas ici dans la discussion des luttes de classe qui, historiquement, ont déterminé la succession des modes de production jusqu’au MPC. Il faut insister sur le fait que la subordination qui fait se soulever le prolétariat n’est pas l’autorité des cadres et des idéologues. Elle découle directement du rapport salarial, et du faux échange entre capital et travail :

« C’est uniquement parce qu’il détient les conditions du travail que l’acheteur place le vendeur [de la force de travail] sous sa dépendance économique : ce n’est plus un rapport politique et social fixe qui assujettit le travail au capital ». (op. cit.)4.

TL ne saisit pas la différence fondamentale qu’il y a dans le rapport propriété/travail dans le MPC par rapport aux modes de production antérieurs. Dans ces derniers, le travailleur est certes contraint de fournir un surproduit au propriétaire. Mais il est toujours lié, d’une façon ou d’une autre, à une partie au moins de ses moyens de travail. Il y a historiquement une unité, un lien fort, entre le travailleur et ses moyens de travail. Cette unité se dissout progressivement sous l’effet du développement de la valeur, et ne trouve son achèvement qu’avec le rapport entre prolétariat et capital. Dès lors, la contrainte au travail et au surtravail ne découle plus, fondamentalement, d’un rapport d’autorité, de pouvoir, mais du dénuement absolu où se trouve le prolétaire s’il ne travaille pas pour le capital. C’est la menace de la désocialisation absolue, qui signifie aussi perte de contact avec la nature extérieure, concentrée sous forme de moyens de travail dans les mains du capital, qui caractérise le prolétariat quand il ne peut pas reproduire sa force de travail grâce au salaire ou à ses dérivés du welfare. TL ne voit pas cette dimension constitutive du rapport de subordination parce que la crise, et même les luttes de classe quotidiennes, n’ont au mieux qu’une présence marginale dans leurs réflexions.

Car la subordination n’est pas une problématique contingente et indépendante de la contradiction travail nécessaire/surtravail. C’est sa condition d’existence fondamentale du point de vue du prolétariat – classe des travailleurs « libres » et « libérés » de tout. À la fin du passage de L’Abolition de la valeur incriminé par TL, Astarian écrit :

« Je suis d’accord sur le caractère fondamental de cette contradiction [entre travail nécessaire et surtravail, nda], mais je considère que son éclatement nous amène à sa racine – qui n’est pas que le travail est la source de la valeur, mais que la séparation du travailleur des moyens de production est la source de la contrainte au travail (pour l’ensemble du prolétariat) et au surtravail (pour la section productive de la classe). »5 (op. cit.)

Il semble que TL n’a pas fait l’effort d’aller voir à la fin du livre, pas plus que de lire l’ensemble du chapitre sur le travail improductif. Peut-être que cela lui aurait évité de faire dire à Astarian que les prolétaires se soulèvent parce qu’ils sont « vulnérables » (p. 161). Le terme qui revient le plus souvent chez Astarian est celui d’« irreproductibilité ». Comme il est expliqué à cet endroit du livre, le prolétariat insurgé rompt avec la présupposition réciproque des classes, et se met dans une situation d’irreproductibilité qu’il ne nie qu’en créant une socialité nouvelle, insurrectionnelle, qui attaque la propriété capitaliste. C’est la lutte contre cette irreproductibilité qui donne son contenu social à l’insurrection : resocialisation et renaturalisation du prolétariat par et dans des rapports inter-individuels hors de la présupposition réciproque des classes. Les nécessités de l’exploitation entraînent que les salaires du prolétariat sont généralement au minimum local et historique. C’est quand ce minimum ne suffit plus et que, simultanément, la crise et l’amorce de restructuration qu’elle contient forcément détruisent les circuits habituels de la vie prolétarienne que le prolétariat rompt la présupposition réciproque des classes, et se risque à l’irreproductibilité tout en attaquant la propriété capitaliste des moyens de production et des subsistances pour y répondre6. Dans tout cela, nulle part il n’est suggéré que le prolétariat se soulève contre le « travail de subordination », c’est-à-dire l’autoritarisme de l’encadrement capitaliste.

Cramponné à la « contradiction » du travail productif, qui n’est autre que la hausse de la composition organique du capital, ou encore la baisse tendancielle du taux de profit, TL ne parvient pas à définir clairement pourquoi, et surtout comment, le prolétariat est le porteur de la révolution communiste. Nous avons déjà indiqué que TL n’a pas grand-chose à nous dire sur ces questions. On y reviendra encore.

Par ailleurs, l’insurrection n’est pas un « scénario imaginé » par Astarian, mais un phénomène historique observable dans l’histoire du MPC. Et les insurrections ne sont pas imaginées « pour justifier sa [d’Astarian, nda] définition du prolétariat », mais analysées historiquement et théoriquement dans la recherche des conditions du communisme. Les insurrections (et leur échec) constituent le noyau de la théorie communiste, son point d’ancrage. La théorie peut les analyser de différentes façons, sans doute, mais toujours pour tenter d’avancer dans la compréhension du lien entre prolétariat et communisme. TL n’en est pas là, avec sa contradiction toute formelle du travail productif à la fois nécessaire et de trop.

Au final, il nous semble que TL ne comprend pas le lien profond qu’il y a entre la contradiction qui fait avancer l’histoire des modes de production (c’est-à-dire l’exploitation du travail) et la racine qui permet de rendre compte de la spécificité historique de cette contradiction lorsqu’elle parvient à son stade ultime (capitaliste) sous la forme pure travail nécessaire/surtravail. Cette racine, c’est la subordination du travail au capital. Les conditions et les modalités de la reproduction de la contradiction entre travail nécessaire et surtravail sont incompréhensibles sans prendre en compte le fait que le prolétariat qui vend sa force de travail est totalement démuni et fait face au monopole de la propriété capitaliste. TL cite Marx décrivant comment la production capitaliste engendre les conditions de sa reproduction et éternise ainsi le capital (p.17). Comprendre cette reproduction sans la notion de subordination, c’est faire du prolétariat un échangiste parmi d’autres, comme si la vente de sa force de travail coulait de source, « par contrat » en quelque sorte. C’est aussi oublier que cette contradiction éclate parfois, et que c’est là le point crucial pour la théorie communiste. Le propre de la théorie communiste n’est pas d’affirmer qu’il y a une lutte de classe entre le prolétariat et le capital (chose notoire chez les bourgeois depuis Guizot), mais d’affirmer qu’il y a un dépassement possible.

2.3 – La classe moyenne dans la crise

Enfin, il y a la question de la CMS dans la crise profonde. Selon TL, on ne peut considérer que « la classe moyenne se retrouve dans une situation radicalement différente de celle du prolétariat lorsqu’éclatent des crises profondes » (p. 161). Cela parce que dans une telle crise, « ça ne prendra pas des lunes avant que la partie de la classe moyenne effectivement sursalariée épuise ses réserves – qui par ailleurs n’existent pas pour la majorité de celle-ci lorsqu’on considère le taux d’endettement des ménages » (ibid.). On est là en présence de la formule habituelle utilisée pour se débarrasser de la question de la classe moyenne dans une phase révolutionnaire ou pré-révolutionnaire : elle est prolétarisée. Pas forcément au sens propre chez TL – puisqu’on ne sait pas si le déclassement fait tomber les fractions de la classe moyenne concernées dans le travail productif – mais au sens de « sans réserves » qui est le nôtre.

On est aussi en présence de l’invocation d’un niveau d’endettement qui serait si excessif qu’il ne pourrait se résoudre autrement que par le déclassement (dans le cas de la classe moyenne). Les chiffres ci-dessous donnent le niveau médian du patrimoine des ménages américains net de leur endettement. Les données sont classées par quintiles de revenu. On comprend que les 20% de ménages au centre de la distribution des revenus (tranche 40 à 59,9% : 40% des ménages ont un revenu moindre, et 40% ont un revenu supérieur) ont un patrimoine médian de 68.000 $ en 1998 et 67.000 en 2010. Que l’on place la classe moyenne dans les quintiles 2 et 3, ou 3 et 4, ou de 2 à 4 (du haut vers le bas), on voit que l’endettement n’a pas annihilé les réserves patrimoniales de la classe moyenne. Et on voit que la baisse des dites réserves non seulement a été limitée pendant la crise financière de 2008, mais qu’elle a été plus que compensée dans les années suivantes, ou pourtant l’endettement des ménages n’a pas fléchi. En fait, TL reprend ici de façon a-critique une idée fausse, mais assez répandue dans les milieux « radicaux », selon laquelle l’endettement des ménages serait nécessairement un symptôme d’insuffisance des salaires, menant de façon linéaire au surendettement et au défaut de paiement.

Tableau 1: « US family median net worth » (000 $ courants)
Par quintiles de revenu 1998 2001 2004 2007 2010 2013 2016 2019
 Moins de 20 7 9 8 8 7 6 7 10
 20 à 39.9 42 44 37 38 31 28 32 44
 40 à 59.9 68 75 75 88 67 55 94 93
 60 à 79;9 143 168 158 205 139 161 182 190
 80 à 89;9 240 308 344 356 322 288 422 382
 90 à 100 576 975 1016 1119 1276 1126 1732 1589
Source : FED, Changes in US Family Finances, 2017 et 2020

Certes, on ne sait pas encore comment la crise en cours ou d’autres à venir affecteront les patrimoines de la classe moyenne. Mais ce que les chiffres du passé montrent, c’est que la classe moyenne aura un patrimoine net à défendre (même malgré son endettement), et qu’elle le fera comme elle le fait déjà. Nous l’avons montré dans les études de cas du Ménage à trois. Ajoutons que l’affirmation de TL est également douteuse en ce qui concerne la rapidité avec laquelle les réserves de la classe moyene s’épuiseraient dans la crise. D’autres cas récents de crise sociale – que nous n’avons pas pu étudier dans le détail, et qui se rapprochent davantage de la crise brutale que nous attendons pour les aires centrales de l’accumulation – au Vénézuela, en Irak, au Liban, au Chili etc. ne nous semblent pas démentir notre point de vue sur la relative « résilience » de la classe moyenne, tant comme classe en soi que comme classe en lutte. Dès lors, pourquoi exclure pour les pays centraux ce qui vaut pour les pays périphériques, où la classe moyenne est généralement plus pauvre et moins nombreuse ?

3 – La classe moyenne alliée du prolétariat révolutionnaire ?

La critique du Ménage à trois se poursuit dans la 4° section de la revue québécoise. Elle porte sur la nature des rapports que le prolétariat et la classe moyenne entretiennent notamment dans une phase « révolutionnaire » (on comprendra plus loin le sens de ces guillemets). Ici, la critique de TL consiste à affirmer que notre définition de la classe moyenne empêcherait de saisir les possibilités d’alliance révolutionnaire entre le prolétariat et certaines fractions de la classe moyenne. Voyons cela de plus près.

3.1 – Luttes quotidiennes et révolution

Revenons brièvement sur le point de vue que nous avons défendu dans le Ménage à trois. S’il est vrai que la communauté de lutte du prolétariat et de la CMS est selon nous forcément temporaire, nous n’avons pas pour autant exclu que les mouvements interclassistes puissent atteindre au moins certains de leurs buts propres. La distinction entre le prolétariat et la CMS n’empêche pas qu’ils puissent faire un bout de chemin ensemble et obtenir quelques concessions au passage : pour faire simple, disons que cela dépend surtout du degré d’auto-affirmation et de virulence du prolétariat au sein du mouvement interclassiste. Mais si les « alliances (interclassistes, nda) se nouent et se rompent constamment » comme TL le reconnaît (p.188), c’est précisément que l’interclassisme ne peut durer qu’un temps, que les intérêts des classes associées dans l’interclassisme sont foncièrement divergents, et que l’une des deux sera forcément amenée à se désister ou à se retourner contre l’autre à un moment donné. Qu’en raison de cette mécanique les mouvements interclassistes doivent connaître beaucoup de défaites, c’est une chose. Que ces mouvements doivent « nécessairement se solder par un échec du point de vue de la création d’une rupture révolutionnaire » (ibid.) en est une autre, qui découle tout simplement du fait que la création d’une telle rupture n’est pas leur problème. Dans le compte-rendu de notre position concernant l’interclassisme et ses limites, TL a tendance à superposer ces deux éléments : échec de l’interclassisme sur son terrain propre, échec de l’interclassisme à engendrer la rupture.

Il est également inexact de nous attribuer l’idée selon laquelle « la classe moyenne est toujours, au moins en puissance, fossoyeuse de la révolution communiste ». Certes, dans le Ménage à trois nous avons bien insisté sur l’idée que la CMS, en dépit de ses beaux discours de transformation sociale, peut aller très loin dans la défense du mode de production capitaliste contre des fractions insurgées du prolétariat ; mais la clé de compréhension des tournants décisifs dans l’histoire de la lutte des classes est toujours le rapport entre les deux classes fondamentales, où le prolétariat peut être tout aussi bien fossoyeur du vieux monde que fossoyeur de la révolution.

Il s’agit là de deux quiproquo relativement mineurs, mais très symptomatiques de la manière d’aborder (ou plutôt d’esquiver) le passage des luttes quotidiennes à la révolution qui caractérise la revue québécoise. On a déjà vu que pour TL la dynamique « révolutionnaire » portée par le prolétariat comme classe du travail productif n’est autre que le mouvement asymptotique de la hausse de la composition organique – mouvement qui ne mène par lui-même à aucune rupture. Cette vision est d’autant plus présente dans la 4° section que TL est enfin obligé de dire quelque chose de substantiel sur la lutte des classes. Il en ressort que la révolution communiste existe en germe dans les luttes quotidiennes, ni plus ni moins. En effet, si « tel ou tel agent fait grève, déserte ou occupe son lieu de travail […] il remet en cause sa fonction dans le capitalisme » (p. 191). Si ces pratiques constituaient une remise en cause de leur fonction de la part des salariés, le MPC serait mort depuis longtemps. À la rigueur on peut discuter de l’occupation du lieu de travail (dans quel contexte général ? Défense ou destruction de l’outil de travail ? Occupation statique des lieux ou point de départ pour en sortir ? etc.), mais pour ce qui est de la grève et de l’absentéisme, ceux-ci s’inscrivent manifestement dans le cours quotidien de la lutte des classes. Dans le même registre, mais plus spécifiquement à propos de la CMS, TL écrit que « […] d’innombrables membres de la classe moyenne sont poussé-e-s à la lutte, considérant que l’amélioration de leurs conditions d’existence est freinée, voire interdite, par le développement du capital. » (p. 177).

Dans ces passages, TL gomme le hiatus qui existe entre lutter contre un capital ou un patron particulier et s’attaquer au capital en tant que tel. Dans d’autres, il fait recours à des formules vagues comme « le refus du monde actuel » (p. 191), sans la moindre précision concernant les formes concrètes que prend ce refus. Malgré son insistance sur « la contradiction pour elle-même » (cf. supra, § 2), on voit que TL ne comprend pas les luttes quotidiennes comme étant la vie même du MPC. À tel point qu’on se demande si l’identité entre prolétariat et travail productif qu’il propose n’a pas pour fonction de réaffirmer une nature révolutionnaire du prolétariat prête à se révéler à tout moment, dans le cadre d’une continuité simple entre luttes quotidiennes et révolution. Ajoutons que cela ne vaut pas seulement pour les luttes des classes, mais aussi pour les luttes de femmes, de la CMS notamment, alliée de prédilection du prolétariat révolutionnaire selon TL. Ses rédacteurs n’hésitent pas à leur accorder un « caractère subversif » (p. 187) qui se serait exprimé « au sein des plus récentes luttes féministes » (ibid.). Nous examinerons mieux cette problématique dans les deux sous-chapitres qui suivent.

3.2 – Interclassisme « révolutionnaire » ?

Concernant l’alliance potentiellement « révolutionnaire » entre prolétariat et classe moyenne, TL nous explique que cette alliance est possible avec les couches de la CMS qui ne touchent pas de sursalaire, notamment parce qu’elles effectuent du travail manuel. Cette idée générale, basée sur une définition incongrue du prolétariat, débouche sur une complication inutile et même nuisible.

De quelles fractions de classe s’agit-il au juste lorsqu’il est question de couches prétendument « non sursalariées » de la CMS ? De prime abord, on revient ici au problème de la distinction entre capitaux productifs et improductifs. Car les prolétaires travaillant pour des capitaux improductifs sont pour TL des membres de la classe moyenne. Ils sont pour nous des prolétaires à plein titre, avec lesquels la question de l’alliance – de même que pour les chômeurs et inactifs du prolétariat – n’a pas lieu de se poser. TL ne voit pas les choses comme ça, mais n’en dit pas un mot. L’éventail des « couches non sursalariées » ne s’arrête pas là. Il y a également des segments de la main-d’œuvre féminine improductive qui, du fait d’être féminine, serait non seulement pas sur-salariée, mais encore sous-payée. C’est pour cela que TL consacre un sous-chapitre à la « division sexuelle du travail au sein de la classe moyenne ».

Le raisonnement de TL se construit ici sur plusieurs raccourcis rapides. Le premier consiste à ranger toute la main-d’œuvre féminine considérée sous-payée dans la même classe sociale, d’une part par la présomption qu’elle serait forcément improductive (donc ipso facto membre de la classe moyenne), d’autre part par la mobilisation d’une conceptualisation ad hoc (les « travaux participant à la reproduction directe de la force de travail », nous y reviendrons dans le § 3.3). On pense évidemment aux métiers de la santé, de l’aide à la personne, du social, de l’enseignement etc. Cependant, est-il légitime de penser que les aides à domicile ou les assistantes maternelles d’un côté, et les infirmières ou les institutrices de l’autre côté, appartiennent à la même classe sociale ? Le salaire, le degré de qualification requise, le prestige du métier et la proportion de travail manuel effectuée (critère important chez TL, voir p. 180) ne sont pourtant pas les mêmes.

Le deuxième raccourci consiste à mettre le signe égal entre « sous-paiement de la main-d’œuvre féminine » et « absence de sursalaire » chez les femmes de la CMS inférieure. Admettons par hypothèse que la totalité de la main-d’œuvre féminine est systématiquement sous-payée. On ne trouve pas pour autant, chez les femmes, la même hiérarchie salariale et la même fourchette de revenus que chez les hommes. Pourquoi ? Parce que dans le sous-paiement des femmes se combinent des écarts de salaire horaire et des écarts de volume de travail (notamment à cause de l’incidence du temps partiel). En général, il en résulte un sous-paiement au sens strict proportionnellement plus important pour les femmes de la CMS que pour les femmes prolétaires. Un document récent de l’INSEE7 montre qu’en France l’écart entre hommes et femmes dans le revenu salarial net s’élève à 30,8 % pour les personnes n’ayant pas le Bac, tombe à 26,7 pour le niveau « Bac à Bac+2 », et monte à 36 % pour le niveau « Bac+3 ou plus ». Mais si l’on passe du revenu salarial net au salaire en équivalent temps plein (EQTP), l’écart tombe à 15,8 pour le niveau « pas de Bac » et à 17,6 % pour le niveau « Bac à Bac+2 », tandis qu’il reste de l’ordre de 30 % pour le niveau « Bac+3 ou plus ». Ce qui indique que le sous-paiement des femmes du prolétariat est moins une question de salaire horaire que de volume de travail.

S’il est donc indéniable que les femmes salariées de la classe moyenne (notre sens) sont sous-payées, sont-elles pour autant exclues du sursalaire ? La question doit être posée au niveau de la reproduction de la société. Le point de vue de TL est biaisé à l’origine parce qu’il part du porteur individuel de la force de travail. Or, malgré la croissance historique du célibat dans les aires centrales de l’accumulation, il faut partir de la cellule de base de la reproduction des différentes forces de travail individuelles, qui n’est pas lindividu, mais le ménage. Pour la CMS, le ménage est également le lieu de la répartition du sursalaire. Admettons par simple hypothèse l’idée de TL que les femmes de la CMS inférieure (institutrices, professeures, infirmières, etc.) sont si mal payées que leurs salaires correspondent à la valeur de leur force de travail. Ce n’est pas pour autant qu’elles deviendraient ipso facto des prolétaires. Car elles ont généralement des partenaires qui, eux aussi, font partie de la CMS et qui, étant le plus souvent des hommes, gagnent plus qu’elles. Le sursalaire circule au sein du ménage. De la sorte, à partir du même raisonnement que TL, nous arrivons à la conclusion opposée : à savoir que les femmes de la CMS inférieure, même si elles n’étaient pas perceptrices directes du sursalaire, y resteraient objectivement associées. Mais cette hypothèse est largement excessive, et il est clair que les femmes de la classe moyenne inférieure perçoivent individuellement un sursalaire, même s’il est proportionnellement moindre que celui des hommes. Soulignons que la tendance générale actuelle n’est pas à creuser les écarts de salaire entre hommes et femmes, bien au contraire. Pour s’en tenir à la France, le document de l’INSEE déjà cité dit bien que l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes, toutes catégories confondues, s’est réduit de 25 % ces vingt dernières années, et que la réduction des les écarts de salaire va plus vite que celle des écarts de volume de travail.

Par ailleurs, lorsqu’on passe des abstractions théoriques telles que la valeur de la force de travail, la plus-value, etc. à l’analyse des formations sociales concrètes, une certaine hétérogénéité des origines sociales au sein des ménages des différentes classes est à prendre en compte. Sauf à croire que les gens aiment bien être pauvres, cette hétérogénéité se résout néanmoins par le rattachement objectif du membre le moins aisé du ménage au milieu social du membre le plus aisé, y compris en termes de positionnement dans les luttes quotidiennes sur le lieu de travail. Comme le rappelaient Baudelot, Establet et Malemort dans un ouvrage qui poursuivait en partie les pistes ouvertes dans la La petite bourgeoisie en France :

« Une famille est socialement homogène lorsque le mari et la femme exercent la même profession ou appartiennent à la même catégorie sociale. Elle l’est aussi lorsque la femme est inactive : qu’elle consacre toutes les heures de sa journée aux tâches domestiques, à l’éducation de ses enfants et à la gestion du budget ou qu’elle profite, dans l’oisiveté et dans le luxe, des privilèges sociaux afférentes à la situation de son mari, elle vit la condition de classe de son mari à part entière et celle-là seulement »8.

Et cependant :

« Même si elles partagent le même bureau et obéissent aux ordres du même chef, une secrétaire dont le mari est fraiseur et celle dont le mari est chercheur au C.N.R.S. n’appartiennent pas complètement à la même classe sociale. Le bureau les unit mais la famille les divise : dès qu’elles rentrent à la maison, elles rencontrent des modes de vie, des contraintes et des univers sociaux différents ; elles ne sont plus alors que les satellites de la classe sociale de leur mari. […] les syndicalistes ont maintes fois éprouvé qu’il était plus difficile de mobiliser les employées dont le mari est un cadre que celles qui avaient épousé un ouvrier ou un technicien. Et les patrons le savent aussi. »9

Ensuite, il faut rappeler que le sursalaire circule « verticalement » aussi, c’est-à-dire que la surconsommation et la formation/transmission de réserves ont aussi une dimension trans-générationnelle. On a déjà vu les simplifications abusives de TL au sujet du patrimoine de la CMS et de la rapidité présumée de son érosion (§ 2.3). R.S., de « Théorie Communiste », était dans le même registre lorsqu’il faisait dans ses critiques du Ménage à trois la remarque que la production et reproduction de l’idéologie dominante est « parfois assurée par des vacataires et des individus très motivés, mais au RSA ou guère plus »10. Quel est le métier ou le revenu des parents des dits vacataires et « individus très motivés » ? Quel est leur patrimoine familial ? Par ailleurs, le fait que la classe moyenne produise quelques ratés n’est pas spécialement une nouveauté11.

En conclusion, citons le raisonnement de TL concernant les conditions de l’interclassisme « révolutionnaire » qu’ils appellent de leurs vœux :

« Pour évaluer la capacité subversive d’une fraction de la classe moyenne, il faut donc déterminer : a) si la poursuite de ses intérêts est compatible avec la préservation ou plutôt avec la dissolution de la société de classes et b) si la subversion de sa fonction spécifique peut menacer sérieusement la reproduction d’ensemble du mode de production capitaliste. » (p. 191)

Existe-t-il des catégories sociales du MPC ayant un intérêt permanent à la « dissolution de la société de classes » ? Même pour le prolétariat, ce n’est pas ainsi que la question se pose. On retrouve ici la tentative d’assigner le rôle de sujet révolutionnaire tout en restant dans le développement normal de la contradiction et de la présupposition réciproque des classes. Seulement, il ne s’agit plus uniquement du prolétariat, mais de telle ou telle autre fraction de la classe moyenne. Or, l’existence de la théorie communiste s’enracine (consciemment ou inconsciemment) dans les moments de rupture provisoire de la présupposition réciproque, qui sont d’abord un fait historique. C’est à partir de ces moments que la théorie a déduit la capacité révolutionnaire du prolétariat. Mais attention : l’insurrection n’est pas la révolution. Dans la dernière partie du Ménage à trois, nous avons consacré des efforts considérables à une mise au point conceptuelle faisant bien la différence entre le cours quotidien de la lutte des classes (même sous forme d’émeutes) et l’activité de crise (l’insurrection), ainsi qu’entre celle-ci et la communisation proprement dite (révolution communiste). TL refuse de venir sur ce terrain. Son approche se limite au cadre des luttes quotidiennes.

3.3 – Question féminine, genre et « subversion du genre »

Nous avons déjà dit que la fraction de la CMS la plus apte à faire alliance avec le prolétariat insurgé serait celle qui est employée dans les secteurs qui, selon TL, prennent en charge la reproduction « directe » de la force de travail – c’est-à-dire, selon la définition proposée, « tous les travaux absolument nécessaires pour que la force de travail puisse se rendre quotidiennement au travail et y être apte ». (p. 194). Observons d’abord que la distinction entre force de travail et travailleur n’est pas bien claire, ce qui est presque une constante chez les théoriciens (hommes ou femmes) qui veulent arranger le marxisme avec du féminisme ou inversement. Ensuite, revenons à la définition de ce que serait la reproduction de la force de travail comme secteur économique délimité. TL le précise ainsi :

« La reproduction directe de la force de travail désigne donc les activités consistant à former et à soigner la force de travail, ainsi que celles lui permettant d’aller travailler […] Cette fonction est celle qui regroupe les tâches reproductives dans lesquelles les femmes sont largement surreprésentées, résultat de leur arraisonnement historique. » (p. 195)

À notre avis, il y a plusieurs incohérences dans cette tentative de circonscrire un ensemble d’activités ou de branches (forcément improductives d’après TL) constituant la reproduction « directe » de la force de travail12. TL inclut dans cet ensemble mal défini certaines activités et pas d’autres. Sur la base de quel critère ? On ne sait pas. Apparemment la santé et l’éducation en font partie. Mais de quoi s’agit-il, lorsqu’on a affaire avec ces activités « permettant à la force de travail d’aller travailler » ? (sic ! À croire que la marchandise force de travail peut se rendre toute seule sur le lieu de travail !) S’agit-il de transports publics ? Si oui, observons d’abord que ce n’est pas un secteur où la main-d’œuvre féminine est surreprésentée. Ensuite, demandons-nous s’il est correct de le considérer comme improductif : quand bien même il serait géré par l’État, ne fournit-il une marchandise se transformant en facteur du capital ? Quid alors du caractère nécessairement improductif des métiers de la reproduction « directe » de la force de travail ? On ne s’en sort pas…

Qui plus est, on ne comprend pas pourquoi TL n’inclut pas la répression dans ces activités. Pour que la force de travail soit disponible et puisse être convenablement consommée par le capital, « le pouvoir coercitif accordé aux individus exécutant les tâches répressives du capital » (p. 190) est nécessaire. Pourtant, nous n’avons pas l’impression que les femmes soient spécialement surreprésentées chez les flics, et on voit mal TL se plaindre de leur sous-représentation éventuelle. Vice-versa, quand les magistrats sont à 66% des femmes (c’est le cas en France), faut-il se féliciter de la rupture du « plafond de verre » ou regretter la surreprésentation des femmes dans une activité tristement nécessaire à la reproduction de la force de travail ?

Mais surtout – et sans vouloir nier que la continuité évoquée par TL, entre les tâches effectuées à la maison et dans le salariat, existe pour de nombreuses femmes, elle n’est pas systématique. Il faudrait nous expliquer où est le rapport avec la forte présence de main-d’œuvre féminine dans le commerce (qu’on pense aux caissières) ou dans les assurances.

Toujours est-il que TL a une thèse pour expliquer cette continuité :

« La surreprésentation des femmes dans le travail improductif subordonné, donc faiblement rémunéré […] doit être considérée comme la continuité et le renforcement, au sein de l’organisation capitaliste du travail, de la principale forme de division sexuelle du travail, à savoir l’exclusion des femmes de la production sociale par leur cantonnement à la sphère privée de la production/reproduction de la force de travail. » (p. 182).

Les femmes auraient donc été « historiquement exclues de la production de plus-value » (p. 195) pour être assignées à la reproduction de la force de travail, dans la sphère domestique d’abord, dans le salariat ensuite (= emplois improductifs, donc de la classe moyenne selon TL). Le bestseller insipide Caliban et la sorcière de Silvia Federici est appelé en renfort. TL n’utilise pas d’autres sources concernant le « premier âge du capital », et transcrit sans état d’âme les bobards invraisemblables de Federici, qu’aucun historien sérieux (homme ou femme) ne cautionnerait aujourd’hui, comme celui de « plusieurs centaines de milliers de victimes » (p. 184) pendant la chasse aux sorcières entre le XV° et XVII° siècle13. Mais surtout, TL reprend l’idée qu’à l’aube du MPC il fallait « assurer l’augmentation quantitative de la force de travail par le contrôle du corps des femmes, et d’autre part, assigner celles-ci aux tâches reproductives ne pouvant pas être intégrées à la production spécifiquement capitaliste » (p. 183). D’abord, on peut déjà douter de la thèse selon laquelle la sortie de la crise démographique du Moyen-Age tardif s’explique par un mouvement de répression des femmes et de normalisation des mœurs à des fins natalistes (qui a eu lieu, mais bien plus tard). Qu’on l’attribue au MPC en formation ou à un dernier sursaut du mode de production féodal rendu possible par le recentrage de la production agricole sur les terrains les plus productifs14, il est certain que la reprise démographique qui s’enclenche à partir de 1450 au plus tard (donc avant la grande chasse aux sorcières) s’explique aisément par l’amélioration des conditions hygiéniques et alimentaires portées par une relance de la productivité du travail. Cette hypothèse n’est même pas envisageable chez Federici parce que dans son récit historique elle ne fait jamais ressortir la lutte du nouveau mode de production pour s’affirmer contre l’ancien, ni celle de l’ancien pour survivre au nouveau, mais voit les classes possédantes, anciennes et nouvelles, systématiquement alliées dans l’écrasement des exploités anciens et nouveaux. Ainsi, le « prolétariat médiéval » (!) aurait à la fois résisté à l’exploitation féodale et « lutté contre l’avènement du capitalisme » (!!). TL ne semble pas être gêné par ce genre d’affirmations… ni par le fait que selon Federici la « sphère de la reproduction » est une « source de valeur » pour le capital car ce dernier ne paie pas le travail domestique. On a là la tarte à la crème de toutes les théories du travail domestique non-payé. L’idée que les femmes au foyer travaillent gratuitement pour le capital quand elles effectuent les tâches domestiques repose sur le postulat erroné selon lequel le capital paie (ou ne paie pas) le travail, alors qu’il paie la reproduction de la force de travail. Le salaire direct ou indirect versé au salariés du ménage assure cette reproduction, qui inclut les inactifs (femme au foyer, enfants, etc).

Ensuite, pourquoi ces tâches « reproductives » assignées aux femmes ne pouvaient pas être intégrées à la production capitaliste ? Parce que le capital n’était pas assez productif de plus-value pour dégager de quoi payer des salariées aux tâches improductives de reproduction « directe » ? Parce qu’il a fallu du temps pour que le capital invente les crèches et autres institutions nécessaires ? TL ne nous le dit pas, de même qu’il ne nous dit pas pourquoi l’intégration dans le salariat de certaines au moins de ces tâches a fini par se faire.

Concernant l’exclusion prétendue des femmes de la production de plus-value, on sait que les choses ne sont pas si simples. L’emploi féminin, dès les débuts du MPC, a suivi partout un mouvement de va-et-vient, selon la conjoncture économique et le mode d’extraction de plus-value prédominant (plus-value absolue ou relative). D’où l’usage massif de la main-d’œuvre féminine et enfantine à l’époque de la domination formelle, par exemple. Et même aux pires moments creux (et y compris dans les branches productives de plus-value) l’emploi féminin n’a jamais complètement disparu. Vice-versa, en lisant TL, on a parfois l’impression que, aujourd’hui, les ouvrières n’existent plus et on doute même de leur existence pour le passé. En France, les CSP « ouvrier » (OQ, OS, manœuvre confondus) comptent aujourd’hui moins de femmes qu’au milieu des années 1970 – mais elles pèsent toujours 20% environ, et sont nombreuses dans l’agro-alimentaire par exemple. Sans parler, à l’échelle mondiale, des ouvrières de la micro-électronique en Chine, ou de celles du textile en Asie du Sud-Ouest ou au Mexique.

Plus fondamentalement, la « subversion du genre » doit être comprise comme un aspect de l’humanisation du rapport à la nature parvenue à un certain stade de développement. Ce qu’on appelle le genre ou les « rapports sociaux de sexe » n’est pas un rapport social au même titre que le rapport de classes. Il se range parmi les nombreux rapports collectifs qui n’incluent pas en leur sein le rapport à la nature au sens fort du terme. Le rapport de classes est le rapport social fondamental précisément parce qu’il englobe les « échanges organiques avec la nature » (Le Capital, Livre I) ou, pour s’exprimer comme le Marx des Manuscrit de 1844, le rapport au « corps inorganique de l’homme ». Les transformations du rapport au corps inorganique (nature extérieure) déterminent les transformations du rapport au corps organique (nature intérieure), c’est-à-dire l’auto-production humaine à travers la succession des sociétés de classe. En ce sens, les rapports entre les sexes n’ont pas leur moteur en eux-mêmes. Ils n’ont pas de dynamique propre ni d’histoire autonome. Il est impossible d’en rendre compte sans analyser le rapport de classes (alors que l’inverse est toujours possible). Les théories contemporaines du genre, qu’elles le veuillent ou non, sont un produit de quelque 300.000 ans d’humanisation du rapport à la nature. Contrairement à ce que ces théories prétendent, le sexe (la présupposition naturelle) précède bien le genre logiquement et historiquement. Le genre, c’est-à-dire la présupposition sociale du sexe, ne saurait pas être une réalité présente au même degré depuis les débuts de l’histoire humaine. C’est un résultat historique. Le « développement progressif du caractère problématique du genre » (p. 202, l’italique est de nous, nda) correspond au stade le plus récent d’approfondissement du rapport à la nature intérieure et extérieure. Mais la « subversion du genre » (p. 204), si l’on tient à appeler ainsi le passage à un degré supérieur d’humanisation du rapport à la nature sous l’angle du sexe, n’est nullement à la portée des luttes de femmes que TL porte comme exemple de leur caractère prétendument anticapitaliste15. Une nouvelle phase de ce rapport interviendra soit dans la prochaine restructuration du capital, soit dans un soulèvement victorieux du prolétariat. Dans le premier cas, elle se fera comme évolution fonctionnelle des rapports capitalistes, comme cela a été le cas lors des restructurations fordiste et post-fordiste (pour s’en tenir aux deux dernières). Dans le deuxième cas, elle se fera comme individualisation des prolétaires (hommes et femmes) dans l’insurrection.

Critiquer ceux pour qui « la révolution communiste ne peut aboutir qu’à la condition que toute lutte non prolétarienne s’efface devant celle du prolétariat » (p. 203), c’est encore confondre le cours ordinaire du MPC (au sein duquel les luttes féministes et beaucoup d’autres luttes spécifiques peuvent exister) avec une situation qui n’a rien de comparable. Par ailleurs, ne faudrait-il faire la différence entre lutte féminine et lutte féministe ? Les femmes des Gilets Jaunes et leurs manifestations « non-mixtes » étaient-elles féministes ? Nous ne le pensons pas. Est-ce pour autant qu’elles n’étaient pas légitimes dans leur combat ? En fait, le syncrétisme marxiste-féministe empêche de voir la dissociation tendancielle entre un féminisme qui n’a plus d’autres assises sociales que l’université, les médias et quelques fractions militantes de la CMS, et des mouvements féminins réellement massifs, mais qui n’adoptent pas forcément de discours féministe.

En conclusion, on peut dire que dans la critique qu’elle nous adresse, la revue Temps Libre combine, d’une part, une vision du prolétariat qui demeure très influencée par le programme prolétarien (défense et illustration du travailleur productif) et, d’autre part, l’intégration – plus à la page – d’une problématique néo-féministe, par laquelle on essaie de rétablir la classe moyenne inférieure dans ses droits « révolutionnaires ». Le résultat au sujet de la question féminine n’est pas plus convaincant qu’au sujet de la théorie du prolétariat. Ce n’est pas en reprenant des lieux communs sur les luttes de femmes qu’on fait avancer leur cause. La théorie communiste n’en sort pas non plus renforcée. Affirmer que les luttes féministes sont « une manière indirecte – mais non moins réelle – de s’attaquer au capital » (p. 204), ou ériger les femmes de la CMS en sujet révolutionnaire « auxiliaire » (aux côtés des travailleurs productifs) n’apporte qu’un faible supplément d’âme à une construction théorique incapable de se développer sur son terrain propre.

4 – Conclusion

Pourquoi donner du prolétariat une définition si restrictive (les travailleurs productifs) ? Nous avons vu que cette définition est inféconde pour déboucher sur une appréhension de la capacité révolutionnaire du prolétariat. Quel est l’enjeu  pour TL ? C’est celui de réhabiliter le potentiel « subversif » des luttes interclassistes, en invoquant les luttes de femmes – positives et même anticapitalistes par définition – comme argument ultime à l’appui, renvoyant toute dissension au limbe du politiquement incorrect.

Dans Le Ménage à trois, nous avons adopté une position nette sur les luttes interclassistes et le rôle de la CMS dans la lutte de classe en général. La revue Temps Libre s’oppose à ce point de vue en s’appuyant sur le travail productif et sur la question des femmes. On a vu que cela ne permet guère d’avancer. Mais attendons-nous à voir surgir d’autres propositions de sauvetage de la CMS, s’appuyant peut-être sur d’autres fractions de cette classe et sur d’autres « questions » sociales ou sociétales.

B.A. – R.F.,

septembre 2021


Notes :
1 Signalons au passage que, selon l’analyse d’Astarian, la production de mines anti-personnel est du travail improductif. Il s’agit d’un exemple donné par TL d’un travail qui, « neuf fois sur dix » (p. 55), serait productif de plus-value.
2 « Une cantatrice qui chante comme l’oiseau est un travailleur improductif : dans la mesure où elle vend son chant pour de l’argent, elle est une salariée et une marchande. Mais cette même cantatrice devient un travailleur productif, lorsqu’elle est engagée par un entrepreneur pour chanter et faire de l’argent, puisqu’elle produit directement du capital. » (Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital, version UQAC disponible en ligne, p. 95).
3 La traduction de ce passage est de nous.
4 Citation corrigée de plusieurs erreurs de traduction de Dangeville qui, entre autres, inverse acheteur (Käufer) et vendeur (Verkäufer). Voir p. 202 de l’édition 10/18.
5 Ce passage est tiré du feuilleton L’Abolition de la valeur paru en ligne sur hicsalta-communisation.com et non pas du livre homonyme, où il a été légèrement modifié dans un sens qui est moins parlant pour notre propos ici (cf. p. 177).
6 «Le facteur de déclenchement de l’insurrection c’est donc le fait que l’appauvrissement se fait dans une contrainte au changement de vie, alors que les moyens d’adaptation ne sont pas donnés. » Bruno Astarian & Robert Ferro, Le Ménage à trois de la lutte des classes, op. cit., p. 375).
7 INSEE, Écart de rémunération femmes-hommes :surtout l’effet du temps de travail et de l’emploi occupé, juin 2020. Disponible ici : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4514861#titre-bloc-1
8 Christian Baudelot, Roger Establet, Jacques Tosier, P.O. Flavigny, Qui travaille pour qui ?, Maspero 1979, pp. 227-228. Jacques Tosier et Jacques Malemort, l’un des auteurs de La petite bourgeoisie en France, sont la même personne.
9 Op. cit., pp. 228-229.
10 R.S., Classes moyennes et « sursalaire », la suite des échanges, sur dndf.org
11 Voir p. ex. l’article très intéressant de Danièle Léger sur les « néo-ruraux » des années 1970, Les utopies du « retour », « Actes de la recherche en sciences sociales », n. 29, 1979, pp. 45-63.
12 TL ne nous dit pas ce que serait une reproduction « indirecte ». Une distinction doit être faite, selon nous, entre les activités se déroulant dans le cadre familial et celles prises en charges par le salariat. Partant, est-il légitime de considérer qu’il y a continuité entre la maison et le lieu de travail pour une ouvrière fabriquant des pâtés dans une usine agro-alimentaire ou pour une salariées de McDo ? Dans quelle mesure « préparer à manger » justifie ici de parler de continuité ? Les activités dans les deux sphères restent-elles semblables et comparables lorsque la seconde, celle qui se déroule sur le lieu de travail, s’industrialise et se parcellise ? Bref, encore une fois on se perd dans les antinomies engendrées par le flou théorique. Si l’on est pas à même de situer correctement la frontière entre « production » et « reproduction », entre reproduction « directe »  et reproduction « indirecte », ce n’est pas la peine d’introduire la distinction.
13 « On a fait de nombreuses tentatives pour évaluer le nombre total des individus brûlés comme sorciers en Europe au cours des XV°, XVI° et XVII° siècles, mais c’est une entreprise sans espoir : les archives sont trop défectueuses. Certaines estimations, les mieux connues, qui parlent de centaines de milliers de victimes, sont des fantastiques exagérations. » (Norman Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Âge, Payot, 1982, p. 290). L’intérêt de l’ouvrage de Cohn est, entre autres, d’avoir beaucoup travaillé sur les sources primaires, ce qui a permis de dénicher trois sources apocryphes datant respectivement du XV°, XVI° et XIX° siècle, qui ont pendant longtemps fourvoyé l’historiographie sur la chasse aux sorcières. Federici ne peut pas ne pas connaître de livre de Cohn, puisqu’elle le cite dans la bibliographie de Caliban et la sorcière, mais n’en prend pas en compte les résultats.
14 C’est notamment la thèse avancée par Guy Bois, Crise du féodalisme, Presse de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976.
15 « A titre d’exemples, nous pouvons nommer la grève des femmes du 19 octobre en Argentine consistant à arrêter le travail pendant une heure (sic ! nda), que ce soit au travail, à l’école, à l’université ou à la maison, ainsi que le plus récent « No Dia sin Nosotras », la grève des femmes mexicaines ayant paralysé l’économie mexicaine pendant une journée complète. » (p. 187).
Pas encore de commentaires

Laisser un commentaire

Note: Vous pouvez utilisez les balises basiques XHTML dans vos commentaires. Votre email ne sera jamais publié.