Chapitre 9: Quels sont les enjeux de la mise au concret de la théorie de la valeur?
Dans le chapitre que suit, je conclus mon étude de la valeur. Il apparaît que les enjeux de la révision que j’apporte à la théorie marxienne ne remettent pas en cause l’oeuvre de Marx dans son ensemble, mais sont délimités par la place même qu’occupe la théorie de la valeur dans l’ensemble plus vaste de la théorie communiste. Se débarrasser de la notion de travail abstrait et, sur cette base, comprendre mieux ce que pourrait être la valeur abolie, telles sont les principales conséquences de la mise au concret de la théorie de la valeur.
Plan
9.1 – Rupture dans le plan du Capital
9.1.1 – Marx sur la première section du Capital
9.1.2 – Exemple du travail simple/travail complexe (rappel)
9.1.3 – Aliénation et exploitation
9.2 – Différentes approches du dépassement de la valeur
9.2.1 – Le Programme Prolétarien (rappel)
9.2.2 – Abolir le travail abstrait? (Perspective Internationaliste)
9.2.3 – Abolir le travail concret
9.2.3.1 – Négation de la productivité
9.2.3.2 – Négation de la normalisation
9.2.3.3 – Objectivité pour soi, dépassement de la valeur et du travail
9.3 – Abolition du capital, dépassement de la valeur: une perspective
9.3.1 – Nécessité de la reprise de la production
9.3.2 – De la prise de possession des moyens de production à l’activité-pas-seulement-productive
9.3.2.1 – Limites de la prise de possession de l’appareil productif
9.3.2.2 – Déqualification des prolétaires
o – O – o
Nous arrivons au terme de notre étude de la valeur, pour déboucher sur une conclusion qui peut sembler décevante : la théorie de la valeur, quelles que soient ses options, n’est pas une théorie de la révolution. Elle n’en est tout au plus qu’un moment. Comme nous l’avons vu en étudiant certaines versions de la théorie critique de la valeur, l’analyse de la forme valeur des marchandises ne permet pas de parvenir à une appréhension de la contradiction qui, dans la société capitaliste, produit le sujet de son dépassement. C’est là la tâche de la théorie communiste: analyser la contradiction spécifique du mode production capitaliste, comprendre ses crises et l’activité insurrectionnelle du prolétariat, et projeter les modalités de la révolution communiste qui dépassera la contradiction et toutes les catégories du capital. Dans ce vaste ensemble, la théorie de la valeur n’est qu’une partie, celle de la définition de la forme sociale des moyens de production. La théorie de la valeur n’a pas la capacité totalisante permettant de parvenir sur ses propres bases au sujet de la révolution et à la projection du communisme. Ce statut particulier et limité de la théorie de la valeur est inscrit dans le plan même du Capital.
9.1 – Rupture dans le plan du Capital
Dans sa Présentation du Plan du Capital (in Lire le Capital, PUF 1996), Roger Establet définit plusieurs articulations permettant de distinguer des moments distincts dans le développement du texte du Capital dans son ensemble. Pour ce qui nous concerne ici, on retiendra que la première de ces articulation se situe entre, d’une part, les deux premières sections du Livre I et tout le reste du Capital, d’autre part. Il faut, dit RE,
« complètement isoler les sections I et II du Capital [car] elles remplissent, pour le processus de pensée qui occupe toute l’œuvre, une fonction déterminante: c’est dans ces deux sections que s’accomplit la transformation théorique que Marx fait subir aux discours ordinaires… en transformant ce discours idéologique en problème scientifique ». (p. 588)
On ne discutera pas ici des prétentions des marxistes à la science. Le propos d’Establet est que Marx consacre les deux premières sections à partir de l’apparence des choses et à constater que les formulations obtenues ainsi ne permettent pas une compréhension sans contradiction des phénomènes économiques. Marx définit d’abord la société capitaliste comme une immense accumulation de marchandises et la plus-value comme la transformation d’une masse d’argent en une masse d’argent augmentée dans la sphère de la circulation. Il définit ensuite la monnaie « de telle sorte qu’on ne puisse pas la tenir pour responsable des contradictions … et donc pour le lieu de leur solution » (590). Finalement, le capital se manifeste, dans la sphère de la circulation, comme une masse de valeur V qui se transforme de façon apparemment automatique en une masse plus grande V + DV, alors que par hypothèse tous les échanges sont égaux. Cette contradiction manifeste amène Marx à replacer tous les éléments de son analyse dans la sphère de la production, en abordant la théorie de la plus-value (section III)
9.1.1 – Marx sur la première section du Capital
Dans la première section du livre I, Marx définit la valeur, et surtout l’argent. Dans la deuxième section, il fait une transition pour passer de l’argent au capital. Cette section se termine par la découverte que fait « l’homme aux écus » de la fameuse marchandise qui permet d’augmenter la valeur initiale du capital investi, à savoir la force de travail. Avec la troisième section commence l’étude de la plus-value. Et, à partir de là, il ne sera plus question de la théorie de la valeur. Elle ne sert pas pour définir la division de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, ni pour analyser la contradiction fondamentale entre ces deux variables. Et le livre I se termine par la « tendance historique de l’accumulation du capital »[1], où Marx projette la révolution sur la base de son analyse de classe du rapport entre prolétariat et capital, et non pas de la valeur.
Marx était conscient de la difficulté de lire les premiers chapitres du Capital. Il écrit à l’éditeur de l’édition française:
« La méthode que j’ai employée et qui n’avait pas encore été appliquée aux sujets économiques, rend assez ardue la lecture du premier chapitre… C’est là un désavantage contre lequel je ne peux rien… Il n’y a pas de route royale pour la science, et ceux-là seulement ont chance d’arriver à ses sommets lumineux qui ne craignent pas de se fatiguer à gravir ses sentiers escarpés. » (Lettre à La Châtre du 18 mars 1872).
Malheureusement, il ne va pas jusqu’à mettre en rapport ce premier chapitre (sentier escarpé) et la conclusion du livre sur la tendance historique de l’accumulation (le sommet lumineux). D’ailleurs, il admet qu’on peut sauter le début du Capital et prendre la lecture directement à la deuxième section. Il écrit ainsi à Engels, qui veut faire un article sur le Capital, pour lui dire qu’il peut commencer son article par la deuxième section, à condition qu’il
« n’oublie pas … de rappeler au lecteur qu’il trouvera toute la saloperie concernant la valeur et l’argent, proposée sous une forme nouvelle, au chapitre 1 [c-à-d à la première section] » (lettre à Engels du 23 mai 1868)
On suppose que « saloperie » vaut non pas pour le contenu de la première section, mais pour les difficultés que Marx a eues à la rédiger. Quoi qu’il en soit, la césure qu’on observe entre le début du Capital et tout le reste amène à poser la question suivante: à quoi sert la théorie de la valeur dans l’élaboration de la théorie de la révolution communiste?
9.1.2 – Exemple du travail simple/travail complexe (rappel)
Avant d’examiner cette question, rappelons rapidement un exemple montrant que, dans les développements du Capital, Marx ne tient pas compte des résultats obtenus dans la première section quand il devrait le faire. Il s’agit de la question du travail simple et du travail complexe. A la question, apparaissant au chapitre 7, de savoir pourquoi et comment le travail complexe produit plus de valeur que le travail simple dans le même laps de temps, Marx donne une réponse qui non seulement est erronée, mais qui de plus n’a pas de rapport avec son analyse du travail créateur de valeur dans le premier chapitre. Il lie cette capacité supérieure de créer de la valeur du travail complexe au coût plus élevé de la formation de ce travail par rapport au travail simple. Roubine fait la même erreur, où le surcoût du produit fabriqué par du travail complexe est assimilé à une création de valeur supplémentaire. J’ai proposé (chapitre 4.5) de résoudre ce problème en considérant l’économie de temps que permet le travail complexe par rapport au travail simple dans l’exécution de tâches complexes, solution qui repose sur la définition que j’ai donnée de la substance de la valeur, à savoir le temps. Dans l’exécution d’une tâche complexe, le travail complexe fait gagner du temps par rapport au travail simple.
Que nous dit cet exemple? Il nous dit que Marx ne cherche pas à établir une liaison organique entre ses chapitres sur la valeur et les chapitres ultérieurs sur la plus-value. Car, au fond, il n’en a pas besoin. Il nous dit aussi que, à supposer que la solution que je propose est la bonne, cette bonne résolution ne change rien à l’analyse du mécanisme de la plus-value ni à celle de la déqualification systématique et continuelle de la main d’œuvre. Ces questions relèvent de la lutte des classes, et non pas de la théorie de la valeur. Elles peuvent être traitées même avec une théorie de la valeur qui serait erronée. Et de fait, si j’ai repris la théorie marxienne de la valeur en montrant ses limites et en en proposant une autre formulation, cela ne remet pas en cause la suite du Capital et l’usage qu’on peut en avoir. La théorie de la plus-value, la compréhension du mécanisme de l’accumulation du capital, de ses métamorphoses et de son devenir contradictoire, tout ce vaste champ de la théorie peut être abordé sans revenir à la définition de la valeur. Il suffit de savoir que le travail vivant est la source de la valeur nouvelle pour comprendre l’importance du partage de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail et tout ce que cela entraîne, jusqu’à la baisse tendancielle du taux de profit.
9.1.3 – Aliénation et exploitation
Les deux premières sections du Capital, avons-nous dit, sont consacrées à la valeur, et surtout à la monnaie. Sur cette base, les deux sections aboutissent à produire l’argent qui va devenir capital. Dans l’ensemble de ce mouvement, la question de la forme valeur occupe finalement peu de place. Ce qui compte, pour la trajectoire d’ensemble du Capital, c’est que l’argent finisse par rencontrer le travailleur libre de tout, le prolétaire. C’est ce qui se passe à la fin de la deuxième section. A partir de là, on entre dans la théorie de la plus-value, puis de l’accumulation du capital.
L’analyse de la valeur dans le premier chapitre a plusieurs contenus. D’une part elle définit ce qu’est la valeur d’une marchandise en définissant sa source et sa substance. D’autre part elle fait le passage de la marchandise à l’argent. L’importance de la question de la monnaie au début du capital tient au lien qu’il faut établir entre l’argent, représentant universel de la valeur, et la marchandise, afin de dissiper toute illusion qu’il soit possible de remédier aux contradictions du capital en manipulant l’argent, par exemple par le crédit. Marx rejette ainsi fermement toute idée que l’argent puisse se détacher complètement de la marchandise pour ne devenir que symbolique. Beaucoup de commentateurs affirment le contraire depuis que le dollar a été détaché de l’or (1971). En réalité, les dérèglements monétaires, la suraccumulation de dette et la hausse du cours des matières premières indiquent que la liaison argent-marchandise reste fondamentale. Enfin, avec le fétichisme de la marchandise, l’analyse marxienne du début du Capital pose la valeur comme aliénation des hommes dans des rapports réifiés. De ce dernier point de vue, on peut considérer que la théorie marxienne de la valeur est une théorie de l’aliénation. Mais il est plus intéressant de constater que cette théorie n’est plus vraiment utilisée dans la suite du Capital. Par exemple, l’utilisation du thème de la réification dans les développements sur le capital porteur d’intérêt, n’est qu’une illustration, éventuellement une dénonciation de l’idéologie capitaliste, mais n’a pas valeur de preuve. Marx dénonce l’illusion fétichiste selon laquelle l’argent aurait de lui-même la capacité d’engendrer un supplément d’argent sous la forme de l’intérêt. Mais la preuve de ce que l’intérêt est une fraction de la valeur nouvelle créée par le travail vivant, il la fournit d’une autre façon, en décomposant en ses différentes formes la plus-value qu’il a d’abord définie au niveau le plus général et en faisant une analyse de classe.
Après les deux premières sections, avons-nous dit, Marx passe à une théorie de l’exploitation du travail aboutissant à la définition des classes et de leurs rapports antagoniques. En opposition à la soi-disant domination abstraite de la valeur que la théorie critique de la valeur a élaborée à partir du fétichisme, l’analyse marxienne rejette la notion de sujet automate en faisant apparaître le prolétaire face à l’homme aux écus. Nous avons déjà vu cette question (chapitre 6.2). Mais il faut maintenant ajouter que la trajectoire marxienne, passant d’une problématique de l’aliénation à une définition de l’exploitation, quitte la notion de rapport social réifié entre les échangistes pour donner une analyse profonde de ce qu’est le rapport entre les classes. Elle passe d’une notion superficielle du rapport social, définie par l’échange entre les producteurs privés indépendants, à l’exposé du rapport social dans son sens fondamental: rapport d’exploitation dans le rapport conjoint des deux classes à la nature, existant dans le MPC sous forme de capital constant.
Une telle rupture de trajectoire, entre un début reposant sur la marchandise et la valeur et s’exprimant en terme d’aliénation et une suite reposant sur le travail et l’exploitation, nous l’avons déjà rencontrée au chapitre 7, où nous avons vu la nécessité pour des auteurs s’appuyant sur la théorie critique de la valeur de changer leur fusil d’épaule au moment de parler de la crise et de la possibilité révolutionnaire, en passant à une théorie de l’exploitation et des classes. Et nous l’avons vue pour nous dans le chapitre 8. Dès lors qu’il s’est agi d’envisager l’abolition de la valeur, nous avons dû développer une analyse de la lutte des classes qui part de la contradiction entre travail nécessaire et surtravail et qui, aboutissant à l’insurrection prolétarienne, montre que la possibilité du dépassement communiste se trouve dans une forme de rapport social où la dévaloration résulte de l’activité du prolétariat insurgé contre le capital, et non pas contre la valeur. Le processus insurrectionnel et sa portée ne peuvent pas être compris sur la base de la théorie de la valeur, mais seulement sur la base du fait que la valeur n’existe que comme capital faisant face aux prolétaires sans réserves. Ainsi, pour produire théoriquement l’abolition de la valeur il faut produire les classes, leur contradiction et la possibilité de leur dépassement.
9.2 – Différentes approches du dépassement de la valeur
Ce n’est pas parce que la théorie de la valeur ne peut pas être une théorie de la révolution qu’il faut y renoncer. La théorie de la valeur est un moment nécessaire de la théorie communiste, et c’est en quelque sorte par abus que la théorie critique de la valeur veut faire de son analyse de la valeur le tout de la théorie du capital, de son devenir et de son dépassement. Comme nous l’avons déjà dit, la théorie communiste dans son ensemble comporte plusieurs moments: critique de l’économie politique, compréhension de la possibilité révolutionnaire, projection du communisme. Les trois moments sont en interaction constante. La théorie communiste procède par itération permanente entre ses trois moments constitutifs parce qu’elle considère toutes les catégories de la société comme historiquement déterminées et transitoires. Quel que soit l’objet qu’elle se propose d’analyser, elle ne perd jamais le point de vue du dépassement communiste des classes. Cela s’applique aussi à la valeur. Dans l’effort d’abstraction que la théorie communiste doit accomplir pour parvenir à la critique de l’économie politique, la compréhension de ce qu’est la valeur joue un rôle important d’un double point de vue. D’une part, la théorie de la valeur affirme le lien entre le travail et les formes apparemment fantomatiques que prennent ses produits dans la société capitaliste, à savoir la valeur et l’argent. Ce lien définit le travail et son exploitation par la propriété comme le sujet réel du devenir apparemment automatique d’une société apparemment réifiée. D’autre part, la définition de la valeur comme forme sociale des moyens de production et de la production de valeur comme activité historiquement spécifique donne une clé vers la compréhension du dépassement du mode de production capitaliste. On constate en effet que, dans l’histoire de la théorie communiste, chaque forme successive a utilisé sa compréhension implicite ou explicite de la valeur pour procéder à un renversement définissant, avec plus ou moins de précision, la valeur abolie. Et cette définition venait en retour enrichir la critique de l’économie politique et le projet révolutionnaire, en lui assignant son but.
9.2.1 – Le Programme Prolétarien (rappel)
Pour commencer, on se contentera de rappeler ici notre point de départ. La lecture critique de la Critique du Programme de Gotha (chapitre 1) nous a permis de comprendre comment Marx, sur la base des luttes prolétariennes de son époque, a défini le communisme comme la production planifiée et l’abolition de la valeur comme l’abolition du marché. En retour, sa vision critique de l’économie capitaliste est imprégnée de la dénonciation des gaspillages et des irrationalités liées au marché, facteurs qui augmentent nécessairement la misère où vit le prolétariat. La mission de ce dernier est alors d’établir une société et une économie rationnelles où chacun pourra vivre confortablement de son travail.
9.2.2 – Abolir le travail abstrait? (Perspective Internationaliste)
On trouve un autre exemple du lien entre formulation de la théorie de la valeur et définition du communisme dans un article récent de Perspective Internationaliste (n° 57, hiver 2012). Il s’agit de Communisation et l’Abolition de la Forme-valeur, où Mac Intosh affirme d’emblée que
« une théorie de la forme-valeur en tant que base pour la compréhension de la logique du capital, de sa trajectoire historique et de ses contradictions est intégralement liée à une théorie de la communisation ».
Sur cette base, il cherche à comprendre comment la critique de la forme-valeur peut déboucher sur une perspective communisatrice de la révolution. Comme Astarian fait partie des sources qu’il examine pour ce faire, je veux rapidement relever quelques inexactitudes me concernant. Selon qu’on lit la version anglaise ou la version française, la référence au texte n’est pas la même. La première cite Communisation et activité de crise, tandis que la deuxième cite La Communisation comme Sortie de Crise, qui est une première esquisse du précédent. Plus gênante est l’introduction dans mon propos de considérations qui lui sont étrangères. Mac Intosh me fait dire que, dans le processus révolutionnaire, « les actions menées … viseront l’abolition du travail (labor) et de la valeur … ici et maintenant ». La parenthèse (labor) a été ajoutée. Ce faisant il semble inférer que j’utilise comme lui la distinction entre travail et œuvre. Ce qui n’est pas le cas. En français, on ne recourt le plus souvent qu’au terme de travail pour désigner ce que les allemands et les anglais peuvent désigner de deux mots qui n’ont pas le même sens: labor/work, ou Arbeit/Werk. Voici comment PI ‘version française) définit la différence de sens:
« Arbeit-Labor .. . désigne le travail extorqué ou arrachés des esclaves, des serfs, et le salariat dans la société capitaliste, i.e. le travail abstrait; et Werke, work … désigne l’œuvre, l’activité, la production différente du travail extorqué »
Cette distinction permet à la critique de la valeur de sauver le travail, sous le terme d’œuvre, au moment d’abolir la valeur. C’est un thème que nous avons aussi trouvé chez Postone (chapitre 6), quand il attribue au travail dans les sociétés pré-capitalistes un contenu plus ou moins sacré, ce qui lui permet ensuite de projeter pour le communisme un travail plein de sens. On comprendra plus loin qu’une telle distinction ne me convient pas, et que quand je parle de dépassement du travail, j’envisage une remise en cause autrement radicale de la façon dont les hommes pourraient se rapporter à la nature.
Ces précisions étant apportées, revenons à la problématique de Mac Intosh. Partant de mon propos (déformé, donc) selon lequel la communisation n’a pas pour but d’établir une société de transition vers le communisme, mais réalise directement « l’abolition du travail (labor) et de la valeur », il s’interroge sur le contenu que pourrait avoir une telle abolition, contenu défini a priori comme « œuvre ». Et pour lui
« ce qui est crucial ici, ce n’est pas le contenu précis de l’œuvre (travail, work) ou activité qui doit être immédiatement transformée, par exemple la nourriture ou les vêtements, la médecine ou le logement, devront être produits. Ce qui doit immédiatement être aboli, c’est la réduction de cette activité humaine au travail abstrait, et sa mesure par le temps de travail socialement nécessaire, c’est le mode historiquement spécifique dans lequel le travail (labor) a existé dans la société capitaliste ».
On comprend ici deux choses. D’une part la nécessité de produire de la nourriture etc… impose le maintien d’une forme de travail, l’œuvre. D’autre part l’abolition de la valeur et du travail abstrait se comprend comme abolition de la réduction de l’activité humaine « oeuvre » au travail abstrait. De quoi s’agit-il? Mac Intosh nous dit d’abord que la communisation abolit immédiatement les rapports sociaux « dans lesquels la production et la distribution sont basées sur le temps de travail moyen socialement nécessaire ». Ce qui est le minimum de base. Et ensuite, quand il élabore cette proposition, Mac Intosh utilise l’idée de production sans productivité en ajoutant que « les implications de la proposition d’Astarian selon laquelle il y aura production sans productivité doivent être élaborées ». Certes, la question est loin d’être épuisée, mais pourquoi Mac Intosh n’utilise-t-il pas les quelques élaborations que je propose justement (dans Activité de Crise et Communisation). J’ai ainsi essayé d’expliquer que la production sans productivité impliquait la primauté de l’activité sur son résultat productif, remplaçait la circulation des produits par la circulation des hommes, supprimait toute comptabilité et transformait les lieux de production en lieux de vie (ou l’inverse). Ces propositions sont certainement à discuter, mais Mac Intosh ne s’engage pas sur ce terrain et oppose au travail abstrait et à la valeur une « production » (entre guillemets) dont « les objectivations satisfont les besoins humains, corporels, communaux, intellectuels et créatifs ».
Partis de l’abolition de la réduction de l’œuvre au travail abstrait, nous arrivons à la production pour les besoins, vrais, authentiques, etc. Et comme ce thème de l’économie de la valeur d’usage est très limité, très marqué par le programme prolétarien que la communisation prétend dépasser, Mac Intosh s’efforce de préciser. Il affirme d’abord que l’œuvre sera une forme d’objectivation distincte de l’aliénation à laquelle l’objectivation est parfois associée.
« Objectivations il y aura, mais des objectivations non subsumées par la forme-valeur ».
Il fait ensuite appel à la conscience pour rendre compte de la possibilité de ce dépassement de l’objectivation-aliénation. Mac Intoch reproche aux communisateurs de trop négliger « le rôle primordial de la conscience dans la communisation ».
« Un impératif pour la théorie de la communisation, à mon avis, est de se connecter à la perspective du développement d’une conscience qui peut faire exploser la forme-valeur… C’est là que réside la possibilité réelle objective -…- de la communisation ». (souligné par MI)
Il semble bien qu’on touche ici une limite de la théorie critique de la valeur que nous avons déjà rencontrée. Quand elle veut atteindre le point du dépassement du MPC sur ses propres bases, elle est obligée de faire appel à des facteurs extérieurs à ses principes de départ, en l’occurrence ici à une conscience dont on ne sait pas d’où elle sort ni qui la porte ni pourquoi. Il est vrai que, en opposition à un déterminisme mécanique que Mac Intosh attribue aux communisateurs, le dépassement du MPC ne se fera pas de façon inconsciente, automatique. Les prolétaires qui aboliront le capital et les classes sauront qu’ils le font. De façon générale, dans toutes les sociétés de classes, la conscience immédiate qui accompagne l’activité courante des classes est distincte de la conscience théorique qui, d’une façon ou d’une autre, par exemple philosophique ou théologique, dit la contradiction sociale et son devenir. Le rapport social insurrectionnel n’échappe pas à cette règle générale. Comme tout rapport social, au sens fondamental, il est porteur de la conscience de soi des hommes dans les formes sociales où ils vivent à un moment donné. Et il obéit de plus à cette règle particulière que, étant un rapport social inter-individuel dont le travail (et a fortiori l’exploitation) est exclu, étant un rapport social où la dévaloration se manifeste comme une marge de liberté nouvelle et unique dans l’histoire, la conscience (au sens fort de conscience de soi du rapport social, conscience historique de son propre devenir) y est beaucoup plus immédiate à l’activité concrète que dans la société capitaliste. La conscience immédiate des prolétaires insurgés est moins fausse que leur conscience immédiate dans la prospérité. Et leur conscience théorique y est moins impuissante. Les deux formes se rapprochent. Il est indéniable que la conscience que porte le prolétariat change profondément au moment de l’insurrection. Cela dit, ce n’est pas la conscience qui fait exploser la forme-valeur, c’est l’insurrection consciente d’elle-même qui, avec une lucidité nouvelle dérivant de sa pratique révolutionnaire, abolit le capital et les classes, et dépasse la valeur et le travail (labor et work!).
9.2.3 – Abolir le travail concret
A chaque définition de la valeur correspond une approche de ce que pourrait être la valeur abolie. Et bien qu’elle semble logiquement première, la définition de la valeur n’est jamais élaborée sans une idée préalable, implicite ou explicite, de ce que serait la valeur abolie. Nous l’avons vu avec Marx (chapitres 1 et 2), et la redéfinition de la valeur que je propose n’échappe pas à cette règle. Elle procède de la spécificité de la crise des années 68 et de son contenu anti-travail. Beaucoup de temps a passé depuis, mais ce contenu n’a pas été remis en cause par l’évolution du rapport des classes, au contraire (cf. http://www.hicsalta-communisation.com/textes/activite-de-crise-et-communisation-5). J’ai défini le travail producteur de valeur, dit travail valorisant, par deux caractéristiques: la recherche continuelle de gains de productivité, et la nécessité de la normalisation. Comment définir la négation de ces deux catégories, négation qui définirait la valeur abolie? Pour l’instant, il s’agit seulement d’essayer de se représenter la propriété et le travail positivement abolis, sans se préoccuper de la façon d’y parvenir. Certains lecteurs vont protester que c’est une forme de pensée utopique. Je pense que c’est un exercice nécessaire, qui n’exclut nullement une théorie de la révolution, dont l’objet est de définir la possibilité de réaliser un tel dépassement. Il s’agit donc d’envisager une activité productive qui serait au-delà des impératifs de productivité et de normalisation.
9.2.3.1 – Négation de la productivité
Si on envisage une activité productive qui ne recherche pas la productivité, la première chose qui ressort est un bouleversement complet du rapport au temps. Certes, le temps ne cesse pas d’exister parce qu’on arrête de le compter. Mais son passage inexorable cesse de contraindre l’acte productif dès lors qu’il n’est plus le critère de son évaluation. La société marchande admet ou refuse la participation à la société de telle marchandise, et donc de tel ou tel producteur, en évaluant le temps qu’il a fallu pour la produire et en le comparant à d’autres productions de même type. La contrainte qui en résulte pour le producteur est alors de toujours produire dans le minimum de temps. Le non-respect de cette contrainte l’exclut de la société des producteurs en excluant sa marchandise du marché. La négation de la productivité remplace cette appréciation quantitative temporelle de la légitimité d’une activité productive et de son produit par une évaluation qualitative. Ici, les mots nous font défaut pour définir la nature du rapport que les hommes auront à leur production dans une société sans valeur. « Appréciation » renvoie à « prix », « évaluation » à « valeur ». Ce sont des mots de la société marchande, de la quantité. Ils ne peuvent pas convenir entièrement pour désigner, dans le communisme, la satisfaction qualitative qu’une activité productive engendre, ou non, pour ceux qui y participent et pour ceux qui en utilisent les résultats. Une des raisons pour cela est que l’activité que nous considérons n’est pas seulement productive.
Dans les sociétés de classe, la production des conditions matérielles de la vie et la jouissance sont séparées, chacune étant le propre d’une des deux classes, respectivement celle du travail et celle de la propriété. « Jouissance » désigne ici, en opposition au travail immédiat, l’activité de la classe de la propriété au sens où le surplus qui résulte de l’exploitation du travail lui permet un rapport à soi que les travailleurs n’ont pas la possibilité de développer. Ce rapport à soi inclut aussi bien la gestion par le propriétaire de ses biens, et donc par extension de l’exploitation du travail et de la société tout entière, que les activités dites supérieures comme l’art et la pensée. Jouissance désigne ici beaucoup plus que les plaisirs du loisir et du luxe. Le terme englobe tout ce qui concerne le rapport de l’homme à soi, fût-ce sous l’espèce du propriétaire.
Dans le travail pris en tant que tel, l’objet de l’activité est constitué par les moyens de travail (outils, matières premières, etc.). Si on en reste là, l’activité s’objective dans un résultat (le produit) qui, par définition, n’est pas sujet, qui est une chose, et où donc la subjectivité du travailleur salarié semble d’autant plus se perdre qu’il est séparé de son produit aussitôt qu’il l’a produit. D’où le fait que l’objectivation prise en ce sens est fréquemment définie aussi comme aliénation. En réalité, tout comme le propriétaire, le travailleur n’est pas le sujet à lui tout seul. De façon générale, dire que l’homme est sujet, cela veut dire qu’il se produit lui-même, qu’il se prend pour objet dans des rapports sociaux qui évoluent sous l’effet de son activité. L’objectivation de l’activité, ce sont précisément ces rapports sociaux qui sont la forme réelle de la subjectivité humaine. Si on imagine une société non contradictoire, le rapport sujet-objet peut aussi se dire rapport sujet-sujet, puisque l’homme est son propre objet. Mais dans la société de classe, le sujet de l’auto-production des hommes est constitué par le rapport contradictoire des classes, qui se rapportent toutes deux aux mêmes moyens de production, soit comme moyens de travail soit comme propriété. Et l’objectivation de ce sujet divisé, le monde dans lequel il peut se contempler, c’est un rapport social contradictoire. Ce n’est que sous cette forme que le travail et son exploitation produisent la société des hommes. Aucun des deux pôles de la contradiction sociale ne peut à lui seul poser la société comme son objet et en faire ce qui lui semble correspondre à son être de classe. Chacun est séparé de cet objet par le rapport contradictoire qui le lie à l’autre pôle. Ce qui revient à dire que chaque classe est séparée de la totalité sociale et que celle-ci évolue indépendamment de la volonté de l’un ou l’autre pôle.
Dans les sociétés de classes, la production des conditions matérielles de la vie et la jouissance de cette vie sont donc des activités séparées par une contradiction. Une société qui serait débarrassée de cette contradiction serait aussi débarrassée de la valeur. Et dès lors que la production par unité de temps n’est plus le critère de la justification sociale d’une production, les « producteurs » ont le temps. En fait, on ne peut plus les définir comme producteurs. A l’opposé du travail, la production qui a le temps peut jouir immédiatement de sa propre activité. Elle peut être rapport à soi. Certes, l’effort lui-même, la fatigue, ne sont pas exclus. Mais pour une activité productive libérée de la contrainte du temps, ce sont des dimensions qui font partie de la jouissance du corps et de l’esprit dès lors qu’on peut s’arrêter, discuter, faire autre chose, modifier, s’adapter aux possibilités ou aux demandes des participants, etc. Autrement dit, cette production n’est pas seulement productive. Il n’existe pas de mot pour cela, et il faut donc proposer un néologisme. Appelons activité-pas-seulement-productive (APSP) cette activité totalisante où les hommes ne renoncent pas à jouir de leurs rapports sous prétexte qu’ils produisent des objets. La formule exprime la même recherche d’un dépassement des séparations, d’une forme totalisante d’activité, que celle de Marx dans l’Idéologie Allemande, mais s’efforce de dépasser les limites de la sphère de la production, ce que Marx ne fait pas. Décrivant la façon dont les prolétaires, séparés de la totalité des moyens de production, sont appelés à se les approprier en totalité, il écrit:
« L’appropriation de ces forces [productives] n’est elle-même pas autre chose que le développement des facultés individuelles correspondant aux instruments matériels de production. Par là-même, l’appropriation d’une totalité d’instruments de production est déjà le développement d’une totalité de facultés dans les individus eux-mêmes » (Ed. Sociales, 1968, p. 103)
J’ai déjà indiqué (chapitre 1.3) que ce travailleur polyvalent n’était pas très convaincant en représentant de la manifestation de soi totale de l’homme communiste. Mais peu importe ici. Je veux seulement souligner la recherche par Marx d’un dépassement des limites, d’une activité plus large que le travail immédiat et fragmentaire de l’ouvrier, et qui corresponde à l’existence directement sociale de l’individu. En ce qui nous concerne, la « totalité de facultés » qui est en jeu dépasse la seule sphère de la production et subvertit la notion même d’économie en renonçant à compter le temps et en introduisant la jouissance de soi directement dans ce qui était la « production ». Ici, c’est l’objet même de l’activité qui change. Pour Marx, la recherche d’une activité totalisante se fait au travers de l’apprentissage de multiples métiers par le travailleur communiste. Pour nous, il n’y a plus que des individus qui font plus et autre chose que produire quand ils passent dans les lieux de vie-production où les amène la recherche de la société des autres.
La négation de la productivité dont nous faisons ici l’hypothèse suppose évidemment la propriété abolie. Ce n’est que dans ces conditions que l’activité productive peut cesser d’être subordonnée au temps qui se compte. Dit autrement, cela signifie que l’activité-pas-seulement-productive est le vrai résultat objectif et, en quelque sorte, compte plus que le résultat productif, la chose produite. L’objectivation sans aliénation que recherche Mac Intosh, ce sont ces rapports que les hommes établissent entre eux, où la production et la jouissance ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. L’APSP où ils se retrouvent est un rapport complet entre eux et à la nature. Ils y trouvent les moyens de leur reproduction immédiate parce qu’ils les y mettent, ce qu’ils peuvent faire parce que le temps leur en est laissé. Et ils y mettent les sources et les manifestations du plaisir d’être ensemble parce qu’ils n’ont pas de raison d’y renoncer, puisqu’ils ont le temps. C’est en ce sens que leur activité n’a pas besoin de justification supplémentaire, postérieure ou extérieure. Etre, et non avoir.
9.2.3.2 – Négation de la normalisation
Dans l’activité-pas-seulement-productive, tout est à tout moment à discuter, à remettre en cause, à ajuster aux rapports que les individus concernés développent. A ne considérer que la part productive proprement dite de l’activité-pas-seulement-productive, on peut envisager deux points de vue. Prise du point de vue « production », l’APSP résulte d’une interaction autour du qui participe, du comment la production s’organise, du quand l’activité se met en place. Prise du point de vue des besoins à satisfaire, l’APSP doit décider le quoi (qu’est-ce qu’on produit) et le pour qui. C’est ici qu’intervient la négation de la normalisation.
Rappelons que la normalisation des produits et du travail est une conséquence de la séparation où se trouve le producteur privé et indépendant par rapport aux besoins que sa production doit couvrir. Le dépassement de la normalisation oblige à définir ce que pourrait être l’abolition de séparations qui nous paraissent aujourd’hui complètement normales. Pour ce qui nous concerne ici, la séparation se situe entre le besoin et l’objet qui le satisfait et, a fortiori, l’activité qui produit cet objet. C’est cette séparation qui fait que la marchandise doit se présenter comme valeur d’utilité, normalisée de telle sorte qu’elle couvre un large éventail de besoins particuliers et, en même temps, occulte précisément la particularité dans laquelle les besoins de chacun se manifestent nécessairement. Si, selon notre hypothèse, on pose la propriété positivement abolie, la certitude de trouver satisfaction définit le besoin comme besoin-sans-manque (BSM). Ce besoin tranquille a la possibilité de faire valoir sa particularité, non pas comme caprice individuel (je veux des fraises tout de suite) mais comme discussion, interaction, définition d’un projet qui, dès lors, n’est pas seulement consommation. Il s’agit ainsi de redéfinir la notion de besoin.
La redéfinition de l’activité productive en activité-pas-seulement-productive ne manquera pas de soulever les protestations de ceux qui, réalistes, y opposent la nécessité de satisfaire des besoins qui, bien sûr, ne disparaîtront pas. La production communiste, disent-ils, devra mobiliser les ressources nécessaires pour les satisfaire. Et ils se lancent dans des plans économiques pour organiser les lendemains de la révolution. On trouvera un exemple récent (2005) et totalement désuet d’un programme pour les cent premiers jours de la révolution dans Fictitious Capital and the Transition Out of Capitalism, de Loren Goldner (http://home.earthlink.net/~lrgoldner/program.html). C’est un exemple typique de l’utopie programmatique qui consiste à vouloir abolir la valeur et le capital en gardant la classe ouvrière, le travail et la plupart des catégories qui y sont liées, jusqu’à l’Etat et la monnaie. Ce programme propose que la révolution se consacre en premier lieu à un recensement mondial des ressources et des besoins. Il est inutile de critiquer ce programme point par point. Notons simplement que, sous la tutelle du soviet mondial, les travailleurs qui faisaient des choses pas bien (bombes, police…) seront rééduqués et recyclés vers la production de choses bien. Il est probable que c’est le soviet mondial qui, après discussion démocratique dans les soviets de la planète, tracera la limite entre le bien et le mal. De façon générale, le programme de LG respecte toutes les séparations que nous impose le capital, entre classe du travail et classe du non-travail (le soviet mondial et l’immense bureaucratie qu’il suppose), entre exécution et conception, entre travail et loisir, entre production et consommation, etc. De façon caractéristique, la tentative de projection du communisme dans laquelle se lance LG se veut tout à fait réaliste et n’est en fait qu’une rêverie d’économie autogérée. Elle fonde sa légitimité sur l’existence impérieuse de besoins qui sont donnés comme évidents, mais exogènes, séparés de l’activité. Elle peut même s’opposer au productivisme anti-écologique en proposant de faire coïncider au plus juste, et dans la frugalité, ressources et besoins.
Face à la pression du réalisme, il convient d’interroger les catégories que nous utilisons. Dans le cas présent, il faut envisager sous un jour non économique la question des ressources et des besoins. Et, ici, discuter de la notion même de besoin. Dans le communisme, doit-on continuer à poser les besoins comme une « demande », une variable quasi-naturelle face à laquelle l’activité productive répond comme une « offre » soumise à la nécessité ? La réponse est non. On peut bien sûr partir d’une évidence apparemment naturelle et dire que 6 milliards d’individus ont besoin de 2000 calories par jour et que cela impose une production de x blé + y viande + z lait… Car, dit le bon sens, le communisme ne supprimera pas plus la faim que la pesanteur. La faim nous rappelle à tout moment que nous appartenons à la nature et qu’aucune révolution ne peut abolir les lois de la nature. Certes. Mais, dans sa manifestation actuelle, la faim telle que nous la connaissons nous rappelle aussi que nous sommes séparés par la propriété non seulement de l’objet de sa satisfaction mais aussi de l’activité qui produit cet objet. La faim nous rappelle en même temps que nous appartenons à la nature et que nous en sommes séparés par la propriété. Notre faim, en ce sens, n’est pas que naturelle. Nous ne connaissons la faim, phénomène naturel s’il en fût, que pervertie par la propriété et l’exploitation, que comme souffrance, comme peur du manque, comme soumission au règne de la propriété sur l’objet qui rassasie. Dès lors, qui nous dit que la sensation de faim telle que nous la connaissons est purement naturelle, n’est pas déterminée socialement ? Même le rythme de ses manifestations n’est-il pas dicté par celui de l’exploitation, de la journée de travail ? Inversement, dès lors qu’elle serait tranquille et sûre d’être rassasiée, pourquoi la faim ne serait pas aussi jouissance, comme le désir dans les préalables de l’amour, lesquels participent activement et positivement à la satisfaction du besoin exprimé par le désir ? Le besoin de base (2000 calories) reste le même mais, besoin-sans-manque, il devient partie prenante de l’activité-pas-seulement-productive (la gastronomie?) qui en même temps le manifeste et le satisfait.
Le besoin-sans-manque s’invite ainsi dans l’activité-pas-seulement-productive pour s’y manifester comme partie prenante et assurer que l’activité productive reste particulière aux individus qui y sont engagés, et non pas générale et abstraite pour répondre à une demande séparée. Ceci est totalement anti-productif, au sens où beaucoup de temps sera « perdu » pour formuler le besoin dans sa particularité, tant en fonction de la nature de l’objet à produire que des possibilités dont on dispose pour ce faire. De façon générale, le besoin n’est plus envie individuelle. Mais si le besoin-sans-manque participe à l’APSP, ce n’est pas parce que les individus concernés auront intégré dans leur conscience individuelle la nécessité d’extraire du charbon pour couvrir les besoins d’autres productions. C’est parce que l’extraction de charbon se fera de telle sorte que les rapports entre les « mineurs » seront satisfaisants en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il n’y aura aucun sacrifice à produire des biens non consommables immédiatement, des biens pour d’autres. Cela s’applique bien sûr aussi aux biens consommables immédiatement. Les réalistes disent: « il y aura toujours du sale boulot, il faudra bien qu’on le fasse ». Je crois qu’il faut le dire clairement: il n’y aura plus de sale boulot. Les tâches actuellement sales, dégradantes, ennuyeuses, etc. seront soit abandonnées soit transformées. Sinon, on tombe dans les tours de rôle, avec leurs gestionnaires et leur passe-droit – ou alors on envisage que les hommes et femmes communistes sont des militants.
Il n’y aura donc aucun temps « perdu ». L’interaction constante entre APSP et BSM se concrétise comme activité et jouissance sociale des individus. Parce qu’il n’est pas déterminé par le manque comme impérieux, urgent, le besoin se manifeste concrètement et activement dans l’APSP, qui lui en laisse tout le loisir puisqu’elle n’est pas seulement productive. L’activité prime sur son résultat productif au sens où le besoin fondamental est celui d’exister socialement, de profiter de la société des autres. Le besoin (momentané) de solitude ne contredit pas cela. Marx dit que le travail sera le premier besoin, parce que c’est pour lui l’activité subjective fondamentale (générique) de l’homme. Il faut élargir cette proposition, et dire que l’activité sociale, c’est-à-dire la jouissance d’être libre et conscient, naturel et social, actif et passif, sera le premier besoin. La notion de besoin-sans-manque veut exprimer la possibilité d’un besoin existant comme interaction entre les individus, comme projet conscient.
La négation de la normalisation suppose donc de ne plus concevoir les besoins naturels (2000 calories) comme une variable exogène. Les besoins ne sont pas une contrainte naturelle qui nous imposerait un certain réalisme. Ils nous apparaissent comme tels dans la société de classes, où en fait ils ne sont pas si naturels puisque c’est le travail et la propriété qui engendrent la séparation du besoin et de son objet, et posent le besoin comme manque. Si l’on pose le travail et la propriété positivement dépassés, il faut aussi envisager un besoin sans manque, qui fait partie, en fin de compte, de la définition de l’activité-pas-seulement-productive.
9.2.3.3 – Objectivité pour soi, dépassement de la valeur et du travail
Parler de besoin-sans-manque, d’activité productive qui prend le temps de faire autre chose, c’est essayer de dire positivement la réconciliation de l’homme et de la nature comme dépassement positif de la propriété. Là encore, les mots manquent pour dire l’absence de propriété, par opposition à propriété privée ou publique, à propriété individuelle ou collective. Dire que « tout est à tous », par exemple, ne nous fait pas avancer. Ce n’est qu’une autre façon de dire que chacun, ou tout le monde, a tout. On est encore dans l’avoir. Peut-être ne peut-on pas se représenter le dépassement de la propriété autrement qu’en opposition au rapport prolétariat/capital. Là, la propriété se manifeste au prolétaire comme séparation (ou menace constante de séparation) de l’individu d’avec la société et la nature. Sur cette base, la propriété positivement abolie se définit, faute de mieux, comme la certitude d’avoir toujours à ses côtés l’autre homme et à sa disposition les moyens matériels qu’il faut pour mener une existence sociale débarrassée de la peur du manque. On ne peut pas définir la propriété abolie en termes juridiques (« tout est à tous », par exemple), car de tels termes supposent l’Etat et tout ce qui s’ensuit, ainsi que nous l’avons vu dans la critique de la Critique du Programme de Gotha (chapitre 1). On ne peut approcher de cette notion qu’en termes d’activité.
L’objectivation qui n’est pas aliénation résulte d’une activité qui engendre un objet qui est lui-même sujet, et qui agit en retour sur l’activité considérée. On a dit que cet objet ne peut être que la société elle-même. Dans la société de classe, l’objet du travailleur est une chose (moyens de travail, etc.), avec laquelle le travailleur a un rapport objectif-en-soi. Dès lors que l’objet est un sujet, le rapport sujet-objet devient objectif-pour-soi. Le rapport sujet-objet peut se comprendre indifféremment comme rapport sujet-sujet ou comme rapport objet-objet. Le rapport est à tout moment interactif, et c’est cette (ré)activité universelle qui est l’objet, le but et le contenu de l’activité et de la jouissance. Le dépassement du travail doit se comprendre comme celui de l’objectivité-en-soi liée à la fracture du sujet entre travail et propriété. Le dépassement du travail ne signifie pas qu’on ne produira plus, qu’on ne se collettera plus à la réalité du charbon qu’il faut extraire. Cela signifie que la résistance que la nature oppose à l’action des hommes pour leur vie sera purement technique, par opposition aux conditions sociales que la propriété et l’exploitation imposent au travail, le rendant pénible, répétitif, fatigant, dangereux. Et ces questions techniques, l’APSP s’en jouera d’autant plus facilement que le besoin de charbon sera sans manque.
Partis à la recherche de ce que pourrait être la valeur abolie, nous arrivons au résultat que la négation de la productivité et de la normalisation définissent une non-économie au sens où l’on ne peut plus parler de confrontation des ressources et des besoins, les deux termes devant être redéfinis comme activité-pas-seulement-productive et besoin-sans-manque. Loin de se confronter, l’APSP et les BSM s’interagissent pour définir une forme d’objectivité-pour-soi qui est une définition possible du dépassement du travail et de la propriété. Ce résultat, on l’obtient de façon abstraite, par négation des catégories fondamentales de la valeur. La théorie de la valeur, cependant, ne nous dit pas si une telle négation est possible ni comment elle peut se faire. La théorie de la valeur n’est pas une théorie de la révolution, ainsi que nous l’avons vu. Mais elle permet de comprendre les déterminations sociales d’une activité qui semble déterminée naturellement (la production et les besoins). Et donc aussi de retourner ces déterminations pour envisager leur négation dans un contexte social libéré, où le principe de réalité ne s’exprime pas comme principe de rendement (Marcuse).
La théorie de la valeur, qui est nécessairement aussi une théorie de la valeur abolie, contribue ainsi à la formulation de la conscience du but que s’assigne la théorie communiste. Ce but est le point de vue d’où elle examine la société capitaliste et ses contradictions, considérant toujours les catégories du capital et de la valeur comme transitoires, historiques. La conscience du but communiste informe ainsi la conscience du mouvement qui y mène. Dans toutes ses formes historiques, la théorie communiste s’est toujours définie comme ce rapport entre mouvement social actuel examiné de façon critique et but projeté comme résolution des contradictions. La théorie de la valeur ne peut pas faire cela sur ses propres bases. Nous l’avons vu au chapitre précédent, lorsque l’examen de la lutte des classes a été un détour nécessaire pour comprendre ce qui advenait à la valeur dans les aléas de la contradiction sociale. Et nous avons vu que l’insurrection du prolétariat dans la rupture de la présupposition réciproque des classes était le moment unique d’un dépassement possible, notamment parce que l’insurrection invente la dévaloration comme forme sociale des moyens de production dont elle prend possession. Il faut maintenant compléter ce point de vue en posant la question de savoir pourquoi les prolétaires insurgés se lanceraient dans la négation de la productivité et de la normalisation.
9.3 – Abolition du capital, dépassement de la valeur: une perspective
Disons tout de suite que ce n’est pas ici qu’on pourra répondre à cette question cruciale, qui est en fait le cœur même de la théorie communiste dans sa forme actuelle. Notre étude, limitée à la question de la valeur, ne nous en donne pas les moyens. Mais on peut donner quelques indications.
9.3.1 – Nécessité de la reprise de la production
L’activité insurrectionnelle du prolétariat contre le capital crée la possibilité d’un dépassement de la contradiction dont l’insurrection est l’éclatement. Est-il besoin d’ajouter que ce moment intense de la lutte des classes révèle aussi la nécessité absolue d’un tel dépassement? Car la socialisation du prolétariat dans l’insurrection est absolument précaire. Dans l’affrontement contre le capital, rien n’est jamais acquis. Les éléments pris en possession ne forment une base de socialisation qu’aussi longtemps que la contre-offensive capitaliste permet de les conserver, et il peut être contre-productif de les défendre plutôt que de changer d’objectif. Mais fondamentalement, la précarité de la socialisation insurrectionnelle tient au fait qu’elle ne comporte aucune production.
Pour cette raison, l’insurrection prolétarienne est forcément brève. La défaite militaire est souvent le préalable à la reprise du travail dans des conditions dégradées par rapport à l’avant-crise, mais cet enchaînement n’est pas une règle absolue. La formation de tendances auto-gestionnaires au sein du prolétariat peut jouer comme une phase de transition entre la socialisation insurrectionnelle et le retour à la normalité capitaliste. On l’a vu à Barcelone en 1936, mais aussi en Iran en 1979, lorsque la montée des shuras a fait suite à l’insurrection de février (cf. chapitre 8.3.1.2). Il n’y a pas eu alors de défaite militaire du prolétariat face aux forces de répression. De façon générale, de telles initiatives prolétarienne de reprise de la production s’avèrent extrêmement contradictoires et ne peuvent pas durer longtemps non plus. En particulier, les tentatives de sortie de crise sur le mode autogestionnaire impliquent presque inévitablement des affrontements internes au prolétariat dans la mesure où l’autogestion ne saurait accumuler le capital assez rapidement pour donner de l’emploi à tous. L’autogestion s’accompagne de l’exclusion d’une fraction du prolétariat par rapport à une autre. Si donc la remise en marche de l’appareil productif sur un mode autogestionnaire ne peut pas être une solution générale, la question suivante se pose: quelles sont les déterminations qui pourraient inciter le prolétariat à sortir de la précarité de l’insurrection par sa propre négation en même temps que celle du capital, par une transformation radicale de l’activité productive et de tout le reste de la vie? Qu’est-ce qui pourrait détourner le prolétariat de tentatives autogestionnaires qui semblent pourtant procéder logiquement de son affirmation, face au capital, dans l’insurrection? Pourquoi, alors que sa reproduction immédiate est au comble de la précarité et de la misère, le prolétariat tournerait-il le dos au travail et à la recherche de la productivité et de la normalisation? Peut-on définir les conditions de la possibilité d’un tel saut dans l’inconnu du communisme?
Ces questions cruciales font l’objet d’interrogations et de débats qui ne prendront fin qu’avec la communisation elle-même. Une chose est claire: on ne peut pas parler de communisation de la société tant que le processus révolutionnaire ne remet pas en marche la production des conditions matérielles de la vie. Cette reprise de la production constitue seule le signal qui indique que la phase purement insurrectionnelle, le moment négatif de l’affrontement des classes, engendre un début de dépassement communiste.
9.3.2 – De la prise de possession des moyens de production à l’APSP.
C’est en partant de la situation matérielle de l’insurrection qu’on peut avancer quelques éléments de réponse aux questions ci-dessus. Car c’est dans le creuset de l’insurrection que se forme la possibilité d’un dépassement de la contradiction des classes et de toutes les catégories du MPC. Pourquoi les prolétaires insurgés renonceraient à reprendre le travail, y compris pour leur propre compte? On veut montrer ici que la raison fondamentale est que ce ne sera pas vraiment possible de façon généralisée. Il y aura sûrement des tentatives locales d’autogestion, mais elles ne vivront qu’en excluant d’autres fractions du prolétariat (sur des bases ethniques, religieuses, géographiques, racistes ou sexistes, etc.). Le risque de guerre civile et de développements barbares que cela entraîne est grand. Mais l’échec prévisible de ces expériences du point de vue de la reproduction générale du prolétariat fait partie de l’approfondissement de la crise vers les conditions de son dépassement.
9.3.2.1 – Limites de la prise de possession de l’appareil productif
La première cause de l’échec prévisible d’une reprise de la production sous forme de travail, c’est-à-dire sans transformation communisatrice des rapports sociaux, tient à la nature actuelle de l’appareil productif auquel l’insurrection arrache les éléments dont elle prend possession. Dès le moment où la domination réelle du capital sur le travail est en place, les forces productives ont pris leur forme spécifiquement capitaliste. Au-delà de l’insurrection, qui ne travaille pas, leur réappropriation productive par un processus révolutionnaire ne peut donc se faire que de façon partielle et en les transformant de façon systématique. Cela découle de ce que leur forme matérielle-technique n’est pas neutre, mais est entièrement déterminée par le fait que les moyens de production, y compris les subsistances, sont avant tout des instruments de production de valeur. Dans le cas de capitaux à haute composition organique, leur remise en marche par les « travailleurs associés » suppose la maîtrise de conditions scientifiques et techniques qui sont en temps normal sous le contrôle des managers et des cadres. De plus, la place totalement subordonnée du travail vivant dans le fonctionnement de ces capitaux et la rigidité de l’association des travailleurs par le capital fixe font qu’il est impossible de se réapproprier / transformer le processus productif dans un sens autogestionnaire. Les lieux et les temps, les rapports entre les producteurs, sont donnés par la machinerie, de sorte que l’autogestion est vidée de toute initiative et appropriation prolétarienne, au profit d’une soumission à la technologie.
En ce qui concerne les capitaux de faible composition organique, la mondialisation a notamment comporté la formation d’un vaste secteur manufacturier où le travail vivant est massif et joue un rôle central pour la valorisation des capitaux qui l’emploient ainsi que pour les donneurs d’ordre dont ils sont les sous-traitants.. On sait que les conflits de classes y sont très nombreux et variés. Mais on n’y observe pas de tendance autogestionnaire, alors que souvent les caractéristiques techniques des entreprises s’y prêteraient (faible accumulation de capital fixe), et que même les circonstances du conflit pourraient également mener la lutte dans ce sens (je pense notamment au cas des entreprises dont les patrons se sont enfuis en abandonnant personnels, machines, matières premières… et salaires impayés).
Dans les conflits quotidiens, cette absence de tendance auto-gestionnaire se comprend: l’unité de production ne peut fonctionner qu’en relation étroite avec une longue chaîne de valorisation. Dans leur rapport immédiat à « leurs » moyens de production, les travailleurs ne peuvent pas fabriquer grand-chose ni écouler ce qu’ils fabriqueraient éventuellement sans solliciter une nébuleuse de logistique, d’approvisionnements et de débouchés qui est en dehors de leur contrôle. Ici, la problématique autogestionnaire ne se heurte pas tant à la maîtrise de la science et de la technique qu’au fait que les conditions sociales et techniques de la production la plus simple (par exemple des chaussures) sont largement séparées des moyens de production auxquels les travailleurs sont confrontés directement.
Dans une situation insurrectionnelle pareillement, la remise en marche de l’appareil productif sans transformation radicale de l’activité nécessiterait, en dernière analyse, de faire appel aux capitalistes et à leurs ingénieurs et experts pour qu’ils mettent en place les multiples conditions techniques et logistiques du travail simple des ouvriers. Le programme prolétarien (ou plutôt le socialisme réel) a tenté de le faire, en doublant les managers et ingénieurs de commissaires politiques « au service du peuple ». Du point de vue productif, le résultat a été catastrophique. Et c’était pour prendre le contrôle d’un appareil productif beaucoup moins complexe et fragmenté que celui qui existe aujourd’hui.
Ces considérations amènent à penser qu’une sortie de crise révolutionnaire qui chercherait à reproduire en l’aménageant le paradigme productif actuel n’est ni souhaitable ni possible. Les conditions matérielles de la phase actuelle d’accumulation qui mène à la crise insurrectionnelle, et donc aussi les conditions matérielles de l’insurrection elle-même s’y opposent. Dans le chaos d’une insurrection qui sera plus étendue et plus longue que les modèles historiques auxquels on est bien obligé de penser, la recherche concrète d’une solution à cette impossibilité pourrait orienter l’activité vers une forme d’activité-pas-seulement-productive faite d’expériences sans cesse rediscutées et remises en chantier.
Parmi ces expériences, on peut prévoir que certaines voudront tenter l’automation généralisée et se débarrasser ainsi du travail. Or l’automation n’est ici que le revers de l’autogestion. Tandis que l’autogestion met le travail vivant au cœur du processus productif, l’automation l’en exclut radicalement. Ou plutôt croit le faire, car il faut bien sûr produire et gérer l’automate. Mais là n’est pas l’essentiel. Même si elle repousse le travail vivant sur ses bords, l’automatisation reste une forme limite de travail au sens où elle pose la production comme une fonction séparée que l’économie doit ensuite intégrer socialement (division du travail, répartition des produits, etc.). Notamment, l’automation suppose une intégration de la partie automatisée de la production dans un ensemble plus vaste, intégration qui doit être gérée de façon très précise si l’on veut garder les bénéfices de l’automate. L’exemple suivant illustrera mon propos: les Etats-Unis ont, dans les années 1980, fait don au gouvernement égyptien d’une très grosse chaîne automatique de panification. Elle se présentait sous la forme d’un long tunnel où les opérations s’enchaînaient sans intervention humaine. A partir d’un grand conteneur de pâte en vrac, les phases se succédaient: première fermentation, division, deuxième levée, façonnage, cuisson, sortie des pains dans un conteneur. La machine n’a cependant jamais pu fonctionner de façon satisfaisante parce que les boulangers qui alimentaient la machine en pâte en vrac étaient incapables d’assurer à celle-ci des qualités rhéologiques constantes et appropriées, de sorte que le transfert de la pâte d’une étape à l’autre du tunnel donnait toujours lieu à des ratés bloquant l’avancement de la matière première. L’une des raisons de ces problèmes était la qualité irrégulière des blés importés, avec lesquels les meuniers faisaient la farine qu’ils pouvaient. Bien qu’anecdotique, cet exemple montre à quel point l’automation est une autre forme de la division du travail, et pas du tout une façon de le dépasser. L’automation ne saurait être vraiment généralisée. C’est une fausse solution qu’on invoque régulièrement au même titre que l’abondance, quand on ne sait pas définir la valeur et le travail, ni donc leur dépassement. Au contraire de l’APSP, qui met l’activité et les rapports des hommes entre eux comme l’élément central d’un processus totalisant, l’automation met une technique purement productive au centre de sa logique. Il y aura sûrement des recours à l’automation, mais en aucun cas ils ne se présenteront comme la solution révolutionnaire de dépassement des rapports sociaux capitalistes.
Ni autogestion, ni automation généralisées, donc. Les moyens de production dont les prolétaires insurgés auront pu se saisir ne se prêteront pas à une reprise du travail sans les capitalistes. C’est une autre façon de dire qu’il faudra que la production reprenne sans prolétaires non plus. Cela est d’autant plus nécessaire que les prolétaires sont dans leur ensemble des mauvais travailleurs largement déqualifiés au terme d’un long processus historique de déqualification.
9.3.2.2 – Déqualification des prolétaires
La deuxième raison pour laquelle les tentatives de restauration partielle de l’économie devraient échouer est en effet que les prolétaires ne savent travailler que de façon essentiellement déqualifiée. Ceci est la conséquence du fait qu’ils sont avant tout producteurs de valeur. Le travail valorisant, avons nous vu, est une activité normalisée faite d’un nombre limité de gestes (chap. 4, §3.2.2). C’est l’autre versant de la hausse de la composition organique du capital, et le résultat de la lutte des classes conforme à la valorisation: les capitalistes se sont attachés à déqualifier le travail, tant pour éliminer des travailleurs que pour discipliner ceux qui restent. Ce faisant, ils ont développé la normalisation du travail valorisant.
Dans ces conditions, une reprise de l’activité productive sur un mode ressemblant au travail sous le capitalisme sera entravée par la difficulté même que les prolétaires rencontreront, de par leur manque de qualifications, à prendre possession réellement et largement du capital fixe – c’est-à-dire non seulement des machines et des matières premières, mais aussi de la logistique et de la science et technologie qui sont nécessaires à leur fonctionnement.
Mais l’histoire du travail sous le capitalisme est-elle vraiment celle d’un long processus de déqualification? La question est abondamment discutée, et ceux qui répondent par la négative s’appuient sur le fait que la déqualification des travailleurs au profit du machinisme et de l’automatisation ne s’est pas faite de façon linéaire. En même temps que le capital s’est débarrassé du besoin d’avoir des travailleurs qualifiés disposant d’un savoir-faire artisanal ou presque, il a formé des travailleurs aux nouveaux métiers qualifiés que requéraient la fabrication, le fonctionnement et l’entretien du capital fixe de plus en plus sophistiqué qu’il accumulait. La déqualification du travail s’accompagne donc d’une requalification permettant à une fraction des travailleurs de prendre en charge les nouveaux outils/machines. Cependant, la requalification n’a d’une part concerné qu’une minorité des travailleurs. Le machinisme s’est développé pour et par l’emploi de travailleurs anciennement qualifiés ou, plus souvent, sans qualification industrielle du tout, à des tâches simplifiées. Et, d’autre part, la requalification du travail accompagnant l’accumulation du capital fixe et le développement de la technologie fait à chaque fois l’objet d’une attaque de la part du capital, pour décomposer les nouvelles tâches qualifiées, simplifier le travail et empêcher ainsi les travailleurs qualifiés de s’affirmer et de revendiquer sur la base d’un métier qui les rendrait irremplaçables. Ce processus est continuellement à l’œuvre. Il concerne les ouvriers d’entretien comme les dockers ou les programmeurs.
A titre de contre-exemple, voici comment un auteur qui défend la thèse contraire résume ses arguments en faveur d’un mouvement dominant de requalification du travail:
« à long terme, l’effet général [de l’accumulation de capital fixe] est de créer une classe ouvrière qui est de plus en plus éduquée et avertie [sophisticated], habituée à la discipline des actions de grande envergure – et donc de plus en plus capable de réussir dans la tâche de transformer radicalement la société » (Paul S. Adler: Skills under Capitalism or the Socialisation of Production, dans The Skills that Matter, 2004).
Ce point de vue, revendiqué par l’auteur comme « paléo-marxiste »[2] correspond bien à la vision traditionnelle de l’industrie comme école où le prolétariat acquiert la discipline qui lui sera plus tard nécessaire pour … obéir au parti. Inutile d’insister ici sur l’archaïsme d’une telle vision du prolétariat et de la révolution. Sur le long terme et pour la grande masse des travailleurs, on peut donc dire que l’évolution dominante est celle de la déqualification du travail.
On arrive donc à la conclusion que d’un côté les moyens de production dont les révolutionnaires hériteront en abolissant les classes seront pour une grande part inutilisables par et pour une activité libre pas seulement productive; et que sur cette, d’autre part, les tentatives de mettre en place une économie de moindre niveau technologique se heurteront à l’obstacle de la déqualification séculaire des travailleurs. On voit ainsi que le double processus de l’accumulation de capital fixe de plus en plus sophistiqué et de la déqualification du travail vivant fait partie des conditions qui permettront l’auto-négation du prolétariat dans et par une reprise de la production sans travail ni productivité ni normalisation. Certes, ce n’est pas parce que la recherche de la productivité et de la normalisation seront rendues difficiles par les conditions matérielles de l’insurrection que des tentatives n’auront pas lieu. Mais on peut penser que ces obstacles favoriseront les tendances ludiques et paresseuses chez les révolutionnaires. Celles-ci existent déjà, bien sûr. On les observe dans la résistance au travail en général. Et on les a observées plus particulièrement dans les périodes de reprise du travail sous direction ouvrière, dans les phases contre-révolutionnaires de l’histoire du prolétariat, par exemple en Espagne en 1936. Cependant, c’est une chose de résister à la restauration des conditions capitalistes au nom de la révolution qui, de fait, est en train d’échouer. C’en est une autre d’inventer une façon de produire les nécessités de la vie qui soit la vie elle-même, pleine et indivisible, satisfaisante et joyeuse à tout moment et en tout lieu.
B. A.
Août 2014
[1] C’est en fait M. Rubel qui fait de ce chapitre la conclusion du Livre I, considérant que Marx n’a mis le chapitre sur la colonisation à la fin du livre que pour tromper la censure. Dans beaucoup d’édition du Capital, le chapitre sur la tendance historique de l’accumulation figure en avant dernière place dans la table des matières.
[2] Adler définit le paléo-marxisme comme celui qui place la contradiction fondamentale du MPC entre les forces productives et les rapports de production, par opposition aux néo-marxistes, pour qui la contradiction est entre les classes.