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Albanie: Un goulag sans femmes (A sisterless gulag)

Traduction de commentaires faits par TPTG en marge de leur chronologie de l’insurrection de 1997.

(…)

La période post-Hoxha 1985-1990

Ramiz Alia arriva à la tête du processus de restructuration du modèle albanais. Celui-ci était tardif par rapport aux tendances similaires dans d’autres pays de l’Est, mais s’avérait très nécessaire aux yeux de la classe dominante. Au milieu des années 80, ce qui caractérisait l’Albanie, c’était la pauvreté pour presque tout le monde, sur la base d’un égalitarisme en matière de salaires, et une productivité faible. Par exemple, un directeur d’usine gagnait 900 leks par mois, tandis qu’un travailleur à la chaîne était à 750 et un balayeur de rue à 600. Le PLA (Party of Labour of Albania – stalinien) se lança dans la recomposition de la classe ouvrière au travers de réformes telles que la décentralisation des décisions dans les sociétés, désormais dirigées par des gestionnaires qui étaient d’anciens bureaucrates d’Etat, ou comme des licenciements et des mesures d’austérité, ou encore comme un léger élargissement de l’échelle des salaires, avec des primes pour les ouvriers « efficaces ». Tout cela sans grands résultats. Quant aux travailleurs de la campagne, ils bossaient aussi peu que possible dans les fermes collectives, tandis qu’ils travaillaient beaucoup sur leur lopin personnel[1] et élevaient illégalement des animaux.

Le régime essaya aussi d’améliorer ses relations commerciales avec certains pays de l’Est ou des Balkans. Autre nouveauté, qui s’avérera plus tard d’une grande importance: l’apparition d’appareils de télévision capables de capter la Yougoslavie, l’Italie et la Grèce. Les albanais purent alors voir un autre monde, qui était très différent de ce que la propagande en avait toujours dit, ce qui allait miner cette propagande même et le régime dans son ensemble. Au cours des années 80, la jeunesse commença à se sentir de plus en plus étrangère à l’Albanie « socialiste ». Avec ces émissions de l’étranger, la jeune génération commença à rejeter le régime et à adopter un penchant très net pour l’Ouest. Il ne faut pas non plus ignorer l’influence du rock dans le relâchement de la discipline chez les jeunes.

Les choses empirèrent à partir de 1989 et de l’effondrement du Comecon en 1990. De nombreux accords de commerce et de troc de produits industriels entre l’Albanie et les autres pays de l’Est furent annulés.

Les travailleurs de la campagne continuait à voler du bétail des fermes d’Etat, tandis que la production industrielle déclinait rapidement en raison de l’absentéisme, des pannes et du manque de pièces détachées et de fuel.

Le code pénal fut rendu moins sévère, et les albanais eurent le droit d’avoir un passeport et de voyager à l’étranger. Cela amena, en 1990, des occupations d’ambassades par des centaines d’albanais essayant de partir en Italie.

La haine des gens contre le régime prenait souvent la forme du vandalisme pur. De nombreuses usines, des moyens de transports ainsi que des écoles et des hôpitaux furent détruits, et bien sûr aussi les bureaux du PLA et du gouvernement. Tout naturellement, les gens s’appropriaient tout ce qu’ils pouvaient prendre à ce régime qui les avait privés de presque tout, ou se vengeaient en détruisant tout ce qui ne pouvait leur servir.

1990-1991: l’arrivée des démocrates

Les actes spontanés de vandalisme augmentèrent, surtout de la part des jeunes. C’est à ce moment, en décembre 1990, lorsque le PLA et Alia lui-même décidèrent d’envoyer Berisha comme médiateur du PLA avec les étudiants de l’université de Tirana, que le Parti Démocratique fut fondé. Berisha et d’autres intellectuels parvinrent ainsi à se mettre à la tête du mouvement étudiant, profitant du désir d’Alia d’avoir une opposition qu’il contrôle. Cependant, d’autres partis apparurent bientôt.

Tandis qu’une première vague de milliers d’albanais s’enfuyaient en Grèce, des mineurs en grève près de Tirana brisaient les machines et attaquaient les bâtiments administratifs. Les batailles entre police et manifestants se multipliaient. Le PLA engagea alors de nouvelles réformes: les premières banques étrangères furent introduites, le droit de grève fut instauré et une délégation du FMI vint en Albanie. Avant les élections de mars 1991, la statue géante de Hoxha, sur la place Skenderbeg, fut abattue par des des milliers de manifestnts en colère. Ce geste symbolique marqua la fin de la domination du parti unique.

Les élections de 1991 et la suite: la vengeance de classe met fin au vieux régime

Le Parti Démocratique lança sa campagne, annonçant des privatisations prochaines et l’entrée dans l’UE, ce que beaucoup d’albanais fantasmaient comme la solution immédiate à leur misère et au paternalisme de l’ancien régime. Cependant, les paysans se méfiaient du changement, craignant que le PD, avec ses slogans sur la privatisation, veuille rendre la terre aux propriétaires fonciers d’avant la guerre. Dans ces conditions, le PLA gagna les élections en étant majoritaire dans les province, tandis que la population urbaine votait surtout pour le PD.

Mais même après cette victoire, le PLA aussi bien que l’Etat dans son ensemble, avaient irrévocablement perdu toute légitimité dans l’esprit des gens. Les affrontements violents continuaient, montrant que la notion même de bien public avait été détruite, car la population l’avait toujours identifié avec la domination d’un parti unique. « La forme la plus dramatique que cette aliénation [du peuple vis à vis de l’Etat] prend est la destruction générale de la propriété d’Etat. Tout le système ferroviaire a été fermé après que des bandes eurent dépouillé les trains en gare de Tirana de leurs sièges et équipements, et eurent cassé les vitres. Dans les écoles, il n’y a plus de sièges dans les classes, ni de vitres, ni quoi que ce soit qui puisse être emporté, décroché ou simplement brisé. Les bus de Tirana n’ont plus de phares. Comme un étudiant expliqua plus tard: « l’Etat nous a volé pendant 45 ans. C’est maintenant notre tour de récupérer ce qu’on nous a volé ». D’autres ont une explication plus sombre. Le Dr Berisha et le porte-parole de son parti se sont souvent plaints que des « forces obscures de la société » (c-à-d le Sigurimi, l’ancienne police secrète) poursuivaient une politique de la terre brûlée pour jeter le discrédit sur le passage à l’économie de marché et provoquer chez les gens la nostalgie du bon vieux temps »[2]

Il semble que le thème récurrent de Berisha fut celui d’une « conspiration communiste ». Telle était son interprétation de la violence spontanée du prolétariat contre l’exploitation (il porta cette manie à un degré extrême en 1997, durant la révolte contre son pouvoir). Après les élections, Fatos Nano, un économiste et un réformiste au sein du PLA, devint chef du gouvernement. Son programme comportait des mesures fondamentales, comme de vastes privatisations et le passage à l’économie de marché. Cependant, les choses tournèrent mal pour Nano et son parti: un taux de chômage de 70% et une pauvreté croissante ne laissèrent pas d’autre choix que la grève aux nouveaux syndicats. En mai, environ 300.000 travailleurs de l’industrie se mirent en grève en revendiquant une augmentation de 100%, la hausse des retraites et la journée de travail de 6 heures. Il y eut ensuite les mineurs en grève de la faim, et bientôt tout le pays fut paralysé. Ce fut une grève générale réussie de la part des travailleurs urbains. Elle montra à quel point la discipline et l’éthique du travail étaient mal en point. Quand la durée de la grève atteignit un mois, le PLA proposa un gouvernement de coalition en attendant de nouvelles élections un an plus tard. De la sorte, l’ancien régime fut officiellement enterré par ces mêmes ouvriers qu’il avait transformé en idoles. Et sa fin fut aussi celle de certaines entreprises, qui ne réouvrirent pas après la grève car les ouvriers s’enfuirent à Tirana.

Le PLA fut renommé Parti Socialiste d’Albanie, mais cela n’améliora guère son image. S’emparant de bateaux à Durres, des milliers d’albanais continuaient de partir en Italie, mais beaucoup furent renvoyés de force par les autorités italiennes. Les pillages reprirent, et des changements importants eurent lieu, même au niveau des quartiers. Des villes qui avaient été construites autour des usines par l’ancien régime devinrent des villes fantômes lorsque les jeunes les quittèrent, après avoir complètement détruit les usines. De nombreux travailleurs agricoles se retrouvèrent sans terre et furent expulsés des fermes collectives sous le prétexte que Hoxha les avait fait venir pendant la période de la collectivisation. En l’absence de législation foncière adéquate, des milliers d’entre eux quittèrent le pays, ou retournèrent dans leurs villages montagnards, ou envahirent Tirana et les autres grandes villes. Le gouvernement de coalition décida de régler la question des terres en accordant aux familles rurales le droit de cultiver un acre [0,4 ha] des terres anciennement collectives. Mais cela ne fit qu’aggraver le chaos dans les campagnes. Certains paysans se retrouvèrent sans aucune terre tandis que d’autres s’emparaient de terres qu’ils prétendaient posséder d’avant la collectivisation. Berisha choisit ce moment-là, décembre 1991, pour quitter le gouvernement de coalition.

Berisha gouverne OK

Aux élections, le PD remporta une victoire facile, avec 62% des voix, contre 25% pour les socialistes. La campagne électorale de Berisha était faite de promesses d’investissements massifs de l’étranger et de possibilités d’émigration dans l’UE. Le but du PD (comme des autres démocrates partout en Europe de l’Est) était de relancer le processus bloqué de décomposition de la classe ouvrière pour la discipliner et la faire correspondre au modèle néolibéral. Le PD lança une politique de choc comportant des pertes d’emploi massives et la réduction des allocations de chômage pour les employés d’Etat, condamnant ainsi presque 20% de la force de travail à une pauvreté abjecte. En ce qui concerne la question foncière, il est vrai que les privatisations lancées par le PD (presque 70% des fermes collectives passèrent au privé) reçurent le soutien des paysans. Cependant, le programme entraîna de nombreux conflits sur la propriété des parcelles et la saisie de terres des coopératives par des familles. De plus, vu la faiblesse de l’équipement mécanique, le programme déboucha sur une baisse de la production agricole. De nombreux paysans pillèrent les bâtiments des coopératives et prirent tout ce qu’ils purent. Cependant, la plupart ne pouvaient pas survivre, et souhaitaient abandonner leur ferme pour aller à Tirana ou dans les ports pour émigrer, surtout les jeunes. L’émigration devint massive et hors de proportion, bien plus que ce que le gouvernement attendait ou souhaitait. Il dénonça les efforts désespérés des albanais pour quitter le port de Durres dans des bateaux de pêche comme un complot communiste visant à déstabiliser le pays. D’une certaine façon, l’émigration devint ainsi une forme de résistance individuelle à la thérapie de choc du PD. C’était une sorte d’insubordination et de revanche contre l’Etat (outre bien sûr les rêves d’une meilleure vie). La résistance au programme de Berisha se manifesta dès mai 1992, par une grève des cheminots, une émeute et un pillage à Tirana en juillet, et par une manifestation des travailleurs d’une usine de munition, près de Berat, qui finit en émeute. La méthode habituelle de Berisha dans de telles situations était de recourir à des unités paramilitaires et à une propagande totalitaire à la télé contre ces « ennemis du pays ».

L’effondrement de l’ancien régime et l’absence d’Etat entre 1991 et 1992 entraînèrent de nombreux et complexes changements. La levée des restrictions aux déplacements dans le pays, comme nous l’avons vu, provoqua l’éjection de familles paysannes des fermes collectives sous le prétexte qu’elles avaient été amenées là durant le processus de collectivisation et n’avaient jamais été bienvenues. Des milliers de personnes se construisirent des abris de fortune aux limites de Tirana, sur des terrains qui avaient été des fermes d’Etat destinées à nourrir la population de la ville. En mars 1992, les automobiles redevinrent légales, et le pays fut rapidement envahi par des milliers de voitures. Il devint le champion d’Europe pour le nombre de morts sur la route par habitant.

Il semble que la boite de Pandore se soit ouverte quand le PD a pris le pouvoir et que toutes les contradictions et répressions ont explosé dans une phase de chômage de masse. C’était en particulier évident dans le cas des femmes. L’égalité avec les hommes, qu’elles « chérissaient » sous l’ancien régime, principalement comme travailleuses et soldates, ne voulut plus dire grand chose quand des milliers d’emplois disparurent. Tandis que la religion, surtout musulmane, reprenait des couleurs et renvoyait les femmes à la maison, la prostitution et la pornographie se développèrent. Le mariage avec de riches Grecs ou Kosovars devint bientôt une industrie, incitant les femmes à investir dans leur corps.

Dans ces temps de transition et de confusion, les albanais s’efforçaient de survivre et de se donner une identité. Le passé haï s’écroulait, entraînant avec lui l’identité collective albanaise sociale et culturelle, qui apparaissaient comme une entrave dans le passage au « succès » attendu, familial et personnel. Cependant, le morne passé hoxhaïste laissait la place à un présent bérishaïste cauchemardesque et féroce, et les gens se retrouvèrent bientôt frustrés dans leurs efforts pour s’occidentaliser – ou tout simplement pour survivre.

Les deux premières années du gouvernement Berisha se déroulèrent dans un climat volatile de grèves et de manifestations contre la pauvreté et l’autoritarisme croissant. Le chômage atteignit 38% et le flux de l’émigration se poursuivit (un tiers du PIB de l’Albanie venait des envois de fonds par les émigrés de Grèce). En même temps, la thérapie de choc de Berisha était mise en pratique: privatisation complète de toutes les industries et de tous les actifs détenus par l’Etat.

Les mines et le secteur manufacturier, qui étaient auparavant protégés de la concurrence (extérieure) furent durement touchés. Et une nouvelle classe de petits agriculteurs se forma après la privatisation des terres. L’agriculture était essentiellement une activité de subsistance, car les machines étaient pratiquement absentes, sauf pour les énormes tracteurs de la période Hoxha, qui étaient soit hors d’usage soit trop grands pour les petites parcelles. En particulier dans le nord, les disputes pour la terre étaient souvent « résolues » dans des affrontements sanglants, et de nombreux ruraux ruinés affluèrent vers Tirana, où de nouvelles disputes éclatèrent avec les habitants de la ville. Berisha exhortait les gens du nord à partir vers les régions côtières, presque désertiques, pour y ouvrir des établissements touristiques. C’était comme une mauvaise plaisanterie pour ces paysans affamés qui préféraient émigrer. Le niveau de vie était de pire en pire, et le seul welfare disponible venait de l’église catholique. Les investissements étrangers promis par Berisha étaient en réalité très peu nombreux. Un des obstacles qu’ils rencontraient était la question de la propriété de la terre, et de la propriété en général, avec d’interminables conflits entre les anciens et les nouveaux propriétaires. Cependant, à côté d’une petite minorité d’hommes d’affaires mafieux, surtout à Vlores, on vit apparaître une nouvelle couche de petits entrepreneurs dans le secteur de la distribution: pizzerias, cafés, mode de luxe, bijouteries. Cela donnait à Tirana un faux air de prospérité. Les statistiques officielles indiquaient la reprise, comme par exemple celle des devises fortes détenues par le Trésor. En dehors des transferts venant des émigrés, cependant, les principales sources de revenu étaient l’aide étrangère, très généreuse, et l’argent de la contrebande de pétrole et d’essence avec l’ex-Yougoslavie.

L’insurrection – « Posht Berisha« 

« Les prolétaires albanais ont forcé leur chemin dans l’histoire, la kalashnikov en main » (paraphrase d’un slogan initialement inclus dans le préambule de la constitution de l’Albanie de 1976. L’original dit « l’épée à la main »).

Plus d’un tiers de la population active du pays avait émigré, principalement vers l’Italie et la Grèce, pas nécessairement pour fuire le chômage, mais aussi par refus des nouvelles conditions dans lesquelles il fallait désormais vivre et travailler en Albanie. Cela faisait de l’Albanie, surtout le Sud, une réserve-ghetto de travailleurs bon marché (de fait, les moins chers d’Europe). Et cette situation convenait tant aux pays d’accueil, qui exploitaient au mieux cette force de travail « illégale », qu’à l’Etat albanais qui bénéficiait des transferts d’argent. La production étant dévastée dans une large mesure (la plus exacte description de l’économie, tant rurale qu’industrielle, est celle d’un terrain vague), la bourgeoisie albanaise se tourna vers le capitalisme financier en fondant ou en participant aux fameuses banques « pyramidales » (également appelées « parabanques » ou « pseudo-banques » par les média internationaux, ce qui introduisait une distinction claire entre le capitalisme « illégal et prédateur » et le capitalisme « légal et normal »). Ce système bancaire devint le principal genre d’investissement capitaliste dans les années 90. Les événements politiques dans les Balkans à ce moment-là (embargo des Nations Unies sur la Serbie et le Montenegro, de même que sur la Macédoine par la Grèce) favorisèrent l’établissement de ces banques car le capital venait de l’argent de la contrebande des armes et du pétrole. La levée de l’embargo et la fin de la guerre en Yougoslavie leur rendirent la vie de plus en plus difficile (il y en avait 10 rien qu’à Tirana, et l’une d’entre elles, VEFA, avait des succursales en Grèce avec des investisseurs grecs en plus des albanais). Elles se lancèrent donc dans une politique de taux d’intérêt élevés (jusqu’à 50%) pour accumuler rapidement du capital en attirant l’argent des émigrés. Les prolétaires albanais furent attirés par de tels revenus pour l’argent qu’ils avaient péniblement épargné, au point que beaucoup d’entre eux abandonnèrent leurs emplois mal payés. « Pourquoi travailleraient-ils, disait un homme d’affaires grec qui possédait deux usines textiles à Tirana, je les paie 70 dollars par mois, alors que n’importe qui disposant de 1000 dollars peut gagner deux ou trois fois plus dans le système des pyramides« . Resta-t-il aussi stoïque quand, en décembre 1996, la moitié de ses 130 salariés quittèrent leur poste? Les banques avaient accumulé un capital bien supérieur au PIB de pays. L’Etat les avait vantées comme « le modèle du capitalisme albanais », il les protégeait, et elles le soutinrent en retour lors de la campagne électorale du PD de 1996. De toute évidence, la tentative de recomposer la force de travail sur la base d’une politique financière et non d’un processus productif est condamnée à l’échec. On vit en Albanie le paradoxe de familles « ouvrières » qui, au lieu de travailler, touchaient des intérêts, et d’une bourgeoisie qui n’investissait pas dans la production mais vivait de façon parasitaire sur le capital financier. Et, bien entendu, les pyramides ne « s’effondrèrent » pas; l’argent fut tout simplement volé et transféré à l’étranger. Quel autre avenir que la guerre civile aurait-il pu y avoir dans ce coin des Balkans, avec un modèle social où le travail vivant était si marginal, avec une si grande proportion d’émigrants, tandis que ceux qui restaient au pays étaient si peu désireux de travailler pour les patrons?

On comprend que, que dans ce ghetto-réserve de l’Europe, ce que les média appellent « mafia » ou « activités criminelles » n’est rien d’autre que quelques-uns des moyens de survivre qui restent à la disposition de ceux qui n’ont pas quitté le pays. Il y a certes une différence de degré entre les trafiquants d’héroïne, de voitures ou de migrants illégaux et les petits vendeurs de rue vendant des cigarettes de contrebande – qui sont la majorité (durant la révolte, une autre petite industrie se développa pour les propriétaires d’hôtels et les taxis, qui demandaient 300 marks pour une chambre et un tour dans les zones « chaudes » aux journalistes qui arrivaient en nombre). Et, bien sûr, l’Etat était le racket et le gang mafieux le mieux organisé. Il en va de même pour l’immense majorité des politiciens, les dirigeants de la minorité grecque ne faisant pas exception – de grands experts dans le trafic des passeports et visas pour la Grèce. De fait, l’activité mafieuse du gouvernement était si peu cachée que, lors d’une campagne électorale à Fier, Berisha déclara: « je suis fier de voir comment la culture des pommes de terre marche bien dans la région », parlant en fait de culture du hashish (d’après le quotidien d’opposition Koha Jone).

Quoiqu’il en soit, la révolte fut l’explosion spontanée d’un lumpen-prolétariat, fait en grande majorité de migrants, avec deux objectifs clairs: l’Etat, personnifié par Berisha, et le règne de l’argent qu’il imposait. Une telle révolte ne peut pas s’expliquer par des théories de complots des « mafias italiennes et albanaises », ni même, encore pire, par des interprétations « ethnologiques » comme « conflits entre deux tribus, les Ghegs et les Tosks ». Nous soutenons que nous sommes en présence d’une insurrection moderne. D’abord en raison de son sujet: le prolétariat migrant et mobile, qui constitue la figure centrale de la classe ouvrière d’aujourd’hui. Plus que quiconque dans les Balkans, c’est le migrant albanais qui représente non seulement la pauvreté, mais la disponibilité au capital. Certes, la révolte a eu lieu non pas là où les albanais émigraient, mais là d’où ils venaient, là où ils étaient membres d’une communauté, et non pas des étrangers complètement aliénés.

La révolte a été moderne parce qu’elle a été révolte contre le pouvoir de l’argent, la marchandises qui règne aujourd’hui et qui détermine le rapport capitaliste moderne. Elle a été moderne parce qu’elle n’a pas attaqué un vieux système bureaucratique démodé, mais au contraire au contraire un mécanisme étatique qui venait d’entamer le difficile processus des réformes: c’est Berisha qui lança la thérapie de choc et c’est aussi sous son temps que l’UE et le FMI, imposant une forte hausse des prix, donnèrent une aide financière puissante dans ce sens. Une transition si rapide impose à ceux qui la gèrent d’être plus autoritaires que leurs « collègues » occidentaux qui ont suivi le même chemin depuis plus de 20 ans, mais de façon progressive, plus « normale ». Le caractère autoritaire de ces régimes s’explique par la difficulté de leur tâche, et non pas par leur passé stalinien. Nous ne sommes pas ici confrontés à des restes du passé, mais à des leaders régionaux inféodés au FMI. De la sorte, la révolte n’est pas une forme tardive de ce qui s’est passé en 1989 contre les bureaucrates staliniens, mais la première forme de révolte contre les gouvernements néo-libéraux et réformés d’Europe de l’Est.

Enfin, la révolte est moderne pour une autre raison, qui la relie à celle de Los Angeles en 1992. Les chômeurs, les migrants, les paysans pauvres, ne créèrent pas les conditions matérielles d’une communauté de lutte qui durerait plus longtemps. Ils demandèrent simplement l’argent, la plus-value doublement volée, mais sans aucune perspective de produire leur vie et de s’autodéterminer. Bien qu’ils fussent pleinement armés et qu’ils aient renversé l’Etat – qui se réduisaient, mi-mars, à quelques places de Tirana – ils n’avancèrent pas dans un processus de réorganisation de tous les aspects de la vie courante. Les travailleurs n’occupèrent pas les quelques usines ou services publics. Sur cette base, leur organisation politique était conforme à leurs revendications: les comités, composés principalement d’anciens membres de l’administration ou de l’armée, ne présentèrent que des revendications politiques, en faveur d’élections « libres », d’un changement de gouvernement. Et ils soutinrent donc le parti socialiste, qui à son tour soutint Berisha jusqu’aux élections. De toute façon, tout changement politique important n’est que le reflet en surface de changement sociaux plus profonds, et rien de tel n’existait.

Comment fut organisée l’insurrection? Dès le début, il y eut des assemblées publiques (elles ont eu lieu deux fois par jour à Vlores jusqu’à la fin mars, puis passèrent à une fois par jour). C’est à partir de ces assemblées que les comités furent formés. Ils étaient composés de gens faisant consensus, comme des ex-maires, etc., tout simplement des gens dynamiques. A Tepelen par exemple, l’homme en charge du comité ou, plus exactement son chef militaire, était illettré, mais c’était un jeune homme coriace, un ancien garde de sécurité d’un café, nommé Giuleka. Ce jeune homme menaça des gangs d’un village voisin, pour qu’ils arrêtent de voler. Il a eu beaucoup d’influence en général. Cependant, les membres des comités n’étaient pas élus et révocables, mais approuvés, et cela contribua à les séparer des insurgés. Les comités exprimaient principalement le côté « ordonné », « simple et familial » de la révolte (certains par exemple critiquaient l’incendie des bâtiments publics). Ils exagérèrent les cas de vols et l’action de certains anciens repris de justice, les présentant comme le problème le plus important de l’insurrection. Ce qu’ils craignaient en réalité, c’était la majorité des insurgés, et c’est pourquoi ils posèrent « l’incontrôlabilité de la révolte » comme leur problème principal.

L’information concernant leur impact sur les communautés locales est contradictoire. Certains visiteurs dirent qu’il était important, d’autres que les comités n’étaient rien d’autre que que des petits groupes armés. Il faut tenir compte du fait que les réunions publiques étaient le moment où les comités rencontraient la population – soit pour annoncer une décision, soit pour discuter une question – et qu’elles étaient devenues rares à partir de la fin avril 1997. Ce qui fait que les comités n’ont pas pu être le cœur de l’insurrection. Ils restent cependant les seules organisations collectives créées par l’insurrection, relativement indépendantes du pouvoir central ou local et de l’opposition officielle. Au début, à Vlores comme dans d’autres villes, les assemblées publiques ont été les organes de l’auto-organisation, avec une forte participation de la population. Elles décidaient des patrouilles, des barrages routiers, de la position des milices, ainsi que de la coordination et de l’organisation de certains aspects de la vie courante (arrangements avec les commerçants – parfois mis sous « pression » – ou entre villes pour la distribution de l’alimentation ou d’autres produits). Peu à peu, ces éléments d’auto-organisation reculèrent ou disparurent, et ni les insurgés ni les comités ne poussèrent à de nouvelles formules pour poursuivre la lutte ou réorganiser la vie courante (la ville de Kucova constitue une exception; jusqu’au début avril elle maintint une milice populaire et imposa le contrôle des prix aux commerçants).

Aucune nouvelle institution communautaire ne fut créée; au contraire, les comités insistèrent pour que la police, l’armée et l’administration locale soit rétablies, mais avec cette fois des « représentants du peuple » et non des partisans de Berisha. On arrivait ainsi à la contradiction que nous avons déjà indiquée: des rebelles armés de pied en cape ne parvenant pas à achever ce qui avait commencé comme une insurrection, à réorganiser la vie sociale. Il en résultat une inertie générale, la stagnation, l’ennui et l’attente. Au début, les images de rebelles jouant aux cartes avec la kalachnikov à leurs pieds évoquaient une atmosphère de fête des opprimés. Plus tard, elles ne véhiculèrent plus que la fatigue et le désarroi. Il faut aussi tenir compte du sentiment de précarité de la survie, qui força beaucoup de jeunes à émigrer de nouveau. L’absence d’autodéfense ouvrait le champ à bien des provocateurs et gangs organisés, ce qui à son tour poussa beaucoup à demander la « restauration de l’ordre », légitimant ainsi le gouvernement Fino et l’existence d’une force militaire multinationale.

Les femmes demeurèrent invisibles durant l’insurrection, bien qu’au début elles semblèrent participer activement aux manifestations et aux pillages de casernes. Manifestement, les structures patriarcales de la société albanaise ne furent pas affectées par la révolte. Une chose changea radicalement: la relation des albanais avec les armes à feu qui, pendant l’insurrection et longtemps après, devinrent une partie inséparable de leur corps. Au début, on entendait sans arrêt des rafales de Kalachnikov, surtout la nuit. Et il y eut de nombreux accidents et blessures. L’arme devint un jouet, mais aussi un symbole de pouvoir. C’est pour cela que, aussi longtemps que la revendication de base (« rendez-nous notre argent ») n’aura pas été satisfaite, le désarmement n’est nullement assuré. Et bien entendu, les milliers de gens armés qui restent en position d’attente sont une menace nullement symbolique pour le gouvernement albanais.

TPTG, Athènes 1998.


[1] Un ou deux stremmas par paysan étaient alloués pour la culture de légumes à vendre sur les marchés urbains. [1 stremma = 0,1 Ha]

[2] Noel Malcolm, Spectator, 28 mars 1992, cité par M. Vickers et J. Pettifer, Albania- From anarchy to a Balkan identity (Londres 1997).

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