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Où va Théorie Communiste?

A la suite de la publication d’une critique sévère de mon article  La Communisation comme Sortie de Crise[1] dans le n° 131 de Echanges et Mouvement, rédigée par RS et publiée sur le site DNDF sous le titre C’est au présent qu’il faut parler de communisation, où mon article avait été placé à mon insu, j’ai voulu lire Le Moment Actuel[2] pour comprendre le point de vue d’où cette critique venait. On trouvera ci-dessous des notes de lecture sur Le Moment Actuel, avec quelques réponses à C’est au présent… au passage, suivi d’une réponse partielle aux critiques de RS.

I – Le moment actuel – notes de lecture.

La montagne dialectique accouche d’une petite souris politique. Tel est mon sentiment au terme de plusieurs heures de lecture ardue. Le texte est construit comme une succession de paragraphes non hiérarchisés, de sorte qu’on a encore plus de mal à distinguer l’essentiel de l’accessoire. Une bonne critique de texte consisterait à faire ce travail, mais on comprendra que je recule devant l’ampleur de la tâche.

Revendiquer pour le salaire est illégitime

C’est le titre du premier paragraphe. Evidemment, le mot « illégitimité » est là pour surprendre. Dans ses luttes quotidiennes, le prolétariat revendique (pas toujours, mais le plus souvent). Pourquoi faudrait-il que ce soit légitime ou non ? D’après ce que je comprends, il y a plusieurs niveaux d’explication, sans qu’on sache très bien comment les relier. D’une part, l’époque est finie où la revendication était une stimulation pour l’accumulation du capital. Elle était alors légitime, comme un aiguillon qui poussent les capitalistes à trouver toutes sortes de moyens pour reprendre ce qu’ils viennent de céder aux travailleurs. Ici, c’est donc le capital qui dis ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. D’autre part, la revendication contribuait à forger une identité ouvrière, or il n’y en a plus. La revendication n’est pas considérée pour ce qu’elle dit (plus de salaire, moins de travail…) mais pour l’effet d’appartenance de classe que produit le mouvement revendicatif. Il est vrai que l’ancien mouvement ouvrier a disparu, mais pas la revendication, me semble-t-il, ni le sentiment d’appartenance de classe qui se manifeste inévitablement dans tout mouvement revendicatif. Enfin, la reproduction de la force de travail serait doublement déconnectée de la valorisation du capital. Voyons ce que signifie ce dernier point.

La première déconnexion vient de ce que la reproduction du capital est unifiée au niveau mondial, mais que la reproduction de la force de travail est fragmentée en trois zones géographiques qui elles-mêmes se démultiplient en abime dans chaque zone. On pose ici que la reproduction du capital est unifiée au niveau mondial comme un absolu statique. Certes, l’unité d’ensemble du procès capitaliste se réalise au niveau mondial, mais cela n’exclut nullement des différenciations internes. L’unité n’existe que comme assemblage de capitaux différenciés (notamment par le degré de composition organique) dans des rapports hiérarchiques qui interdisent que la péréquation du taux de profit soit jamais achevée en un seul taux de profit mondial. Au contraire, ce qu’on appelle la mondialisation a consisté à construire des oligopoles transnationaux à partir d’oligopoles nationaux (souvent par des privatisations), unifiant ainsi le monde pour ces grandes entreprises multinationales et bloquant à leur faveur la péréquation générale. Ces entreprises reposent sur une masse importante de sous-traitants qui ne participent pas à la même péréquation du taux de profit. Le système se construit de façon pyramidale, est en constante évolution, mais sans que la domination des grands oligolopoles sur les différents secteurs soit jamais remise en cause par de nouveaux entrants, petits capitalistes débutants (exceptions dans certains secteurs high tech). De la sorte, la plus-value totale disponible ne tend pas à se répartir de façon égale sur tous les capitaux en un taux de profit unique. L’avenir de la Chine, avec ses prétentions internationales, sera de ce point de vue passionnant à suivre. Si donc la péréquation du taux de profit est bloquée, à leur profit, par les grandes entreprises multinationales, l’unification du capital mondial est relative. Et la reproduction de la force de travail, avec ses différenciations internationales et locales, est en bonne adéquation avec cette unité faite de différences.

La deuxième déconnexion est liée à la dissociation entre salaire et consommation introduite par le crédit. La consommation du prolétariat ne serait pas payée par les salaires, mais par du crédit. « La dette des ménages est la source principale de la demande » (avant la crise). TC reprend cette proposition d’Aglietta et Berrebi sans la discuter, comme si c’était un fait généralisable à l’ensemble du prolétariat mondial. Car c’est bien cela qui nous intéresse : le niveau d’endettement du prolétariat, dont les salaires sont poussés vers le bas par la nécessité de compenser la baisse tendancielle du taux de profit, et qui doit donc s’endetter pour vivre. TC a bien conscience que la formule d’Aglietta et Berrebi couvre un champ beaucoup plus large que le seul prolétariat, et pose donc la question des classes moyennes. Mais TC défend son idée d’une compensation nécessaire de la baisse des salaires par l’endettement en citant le cas des subprimes. Cela dérive de sa théorie des crises. On trouvera en annexe une note sur l’endettement des ménages américains.

Parlant de l’endettement des ménages, il faudrait d’abord distinguer entre le crédit à la consommation et le crédit immobilier. Le premier permet d’augmenter la consommation, mais il ne concerne qu’une part minoritaire de l’endettement des ménages (environ 30% de l’endettement total). Le crédit à la consommation est surtout pratiqué dans 5 pays : Etats-Unis, Canada, Japon, Grande Bretagne et Allemagne concentrent 65% des encours. Comme on peut s’en douter, la plupart des prolétaires du monde ne recourent pratiquement pas au crédit à la consommation.

Cela dit, en regardant de plus près l’endettement des ménages américains (voir en annexe), on constate que, comme on peut s’y attendre, le recours au crédit est plus rare dans le prolétariat, et pour des sommes relativement faibles. Certes, l’endettement est présent à tous les niveaux de revenu, et en hausse (en tout cas jusqu’en 2007) même dans les catégories inférieures de revenu. Mais les chiffres montrent que ce sont les classes moyennes qui supportent, en plus grand nombre et pour de plus fortes valeurs, la masse du crédit à la consommation. Ces considérations n’excluent pas le surendettement soit plus fréquent dans les catégories sociales les plus pauvres, mais cela veut surtout dire que les salaires ont trop baissé par rapport au mode de vie admis comme normal chez les prolétaires américains, et que la fameuse restructuration de TC n’a pas encore suffisamment remis en cause. C’est ce mode de vie que la crise doit faire changer. Comme dit Sergio Marchione, patron de Fiat-Chrysler : il faut que les travailleurs américains passent d’une « culture d’assistance » (entitlements) à une culture de pauvreté. C’était lors d’une conférence des élites mondiales du capitalisme au bord du lac de Côme. Un autre participant déclara que les américains vont « devoir réduire leur niveau de vie après des années durant lesquelles le crédit de l’étranger l’ait fait monter ».

Quant au crédit immobilier, il n’augmente la demande des ménages que pour les logements neufs. Il faut donc retrancher de la masse de ces crédits tout ce qui concerne l’ancien. A titre indicatif, le nombre des transactions immobilières pour de l’ancien a été de 5,7 millions en 2007, contre 0,8 millions pour du neuf.

L’important endettement des ménages aux Etats Unis et dans certains pays européens joue donc un rôle dans la stimulation de la demande finale. Mais la masse de l’endettement qui « tire la demande » trouve son origine dans les classes moyennes bien plus que dans le prolétariat. Ces classes moyennes peuvent se définir par le fait que leur revenu comporte une part de la plus-value générale disponible, par exemple sous forme de salaires élevés, de bonus, d’avantages fiscaux etc., mais aussi directement sous forme de revenus du capital (intérêts, dividendes) ou de profits d’entreprise (petites entreprises, entreprises individuelles). De façon générale, la capacité d’endettement des ménages est en raison directe de leurs revenus – qui déterminent leur capacité de remboursement, et les riches s’endettent donc plus que les pauvres. La baisse très sensible des taux d’intérêts a d’ailleurs incité les ménages à s’endetter jusqu’à la limite supérieure de leur capacité d’endettement. Et même un peu au-delà, comme dans le cas des subprimes. A ce sujet, la crise des subprimes confirme la limite imposée à l’endettement des ménages par leur capacité de remboursement bien plus qu’elle ne montre une fuite de la consommation prolétarienne dans l’endettement. Car les crédits subprimes se sont surtout développés dans les 3-4 dernières années avant l’éclatement de la crise de 2008. Ce laps de temps a suffi pour montrer que ces crédits excédaient la capacité de remboursement de ceux qui les avaient contractés, et l’accumulation de mauvaises créances a fait la suite. C’est là une correction normale de marché. Que la crise soit née là (si c’est avéré) est bien compréhensible, puisque c’était par définition le maillon faible de l’endettement total américain.

Milliards de $ 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008
Total crédit hypothécaire 1000 2200 2850 3900 2900 3100 2950 2400 1400
Dont subprime 150 210 250 360 680 1000 1000 500 100
Source : US Dpt of Treasury

Au final, il est clair que, si l’on considère le prolétariat mondial, le crédit n’est pas la base principale de sa consommation.TC prend un fait économique qui concerne les salariés (en général) de quelques pays industrialisés et l’érige en généralité parce que cela convient à leur nouvelle théorie des crises (voir plus bas). Il est donc vrai que les prolétariat des Etats-Unis et de quelques autres pays est endetté. Il est aussi vrai que la crise financière a commencé par des défauts de paiement chez les plus pauvres (c’est normal). Mais il est faux de dire de façon générale que la consommation du prolétariat est déconnectée des salaires, ni simplement ni doublement.

La crise

Il est probable que, malgré ses faiblesses, la notion de double déconnexion a pour fonction de guider le lecteur vers la crise comme « crise du rapport salarial ». Tout tient dans une phrase apparemment inoffensive : « la consommation doit être stimulée en dépit de l’augmentation trop faible des salaires ».

J’ai déjà dit[3] ce que je pensais de la tentative de synthèse des deux grandes tendances de la théorie des crises par TC, et je n’y reviens que pour illustrer le mode de raisonnement flou utilisé pour faire passer des idées qui n’ont pour fonction que d’étayer un système théorique plus large, qui tient ensemble à coups d’approximations. Je veux parler du passage où TC nous présente « le secret » de sa synthèse. Je le cite in extenso :

Le secret réside dans la trop grande transformation de revenu en capital constant par laquelle la production augmente en masse, alors le taux de profit baisse tendanciellement, ainsi que la capacité de consommation de la société. La consommation ouvrière est bloquée, par rapport à la production croissante, parce que trop de revenu a été transformé en capital constant (en fin de compte la production de moyens de production ne peut jamais qu’être au service de la consommation) ; trop de revenu a été transformé en capital constant parce que le but de la production capitaliste est la production maximale de plus-value et la réduction de la consommation ouvrière.

Dans ce passage, on nous dit que l’accumulation de capital constant est « au service de la consommation » pour enchainer sur le fait que le but de la production capitaliste est le profit et la baisse de la consommation ouvrière. Que veut dire être « au service » ? Cela veut-il dire que les manuels d’économie ont raison de présenter le système de production comme une grosse machine qui part des matières premières pour arriver dans l’assiette de l’ouvrier ?

Et pourquoi parler une première fois de consommation en général et une autre fois de consommation ouvrière, en baisse bien sûr. La première option soulève la question de la consommation des classes moyennes et capitalistes, c’est à dire la question de la consommation improductive. La deuxième option, parlant de consommation ouvrière bloquée, situe cette fois le facteur de crise dans le rapport capital/travail, comme consommation ouvrière insuffisante. Peu importe en fait. L’incidente, apparemment innocente et de bon sens, sur la production au service de la consommation est ici pour faire subrepticement accepter la fable d’un fordisme qui payait bien ses ouvriers pour qu’ils achètent ce qu’ils produisent, et donc pour créer une possibilité que la sous-consommation ouvrière est admissible comme cause de la crise tout en ayant dit juste auparavant que la sous-consommation est sur accumulation. Et en effet, aussitôt après, retour à l’orthodoxie marxiste : les capitalistes ne pensent qu’au profit, et donc leur intérêt est de faire baisser les salaires et la consommation. On est en présence d’un système flou, où aucun boulon n’est serré de peur que la machine ne se grippe. On dit une fois oui et une fois non, au lecteur de se débrouiller.

En vérité, c’est la consommation ouvrière qui, à condition d’être minimale, est « au service » de la valorisation, en fournissant des ouvriers au procès de production. Quand TC dit que toute production est « au service » de la consommation, c’est pour nous amener à l’idée que, compte tenu de l’énorme masse de moyens de production accumulés par rapport à un travail vivant réduit à la portion congrue, mais devant servir de débouché à la production, il ne peut qu’y avoir engorgement des marchés. TC veut transformer un problème de proportion entre branche I et branche II en explication générale de la crise. La réduction du travail vivant à la portion congrue explique la crise, mais au sens où cette masse de travail vivant est incapable de produire assez de plus-value par rapport à la sur-accumulation de capital, et non pas au sens où elle est incapable de consommer assez. Au contraire, moins elle consommera, plus le taux de profit sera élevé. La question de la sous-consommation ne se pose pas au niveau du prolétariat, mais à celui des classes moyennes qui reçoivent des miettes de plus-value de plus en plus réduites par la baisse tendancielle du taux de profit.

Il faut donc affirmer sans complexe que le but de la production capitaliste, c’est le profit et la conversion de ce profit en capital supplémentaire. La production pour la production. Cela ne pose aucun problème théorique.

Fin de l’ancienne formalisation des limites : fin du démocratisme radical, fin de l’activisme.

Les limites actuelles : nous ne sommes rien en dehors du rapport salarial ; la police, la discipline.

Je regroupe ces deux paragraphes pour souligner le rôle de la notion de limite dans la pensée de TC. Il semble que la limite d’une phase de lutte à un moment donné soit d’une importance cruciale dans la définition de cette phase. J’avoue ne pas bien comprendre cette façon de procéder. Le prolétariat pousse une offensive jusqu’à un certain point (les conseils ouvriers par exemple) et pas au delà (remise en cause de l’unité de production par exemple). Le contenu de son action procède de l’état de développement de la contradiction entre les classes à un moment donné. Par définition, il ne peut pas aller au-delà de ce degré de développement de la contradiction. TC définit donc ce degré comme limite contre laquelle bute le mouvement révolutionnaire. Cela sous-entend que, au-delà de cette limite, la contradiction se présentera sous un jour plus favorable à une issue communiste de la crise. Pourquoi pas, bien que cela semble quand même « marcher à la finalité », comme cela m’est fortement reproché dans C’est au présent…. Car en fait, les « cycles de luttes » sont portés de limite en limite sans qu’on ne voie la fin de la série.

Mais aussi : la notion de limite renvoie à celle d’un potentiel, qui définit précisément ce qu’il y a après la limite et que le prolétariat ne peut pas atteindre puisqu’il butte sur une limite. Autrement dit, alors que TC insiste tant sur le fait qu’on ne peut définir le prolétariat par autre chose que ce qu’il est ici et maintenant, la notion de limite place dans sa définition quelque chose qu’il doit faire mais ne peut pas. Ce qu’il ne peut pas faire, c’est la révolution communiste. Mais pourquoi la ferait-il, puisqu’elle n’est pas inscrite dans l’état de la contradiction ici et maintenant, qui définit la limite de l’époque considérée ? Autrement dit encore, par cet usage de la notion de limite, TC réintroduit la notion de nature révolutionnaire du prolétariat – qui ne peut pas s’accomplir compte tenu des circonstances.

Cela n’est pas gênant, si on prend soin de ne pas verser dans la métaphysique, où une essence s’incarnerait dans l’histoire en formes successives. Pour cela, il suffit de considérer la part d’invariance et la part de changement qu’il y a dans l’évolution historique de la contradiction entre prolétariat et capital. La part d’invariance, c’est que le prolétariat est, dès le départ et jusqu’à la révolution, séparé radicalement des moyens de travail. C’est là le noyau de toutes les formes de la subordination du travail au capital et la base de la forme spécifique de l’exploitation du travail dans le MPC : l’extraction de la plus-value. C’est lui qui, dès l’origine, implique que le prolétariat pose la révolution comme communisme, libération complète de l’homme, abolition de la propriété avec même des intuitions sur le dépassement des classes et du travail. La part de changement, ce sont les formes successives de la subordination et de l’exploitation. Chaque phase de la théorie communiste s’est efforcé de maitriser cette problématique de la périodisation, afin de se donner les moyens de comprendre la spécificité de son époque et les raisons de penser que, cette fois, la révolution était possible. J’ai tenté, dans Hic Salta 98[4], d’esquisser l’histoire de cette invariance et de ce changement sur la base d’une histoire des crises. Le texte est certainement critiquable, mais il interdit de dire que je ne peux pas « historiciser la production de la révolution et du communisme si ce n’est dans un ample mouvement téléologique transhistorique », comme l’affirme RS dans C’est au présent… RS a suffisamment critiqué Hic Salta pour ne l’oublier que quand ça l’arrange.

Non seulement tout cela n’est pas gênant, mais c’est indispensable au fonctionnement même de la théorie communiste en tant qu’itération constante entre l’analyse de la contradiction existante et la définition  du communisme comme résolution/dépassement de cette contradiction quand elle éclate dans la crise[5]. La théorie communiste analyse la contradiction entre les classes et son évolution non pas comme la sociologie, l’économie ou l’histoire, qui décrivent ce qui est, mais comme une partie du mouvement réel qui vise au dépassement de ce qui est. A chaque époque selon les conditions historiques spécifiques, la théorie communiste assigne au mouvement réel, ici et maintenant, la  nécessité et la possibilité de son dépassement. Quand TC me reproche de faire du communisme fiction, je ne fais que mettre noir sur blanc une proposition pour expliciter cela, problème que la notion de limite sert précisément à évacuer.

Cette volonté insistante de ne surtout pas dire ce que pourrait être le communisme explique peut-être le flirt fréquent de TC avec des formules dialectiques qui font penser au jeune Marx. Chaque fois que l’on tombe, comme c’est le cas dans C’est au présent…, sur des formules définissant le prolétariat comme abolition de la valeur sur la base de la valeur, abolition de la propriété sur la base de la propriété, etc., on doit sans doute considérer que, d’une certaine façon, la valeur, la propriété, etc., sont déjà abolies dans l’existence et la définition même du prolétariat. Qu’on me dise plutôt que le prolétariat est abolisseur de la valeur sur la base de la valeur, et je serai d’accord pour cette formule qui indique clairement que tout reste à faire.  Je me suis demandé d’ailleurs si je ne faisais pas erreur, si « abolition » ne pouvait pas être compris comme abolisseur. Je pense que non, quand je lis que « le communisme est le mouvement contradictoire du MPC ». Une telle formule soit est une pirouette hégélienne, qui dispense en effet de chercher plus loin une définition du communisme en incitant à faire confiance à la dialectique abstraite des renversements, soit désigne le mouvement ouvrier qui se constitue dans le capital en germe de communisme,  et de même il est alors inutile de chercher plus loin. L’un n’exclut pas l’autre, d’ailleurs. En réalité, c’est la lutte des classes qui est le mouvement contradictoire du MPC, et le communisme en est le dépassement.

L’exploitation : un jeu qui abolit sa règle.«

L’exploitation est ce drôle de jeu où c’est toujours le même qui gagne (…), en même temps, et pour la même raison, c’est un  jeu en contradiction avec sa règle et une tension à l’abolition de cette règle » (spm).

Je comprends que le résultat de l’exploitation c’est l’accumulation du capital et la hausse de la composition organique, et que cela revient à l’inessentialisation du travail vivant. Ce n’est pas une nouveauté. Pas plus d’ailleurs que la notion de tension, qui apparaît aussi un peu plus haut dans le texte comme tension au communisme. Il semble qu’on soit ramené 35 ans en arrière, quand des expressions comme « besoin du communisme », ou « communisme négatif » étaient appliquées à l’émeute et aux autres manifestations radicales du prolétariat. Que peut représenter cette tension ? S’agit-il de la nécessité du communisme qu’éprouveraient les prolétaires en lutte ? Est-ce sa possibilité ? On est en présence d’un terme assez littéraire dont on ne sait pas quoi faire. Passons.

Il y a aussi, dans ce paragraphe, un passage sur le travail productif qui est tout à fait justifié. Il est vrai que la contradiction des classes se noue d’abord au niveau du travail productif, et que la reproduction du prolétariat dans son ensemble dépend de la masse de plus-value produite par le prolétariat productif. On regrettera au passage que, après avoir annoncé une « définition stricte » du concept, TC s’en tienne au contraire à un niveau de généralité tel qu’il noie le poisson. Ce n’est pas parce que c’est une citation de Marx qui le dit que c’est automatiquement suffisant. Il est vrai que la question du travail productif est épineuse. Comme il est vrai aussi qu’il est possible d’avancer sans la résoudre, il vaut mieux renoncer alors à annoncer qu’on va être « strict » et dire qu’on n’est pas à même de définir plus précisément quelles sont ces fraction du prolétariat qui sont au cœur de la contradiction des classes.

Quoi qu’il en soit, sur la base du travail productif, voilà comment les choses se développent selon TC :

En bloquant la production de valeur et de plus-value, les hommes qui vivent au cœur du conflit du capital comme contradiction en procès ne font pas que « bloquer ». Dans leur action singulière qui n’est rien de spécial mais simplement leur engagement dans la lutte, la contradiction qui structure l’ensemble de la société comme lutte des classes revient sur elle-même, sur sa propre condition, c’est par là que l’appartenance de classe peut se déliter et qu’à l’intérieur de sa lutte le prolétariat entame son autotransformation (cela dépend de toutes sortes de circonstances et cela n’arrive pas chaque fois que des travailleurs productifs sont en grève).

Je vois trois phases dans ce raisonnement :

  • Les travailleurs productifs arrêtent de produire de la plus-value
  • Ça remet en cause tout le système (càd le secteur improductif aussi)
  • Et ça peut déliter l’appartenance de classe

Les deux premiers points sont des évidences. J’avoue ne pas comprendre comment ils entrainent le troisième autrement qu’au sens que si tout s’arrête, il y a possibilité de révolution. On trouve peut-être une précision dans un autre paragraphe : « si la révolution pourra partir des usines, elle n’y restera pas, elle commencera sa tâche propre quand les ouvriers en sortiront  pour les abolir ». D’une part, est-ce cette sortie des usines qui est délitement de l’appartenance de classe ? Je suis d’accord sur ce point, mais on est ici dans un cas de rupture nette. On n’est plus dans une situation de lutte « qui n’est rien de spécial ». D’autre part, en passant, je note que le travail productif est identique au travail industriel (les usines), ce qui est très discutable.

Arrêtons nous un moment sur le délitement de l’appartenance de classe. De quoi parle-t-on ? Comme pour tension, on est en présence d’un terme littéraire qui demande interprétation. Par opposition à écroulement par exemple, délitement fait penser à érosion, à processus progressif. On serait donc, contrairement à ce que je disais à l’instant, dans un processus évolutif plutôt que dans une rupture révolutionnaire. Ce processus « entame l’autotransformation » dans une lutte « qui n’est rien de spécial mais simplement leur engagement dans la lutte ». Lutte ordinaire, donc, peut-être même bêtement revendicative. Mais alors, ne sommes-nous pas en présence d’une forme modifiée de la transcroissance des luttes quotidiennes en luttes révolutionnaires ? Ce serait là un important changement de position de la part de TC. Cette transcroissance s’appelle maintenant délitement, mais il n’y a « rien de spécial » qui explique l’apparition de la possibilité du communisme. En fait si, car cela « dépend de toutes sortes de circonstances », dont on ne nous dit rien mais dont on est forcé de penser qu’elles introduisent cette possibilité. Donc la lutte a quelque chose de spécial, déterminé par ces circonstances ? Une fois encore, une parenthèse innocente remet en cause le sens de ce qu’elle veut seulement commenter. Peut-être certains lecteurs trouvent-ils cela puissamment dialectique. Pas moi. Y a-t-il rupture révolutionnaire ou transcroissance ? Au lecteur d’interpréter. Dans le premier cas (rupture) il doit prendre les options « abolition des usines » et « circonstances particulières ». Dans le second cas (transcroissance) on s’en tiendra à l’option « lutte ordinaire ». Mais je ne serais pas étonné d’apprendre bientôt que ce choix est stupide et que, en vertu de la dialectique técéiste, la transcroissance est rupture (ou l’inverse).

Dernière remarque : « à l’intérieur de sa lutte le prolétariat entame son autotransformation ». Est-ce tellement différent du « travail des prolétaires sur eux-mêmes » auquel RS réduit dans C’est au présent… la notion d’activité de crise, et qui déforme d’ailleurs gravement ce que j’ai toujours dit ? J’ai toujours insisté sur le double contenu de l’activité de crise : création de rapports interindividuels interactifs entre les prolétaires et prise de possession d’éléments de la propriété capitaliste pour les besoins de la lutte. TC a d’ailleurs repris cette deuxième notion sous le terme d’emparement. Mais, pour les besoins de sa cause RS préfère oublier le deuxième aspect de mon analyse (qui saute aux yeux rien qu’à feuilleter le chapitre VII du Travail et son Dépassement si honni). C’est un procédé récurrent chez TC : déformer la thèse de l’adversaire jusqu’au point où elle offre l’angle adéquat à la polémique qu’il s’agit de porter[6]. Je veux bien croire que des imprécisions de compréhension sont autorisées par les imprécisions d’expression du texte incriminé, mais on est largement au delà de cette excuse de bonne foi. J’y reviendrai.

Au final, je comprends que délitement, tension et entamer son autotransformation sont là pour dire rupture sans rupture, pour ne pas trancher sur ce qui constitue la possibilité de faire la révolution pour le prolétariat. Bien sûr, il y a la configuration de la contradiction entre les classes, mais elle fonctionne comme un mécanisme objectif, au point que finalement TC nous dit que « comme le capital, la révolution est elle aussi un processus objectif ». Une telle proposition est insoutenable, c’est évident, et la suite du texte va nous le montrer amplement. Mais à ce point du raisonnement, il est utile à TC d’avoir un processus objectif qui masque le problème rupture / continuité entre le capital et le communisme. TC a tellement peur de parler d’autre chose que du vrai prolétariat concret ici et maintenant qu’il n’ose pas quitter le terrain le plus immédiat de l’échange travail-capital. C’est de lui et de rien d’autre que doit absolument sortir la possibilité de faire la révolution pour le prolétariat. Celle-ci devient donc un processus objectif. Mais plus loin, quand il s’agira de donner son statut à la théorie, la révolution sera devenue un processus hautement subjectif, avec des « activités d’écart » qui font furieusement penser à l’activité de crise tant décriée dans C’est au présent

L’écart, définition, exemples

La période actuelle se caractérise par le fait qu’il y a « des écarts à l’intérieur de la lutte de classe entre d’une part la remise en cause par le prolétariat de sa propre existence comme classe dans sa contradiction au capital, et d’autre part la reproduction du capital qu’implique le fait d’être une classe ».

Les exemples qui suivent reprennent à l’envi la formule et la plaquent sur des luttes où, en effet, il y a des fractions qui semblent plus avancées dans la contradiction entre les classes que d’autres qui envisagent leur lutte franchement dans la reproduction du système. Jusque là, pas de quoi faire un écart. Là où l’écart intervient, et là où je deviens perplexe, c’est quand on me dit que la fraction avancée remet en cause sa propre existence comme classe.

Quelle est cette remise en cause ?

« Dans la plupart des luttes actuelles apparaît la dynamique révolutionnaire de ce cycle de luttes qui consiste à produire sa propre existence comme classe dans le capital, donc à se remettre en cause comme classe (plus de rapport à soi) »

Si ma compréhension de l’extrait ci-dessus est bonne, il peut se formuler de la façon suivante :

  1. Le prolétariat lutte
  2. Il produit sa propre existence de classe (il s’affirme, il dit je suis là, il faut compter avec moi)
  3. Mais cela ne peut revenir qu’à réclamer des capitalistes qu’ils investissent et embauchent (pas d’autogestion, p. ex.)
  4. Donc ( ?) pas de rapport à soi de la classe, qui ne peut exister que « dans le capital »
  5. Donc ( ??) la classe se remet en cause.

Dans ce schéma, le point 4 me semble faux. Je ne comprends pas comment on peut dire qu’une lutte, aussi modérée et limitée soit-elle, ne comporte pas un rapport à soi de la classe. Au contraire. Dans toute lutte contre le capital, le premier contenu de la lutte est pour le prolétariat d’affirmer et de revendiquer sa présence dans la société capitaliste. Au démarrage, toute lutte est affirmation de la classe face au capital, et donc, pour ce faire, rapport à soi (que ce soit comme mobilisation syndicale ou comme émeute). Ensuite seulement se pose la question de ce que développe cette affirmation. Les formes de luttes que j’ai regroupées sous le terme d’anti-travail montrent que cette affirmation doit se transformer en négation, montrent l’impossibilité de développer/transformer l’affirmation de la classe en situation hégémonique du travail salarié contre le capital. Mais le passage par le rapport à soi me paraît incontournable.

Par conséquent le point 5 aussi serait faux. Et en effet, on cherche en vain où est la remise en cause, en quoi elle consiste. Que veut dire remise en cause ? Est-ce que ça veut dire que les travailleurs, existant « dans le capital », se soumettent à la logique de l’accumulation du capital et acceptent sans broncher défaite sur défaite ? Mais même si c’était le cas, en quoi cela remettrait-il en cause la classe, au sens de la faire disparaître, ou tendre à la faire disparaitre ? Faut-il chercher plus loin et dire que, dans ces défaites revendicatives, le prolétariat fait sienne la logique de l’accumulation et de la hausse de la composition organique pour tenter malgré tout de se reproduire ? Et que ce faisant il reprend à son compte l’inessentialisation du travail inhérente au mouvement du capital, et que ce serait cela sa remise en cause en tant que classe ? Cela reviendrait à poser une identité stricte entre le prolétariat et le capital variable. La formule « auto-reconnaissance [du prolétariat] en tant que catégorie du capital »  (voir plus loin), pour parler du moment crucial de la révolution, semble aller dans ce sens. La remise en cause de sa propre existence comme classe par le prolétariat, ce serait alors de disparaître dans le capital. Dans ce schéma, le prolétariat est devenu une pure fonction du capital. Il est du capital, et en tant que tel se remet en cause comme le capital le fait en inessentialisant le travail vivant. Mais alors, la remise en cause ne consiste, pour le prolétariat, qu’à se placer activement sur la courbe asymptotique de son élimination impossible. La remise en cause n’est qu’une perspective, elle n’est jamais effective. Elle est au mieux une « annonce ».

Si cette interprétation est bonne, on comprend que le schéma de TC ne fonctionne qu’en passant directement de « lutte » à « existence dans le capital », sans passer par le rapport à soi dans la lutte. Au tout début du texte, on lit de même « les prolétaires ne trouvent dans le capital, c’est à dire dans leur rapport à eux-mêmes… ».  L’idée d’un rapport à soi est éliminée d’emblée. En fait, ce raccourci supprime même la possibilité d’un écart. Car c’est dans ce moment du rapport à soi pour la revendication et la négociation que réside la possibilité même de rompre avec cette logique. Et la nécessité de cette rupture vient tout simplement du fait que le capital n’a rien à céder, qu’il n’y a plus de partage des gains de productivité.

A ce point, TC introduit « l’activité d’écart ». Difficile de ne pas faire le rapprochement avec l’activité de crise que je place dans les insurrections du prolétariat. Et en effet, il s’agit du même processus où, devant l’échec de l’échange de la force de travail contre le capital, le prolétariat est contraint de se rapporter à soi (rapports inter-individuels) et de prendre possession d’éléments de la propriété (affrontement contre le capital). J’ai réservé « activité de crise » aux insurrections d’une certaine dimension[7]. Pour les cas plus isolés, de moindre envergure, je parle généralement d’anti-travail. A mon sens, il n’y a pas de différence substantielle entre la plupart des activités d’écart citées dans le texte de TC et l’anti-travail de mes textes, d’autant que mes dernières réflexions[8] sur la question m’ont amené à proposer anti-prolétarien à la place d’anti-travail. Je me permets de me citer :

L’évolution du rapport des classes depuis 30 ans doit se comprendre sur la base de la lutte forcenée du capital contre la baisse tendancielle du taux de profit. La fuite en avant dans le crédit en est l’un des aspects. La sous-traitance en est un autre. Elle s’inscrit dans un ensemble d’offensives pour faire baisser la valeur d’une force de travail déjà fortement inessentialisée. Ce mouvement n’obéit pas à un caprice ou à la cupidité des capitalistes. Il est la condition de la reproduction du rapport social, c-à-d du capital et du prolétariat. Certaines au moins des luttes contre l’offensive du capital montrent dans leur contenu qu’il n’y a pas d’issue à la crise par un meilleur équilibrage de l’exploitation du travail, qu’il n’y a pas de possibilité de « partage des gains de productivité ». Elles posent, en creux, la nécessité de la suppression simultanée des deux classes. Dans les années 60-70, ce problème se montrait en petit dans la lutte des OS de l’industrie fordisée. Aujourd’hui, c’est la totalité de la main d’œuvre qui est passée par le même type de processus (qu’on pense par exemple aux transformations intervenues dans la vie des bureaux). Et ce non seulement dans le segment « travail » de la reproduction du prolétariat, mais aussi, par l’attaque de la valeur de la force de travail (limite de la plus-value relative et réduction du panier des subsistances) dans l’ensemble de sa vie (logement, transport, école, chômage…). On pourrait dire d’une certaine façon que ce qui était considéré comme anti-travail dans la lutte du prolétariat va devenir anti-prolétariat.

Revenons à la remise en cause de sa propre existence comme classe. Un autre exemple est donné par les émeutes de 2005. « Les émeutiers révélèrent et attaquèrent la situation de prolétaire maintenant : cette force de travail mondialement précarisée ». Si les émeutiers ont révélé la situation de prolétaire précaire, c’est bien parce que, dans l’émeute, ils se sont rapportés à eux-mêmes pour affirmer leur situation dans la société, pour dire « on est là ! ». Mais où ont-ils attaqué la situation de prolétaire. Ils l’ont contestée, critiquée, d’accord. Mais les bagarres avec la police et les destructions n’attaquent pas la situation de prolétaire. Elles la manifestent, elles montrent son caractère intolérable. L’absence de revendications prouve bien l’impossibilité d’une solution dans le capital. Mais tout cela fait partie de la situation actuelle du prolétariat. Cela ne l’attaque pas au sens où il n’y a dans ces émeutes aucune amorce de dépassement des classes et de leur contradiction. Les émeutes sont un moment intense de rapport à soi du prolétariat dans l’antagonisme au capital. En tant qu’elles comportent un degré élevé d’individualisation et qu’elles prennent possession d’éléments du capital, elles montre la possibilité d’un dépassement. Mais elles n’attaquent pas la situation de prolétaires, elles ne remettent pas en cause la classe tant que les premières mesures de communisation ne sont pas prises.

Cela dit, il me semble que TC et moi ne sommes pas si éloignés l’un de l’autre sur la compréhension de ces phases de lutte. Ce que j’appelle anti-travail (anti-prolétariat), ils l’appellent écart. Ce que j’appelle possibilité de la communisation, ils l’appellent (peut-on le comprendre comme ça ?) remise en cause comme classe. Il est cependant plus que probable que TC va produire une série d’arguments pour prouver que je ne comprends rien à rien et que j’appartiens à l’ « ancien cycle de luttes ». Pas de problème. Je ne tiens pas à « franchir le pas ». On comprendra plus loin pourquoi.

Voici toutefois une différence : dans ma problématique, l’activité de crise appartient à une insurrection importante (même si sa dimension reste vague). Elle désigne, dans l’histoire du prolétariat, des phases révolutionnaires. L’écart, chez TC, concerne des luttes plus quotidiennes. « Des luttes revendicatives à la révolution, dit TC, il ne peut y avoir que rupture… mais cette rupture n’est pas un miracle (…) Cette rupture s’annonce dans la multiplication des écarts… ».

La multiplication des écarts, ça, c’est pas un miracle. Ce n’est pas une rupture non plus, puisque ce n’en est que l’annonce.  On retrouve l’ambiguïté signalée plus haut sur la question de la rupture. Finalement, la seule rupture qu’il y aura serait au moment de la révolution, dans la

« situation où son existence [du prolétariat] en tant que classe sera, dans la reproduction du capital, la situation qu’il aura à affronter. C’est sur le contenu de cette « reconnaissance » [du prolétariat en tant que classe] qu’il ne faut pas se tromper. Se reconnaître comme classe ne sera pas un « retour sur soi » mais une totale extraversion comme auto-reconnaissance en tant que catégorie du MPC. Cette « reconnaissance » sera en fait une connaissance pratique, dans le conflit, non de soi pour soi, mais du capital ».

Comment comprendre ? « Retour sur soi » équivaut-il à « rapport à soi » ? Si oui, cela veut-il dire que le prolétariat fera la révolution sans se rapporter à lui-même ? Est-ce cela la « totale extraversion » ? Si oui, cela veut-il dire que la remise en cause finale du prolétariat en tant que classe se fait comme transfert de toute la subjectivité du prolétariat dans le capital (auto-reconnaissance en tant que catégorie du MPC) ? Faut-il comprendre alors que la révolution est auto-négation du capital ? Je ne pense pas. Mais que fera, dans la révolution, la « catégorie du capital » ? Ces questions ne comportent aucune ironie. J’essaie simplement de comprendre. Et j’y renonce, considérant que la dialectique de la présupposition réciproque s’emballe.

Les textes de TC mentionnent fréquemment la crise du capital, mais pour n’en rien faire. TC me reproche de faire de la crise un élément démiurgique. Cela veut-il dire que je donne aux crises du capital un caractère objectif ? Dans ce cas j’assume. La crise vient de la baisse tendancielle du taux de profit, laquelle, nous sommes bien d’accord, résulte de la lutte des classes. Mais quand la crise éclate, elle découle de ce que les classes sont et font de par leur position et leur définition dans le rapport d’exploitation, de ce qu’elles ne peuvent pas ne pas être et ne pas faire. Sur cette base, quand la crise atteint un certain degré d’intensité, le prolétariat se soulève « subjectivement » (rapport à soi) et tente de dépasser la contradiction entre les classes telle qu’elle s’est bloquée « objectivement ». Fondamentalement, le blocage est celui de l’échange de la force de travail. Il n’y a rien là de démiurgique : les échangistes sont sur des positions trop éloignées l’une de l’autre pour que l’échange soit possible. La discussion ne se fait pas à une table de négociation, mais sur le terrain, dans les luttes quotidiennes. Dans l’enchainement des luttes quotidiennes, la succession des échecs du prolétariat l’amène à s’insurger, à faire en quelque sorte un grand écart. La question de cet enchaînement luttes quotidiennes / soulèvement du prolétariat est absolument légitime. Et je veux bien admettre que je ne l’ai pas approfondie. Car la question qui a focalisé mon attention a été de savoir en quoi l’insurrection se différencie des luttes quotidiennes et comporte une possibilité de dépassement du MPC qui, selon moi, n’existe pas autrement.

« Le « blocage  de l’accumulation » n’est pas un préalable à la révolution, mais l’action révolutionnaire elle-même » (C’est au présent…). Je veux bien, mais d’où vient cette action révolutionnaire ? De l’accumulation des écarts ? Il semble que ce soit le cas : le prolétariat abolit les classes par des « mesures qui sont prises dans le cours d’une crise qui devient crise révolutionnaire et qui en tant que telle devient le blocage de l’accumulation » (C’est au présent… spRS). Mais comment ce devenir se déroule-t-il, comment des mesures de communisation peuvent-elles être prises si la « totale extra-version » fait du prolétariat une pure catégorie du MPC ? Si se reconnaître comme classe (révolutionnaire) c’est connaître le capital ?

C’est toujours la même chose : TC a si peur d’introduire dans son système quelque chose qui ne soit pas la lutte des classes « pure » de l’implication réciproque qu’ils en oublient que les insurrections du prolétariat sont, tout au long de son histoire, des moments où la présupposition réciproque est en crise. La rupture est là. Et dans ces insurrections, s’il faut respecter l’orthodoxie TC, le prolétariat agit strictement en tant que classe : en tant que classe radicalement séparée des moyens de production et de reproduction, ce qui le principe fondamental de la définition de sa subordination au capital et de son exploitation. L’insurrection ne place nullement le prolétariat en dehors du MPC. Certes, l’insurrection place le prolétariat en dehors de la reproduction de l’échange de la force de travail contre le capital, puisqu’il est momentanément suspendu. Mais c’est me faire un mauvais procès que de me faire dire que les insurgés ne sont déjà plus des prolétaires ! Dans Le Travail et son Dépassement (ch. VII), je m’attache à mettre en évidence que l’activité de crise du prolétariat regroupe de façon indissociable l’affrontement contre le capital et la formation d’un rapport social entre les prolétaires ; et j’insiste sur le fait que cette activité de crise ne dépasse pas, dans son premier moment insurrectionnel, les contradictions du MPC. Je suis toujours sur cette position.

Notre pari

Ce paragraphe comporte une intéressante hiérarchisation de la théorie.

D’une part, l’activité d’écart est théorie au sens large. C’est une « pratique, réflexion sur elle même de la lutte de classe ». Je comprends donc que c’est la conscience immédiate des prolétaires engagés dans des pratiques d’écart. Je dis « immédiate » au sens où c’est une forme de conscience qu’ils ne peuvent pas ne pas avoir, comme dans toute activité humaine. Et puis il y a la théorie au sens restreint. C’est une forme de conscience qui n’est pas immédiate, et dont la tâche est de « faire exister théoriquement le dépassement communiste de la façon la plus claire possible » (spTC).

Les rapports entre les deux niveaux sont complexes. D’une part, « l’existence [de la théorie au sens restreint] est inhérente et indispensable à l’existence même de la pratique et de la théorie au sens large ». Comment être inhérent et indispensable ? Si la théorie (sens restreint) est inhérente à la pratique, il ne saurait être question que celle-ci s’en dispense ou non. La redondance est-elle là pour rassurer TC sur le statut et le droit à l’existence de la théorie (sens restreint) ? D’autre part, « elle n’a pas de rôle ».  Dans ce cas, « faire exister théoriquement le but communiste » ne sert à rien. N’ayant pas de rôle, la théorie doit rester modeste. Elle n’a pas de certitudes, elle accepte d’être « soumise » et « retravaillée » par la téhorie au sens large. Mais ensuite : « la théorie est devenue une détermination objective des activités d’écarts » (spTC). Parle-t-on de théorie au sens large ? Dans ce cas la proposition n’est qu’une évidence : les activités d’écarts ont, comme toute activité humaine, une conscience immédiate, et ici il ne peut s’agir que de la conscience immédiate de l’affrontement avec le capital. S’agit-il de théorie au sens restreint ? C’est possible puisque la phrase continue sans même une ponctuation par « nous sortons du va et vient réflexif entre « théorie » et « pratique ». » Théorie désigne ici une forme qui existe dans la séparation, comme le fait, de façon assumée, la théorie au sens restreint. Alors ? Le plus probable est qu’on est, encore une fois, en présence d’un discours flou qui ne demande pas au lecteur de comprendre mais d’adhérer.

Mais on apprend maintenant que la théorie, qui « s’abstrait en formalisation intellectuelle » est « critique par rapport l’immédiateté des luttes ». « Ce que nous produisons comme théorie dans le sens le plus formel [sens restreint, donc]… est loin d’être la conscience immédiate massive de cette expérience [des prolétaires], elle est abstraction et critique de cette expérience ». La théorie (sens restreint) a donc un rôle ? Sans doute, mais pas interventionniste : « dans la période qui s’ouvre, repérer, promouvoir les activités d’écart, en être quand nous y sommes en tant qu’individus… signifie que c’est ce rapport critique qui change ». Changement par rapport à quoi ? Par rapport à « l’extériorité » où se placent les militants interventionnistes. En effet, la théorie au sens restreint n’a pas un rapport critique « vis à vis de la lutte des classes et de l’expérience immédiate, mais dans cette expérience » (spTC). Car les luttes ont maintenant un « caractère théoricien ». C’est leur « saisie autocritique d’elles-mêmes ». TC fait apparemment référence au fait que de nombreuses luttes comportent des fractions et des débats (ce n’est pas spécialement nouveau, me semble-t-il). Mais dès lors qu’on nomme « écart » ces fractions et débats, on peut comprendre que les luttes  « produisent à l’intérieur d’elles-mêmes une distance interne [qui est] la perspective communisatrice comme articulation théorique concrète, objective, du caractère théoricien des luttes et de la théorie au sens restreint ».

Faut-il prosaïquement comprendre que les pratiques qui relèvent de l’anti-travail, qui récusent la négociation et la revendication posent la question du communisme ? Si c’est cela, je suis d’accord, mais ce n’est pas nouveau. On en parle depuis quarante ans. Mais c’est sûrement plus que cela, car il faut  probablement déduire de leur caractère théoricien que ces luttes se posent la question du communisme, ce qui ne me paraît pas être le cas. Tout cela est une façon pompeuse de dire que si les luttes se radicalisent, leur conscience immédiate se radicalise aussi. Cette radicalisation de la pratique et de sa conscience immédiate est proclamée « autocritique des luttes », ce qui permet d’introduire le terme de critique auparavant employé pour la théorie au sens restreint, mais désigne plus banalement le fait que la lutte, quand elle se radicalise, est faite de tentatives et de tendances qui forcément discutent et remettent en cause les formes et principes antérieurs de lutte. Et puisqu’elle sont auto-critiques, les luttes sont aussi proclamées théoriciennes, autre appellation pompeuse qui a pour fonction de justifier le rapport hiérarchique d’intervention que la théorie au sens restreint va établir avec la théorie au sens large (c’est à dire les luttes, qui ne sont théoriciennes qu’au sens large). Grâce à ces petits glissements et jeux sur le sens des mots, la théorie au sens restreint trouve en face d’elle un mouvement de luttes qui serait de la même nature qu’elle, faisant miraculeusement disparaître le problème de l’intervention – pourtant bien analysé plus haut.

Aussi, avec la montée et la multiplication des luttes radicales, la théorie au sens restreint voit donc s’ouvrir un champ d’activité, c’est-à-dire, s’il faut appeler les choses par leur nom, d’intervention : la diffusion de la théorie au sens restreint « devient une activité pratique primordiale ». Il est donc confirmé que la théorie a un rôle. Sinon, pourquoi la diffuser ? Mais pour cela, il lui faut des militants, des « partisans de la communisation ». Ils vont apparaître dans les luttes de plus en plus théoriciennes, et la jonction sera d’autant plus facile que, aprrend-on maintenant, la théorie au sens restreint va devenir plus banale. A la dernière minute, la théorie au sens restreint descend de ses hauteurs pour se rapprocher des luttes et surtout pour « organiser tout un travail autour de l’affirmation d’une théorie révolutionnaire, de sa diffusion, de la constitution de noyaux plus ou moins stables sur la base de cette diffusion et de leurs activités ».

Tout un travail, groupes de diffusion, noyaux stables (plus ou moins seulement, qu’on se rassure) le vocabulaire semble clair : après avoir modestement dit, pour ne pas effaroucher les théoriciens au sens large, qu’elle n’avait pas de rôle, la théorie au sens restreint s’annonce comme chef de parti.

II – C’est au présent qu’il faut parler de la communisation

TC a donc pris un tournant nettement politique, voire sectaire (« franchir le pas » du « paradigme técéiste » est devenu un impératif). C’est peut-être ce qui explique la violence de l’attaque contre La Communisation comme Sortie de Crise, mon texte publié dans Echanges. Car au delà de ce petit texte, le souci de RS semble être qu’il ne reste pas pierre sur pierre de ce que j’ai développé au fil des années, comme si l’existence d’un autre point de vue sur la communisation était un problème pour TC. L’affirmation continuellement martelée qu’il n’y a pas de salut théorique en dehors de la seule question « comment une classe agissant strictement en tant que classe etc… » va dans le même sens. Car évidemment cette « seule question » n’admet qu’une seule réponse.

Une lecture de « Le travail et son dépassement » par RS

Dans C’est au présent…, RS consacre 24 lignes à la critique de mon livre Le Travail et son Dépassement (Travail dans la suite de mes remarques). Pour nous mettre dans l’ambiance, RS commence par singer Marx en dénonçant les « subtilités métaphysiques » qui se cacheraient dans mon texte d’Echanges sur la communisation. Comme la marchandise, mon texte a l’air simple, mais c’est un piège.  Car derrière ces quelques pages se cache Travail, source de toutes sortes d’erreurs que je cherche à faire passer au lecteur d’Echanges sans qu’il s’en aperçoive. Heureusement, RS est là pour déjouer le piège. Suit un florilège de contre-vérités, de déformations et d’ironie mal placée qui montrent surtout la brutalité et la mauvaise foi de l’attaque, qui prend donc un accent politique. Quelques camarades proches de TC ont approuvé chaleureusement mon approche de la communisation. Il s’agit pour TC de les remettre dans le droit chemin en me pestiférant.

La première chose à dire est qu’il est faux d’affirmer qu’il est nécessaire de connaître Travail (dont la mise en forme s’étend de 1976 à 1993) pour comprendre le texte d’Echanges dans son entièreté. Il y a bien sûr une continuité dans ma réflexion théorique (une évolution aussi), mais le texte publié dans Echanges est autosuffisant. Pour RS, le détour par mon livre lui a sans doute paru opportun pour disqualifier mes écrits dans leur ensemble.

Quant à la critique de Travail, lisons :

Ligne 3 : « le point de départ de la « critique du travail » c’est la nature considérée abstraitement ». NON. Le point de départ, c’est le travail lui-même, tel qu’il s’impose à nous comme une fatalité et tel qu’on le trouve analysé par les auteurs que j’utilise (p. 13sq).  En particulier Marx, qui dans les Manuscrits de 44 identifie le travail à l’activité générique (voir plus bas). Dans la discussion de ces textes, qui eux-mêmes posent la question des origines (de l’émergence de l’homme dans la nature), je dis plusieurs fois que ce passage pour les origines n’est qu’un artifice de l’analyse, pour tenter d’isoler le concept du travail, mais que pour moi comme pour les auteurs que je commente et critique, le point de départ est toujours la situation actuelle du salariat au moment où ils écrivent. Je montre ainsi que la vision des origines de Marx et Engels exprimait leurs points de vue (car il y en a eu plusieurs) sur le travail à leur époque. Et je dis et répète qu’il en va de même pour moi. Cela dit, le passage par les origines n’était sans doute pas indispensable. Marcuse, également analysé et critiqué dans Travail, s’en dispense bien dans son texte[9] fondamental à mon avis pour la compréhension du travail. Si je n’ai pas cherché à le faire également, c’est probablement que les comptes que j’avais à régler avec les Manuscrits de 44 m’en ont détourné. Et aussi parce que le passage par les origines est une façon commode d’aborder la question de l’existence naturelle du sujet. Que veut dire RS quand il me reproche de considérer la nature abstraitement ? Que je la considère « en dehors de tout rapport social ». C’est vrai. Si la nature est appréhendée comme l’ensemble des lois qui la régissent, et si l’homme fait partie de la nature et est donc soumis à ces lois, comment peut-il être libre et s’auto-produire ? Telle est en résumé la question qui parcourt la première partie de Travail.

D’autre part, je ne dis jamais que la nature est « quelque chose à humaniser », comme RS me le fait dire aussitôt. C’est Marx qui le dit dans les Manuscrits, et c’est ce que je critique. Pour ma part, j’insiste continuellement dans mon livre sur le fait que ce qui est à humaniser, c’est le rapport à la nature. C’est ce rapport que je suis d’aussi près que possible dans le déroulement des chapitres. Ainsi, p. 43, j’écris que selon Marx, « l’objectivation de l’homme est donc identique à l’humanisation de la nature où l’homme pourra « se contempler lui-même » (Marx)… Cette approche ne va pas sans poser quelques problèmes ». Toute la fin du chapitre II est consacrée à la discussion de cette idée problématique de l’humanisation de la nature. Et le chapitre III conclut : « Le travail est l’activité contradictoire par laquelle l’homme crée une nature à, la mesure de sa subjectivité, c’est à dire une nature à laquelle il puisse se rapporter de façon présupposée par lui. Cette humanisation du rapport à la nature passe par l’appropriation/transformation des objets naturels… Dans la mesure où l’humanisation du rapport à la nature implique la production d’un surproduit, la manifestation fondamentale de la subjectivité de l’homme dans le travail, c’est son exploitation ».

D’emblée donc, la lecture « critique » de mon livre commence par deux contre-vérités.

Ligne 6 : « l’homme n’est sujet qu’en se prenant lui-même comme objet ». C’est une généralité incontestable. Mais ensuite :

Lignes 7-8 : « notre sujet doit donc momentanément se perdre dans la transformation de la nature extérieure ». NON. Ce n’est pas ce que je dis dans Travail. Il suffit de lire la table des matières des chapitres III et IV.  « Le travail, perte de soi de l’homme ? », tel est le premier sous titre du chapitre III, intitulé « Le Travail ». On y parle du travail, d’une activité particulière, et non pas du sujet, et on le fait sur le mode interrogatif, pour dire qu’il y a problème et qu’il va y avoir solution. Et la solution, c’est que le sujet n’est jamais autre chose que les classes, dans leur rapport contradictoire (chapitre IV). Et ce sujet ne se perd jamais. Il s’autoproduit comme histoire (ch. V et VI). De sorte qu’il est faux de présenter ma problématique comme une théorie de l’aliénation.

Ligne 10 : « comme la perceuse fonctionne à l’électricité, tout cela fonctionne à la finalité ». Tout content de sa plaisante formule, RS passe à côté d’un vrai problème, celui de la production de sens par la théorie communiste. J’ai indiqué plus haut que c’est un trait constant chez TC, qui se débarrasse de la question par la notion de limite.

Il est vrai que, dans Travail, j’insiste beaucoup sur le fait que la succession des modes de production a un sens. Le problème me paraît moins important maintenant, mais c’est un problème inévitable de la théorie communiste que d’avoir à parler du dépassement des contradictions auxquelles elles est confrontée dans le MPC, et donc de leur donner un sens. De plus, si c’est un problème général de la théorie communiste sous toutes ses formes, ça l’est encore plus pour la théorie de la communisation dans la mesure où la production de sens ne peut s’appuyer sur aucun mouvement ouvrier qui porterait en lui-même, par son affirmation, un germe ou une préfiguration du dépassement de la contradiction des classes. Enfin, à l’époque de glaciation et d’isolement où j’ai rédigé Travail la question du sens était encore plus prégnante. C’est sans doute ce qui m’a amené à abuser de la question du sens. Ainsi par exemple : « le travail ne peut réaliser son sens humain que dans la production d’un surproduit qui donne sa base d’existence à la propriété. Le sens humain du travail par rapport à la nature se réalise ainsi dans un rapport social entre les classes… » (p. 85-86). En fait, c’est une complication inutile, et ce passage comme d’autres pourraient très bien être reformulés sans invoquer le sens des catégories utilisées : le travail produit nécessairement un surproduit, qui implique non-travail et propriété, qui impliquent les classes. Tout ça pour dire que, dans sa détestation des subtilités métaphysiques, RS a lu trop vite et vu rouge sur la problématique du sens, alors qu’en réalité elle n’est qu’un rajout sans utilité à un mouvement de pensée qui ne marche pas à la finalité, ainsi qu’on peut le voir dans la première partie du livre.

Par inférence à partir de la question du passage du capitalisme au communisme, cette recherche de sens est amenée à faire de même pour la succession des modes de production à travers l’histoire. Pour ma part, je pense que ce n’est pas par un concours de circonstances que la valeur est apparue dans l’histoire, ni qu’elle s’est développée en capital. C’est compris dès l’origine dans les questions auxquelles ces formes sociales répondent. Ces questions, ce sont celles de l’exploitation du travail. L’exploitation du travail n’est pas une option que telle société prendrait ou non. Elle est donnée avec le travail, d’emblée, même dans les société où la division en classe semble absente, car la fonction jouée nécessairement par le non-travail impose de distraire une partie de la production à son profit. A partir de là, le développement de la productivité est inéluctable, et il prend des formes successives répondant à chaque fois au blocage momentané de la forme antérieure. Le développement de la valeur et la formation du capitalisme sont l’aboutissement nécessaire de ce processus. Cette fonction de l’exploitation comme moteur de l’histoire est un point dont l’importance est sous-évaluée dans Travail.

Ligne 11 : « Le capital ne laisse rien de la « nature extérieure » en dehors de lui ». FAUX. Non seulement je n’ai pas écrit cela, mais toute la problématique que je développe dans la première partie du livre vient de ce que je pars de l’affirmation du contraire : quoi qu’il arrive, la nature reste naturelle, un avion ne supprime pas la pesanteur. « L’appropriation et la transformation de l’objet n’abolissent pas les lois de la nature… Ce n’est pas la nature, mais le rapport à la nature qui est humanisé par l’activité du sujet » (p. 61). Sur cette base, ce que le capital achève, ce n’est pas l’englobement de toute la nature dans le rapport social, mais la présupposition entièrement sociale du rapport à la nature, quel que soit le champ que cela recouvre. Dans le capital, « la totalité des conditions du rapport des hommes à la nature est le produit de leur activité sociale, c-à-d de l’activité qui se déroule dans le rapport entre les classes, c-à-d encore de l’exploitation » (p. 105). Je pense que ces distinctions sont à la portée de tout lecteur attentif. Mais RS est trop soucieux de la caricature qu’il construit pour les besoins de sa cause pour y prêter attention.

Ligne 15 : Etre générique. « Là où ça se complique, écrit RS, c’est quand il faut conserver l’homme comme être générique… ». L’ironie appuyée de RS a pour fonction de faire croire au lecteur que je reprends la problématique de l’être générique telle qu’on la trouve dans les Manuscrits de 1844. Sur le terme d’être générique : je ne l’emploie pas, mais RS laisse entendre le contraire. Je trouve qu’il est plus clair de parler de la subjectivité quand on parle du sujet. Quant à la problématique des Manuscrits, RS oublie de dire à son lecteur que j’en fais une critique systématique (évoquée plus haut) et que je résous un problème auquel Marx, dans les Manuscrits, donne une réponse marquée par le programmatisme naissant d’alors, et donc insatisfaisante du point de vue de la communisation. Ce problème c’est celui de l’objectivation du sujet – donc immédiatement aussi celui de la définition du sujet.

Comment Marx définit-il l’objectivation du sujet ? « Par la production pratique, d’un monde objectif, par l’élaboration de la nature non organique, l’homme fait ses preuves en tant qu’être générique conscient… Cette production est sa vie générique active. Grâce à cette production, la nature apparaît comme son œuvre et sa réalité [ce que je critique, justement]. L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé »  (Manuscrits de 1844, Ed. Sociales, p. 63). Ma critique de ce point de vue arrive à la conclusion que « si le processus d’objectivation a pour seul contenu la nature extérieure, le monde que se crée l’homme n’est qu’une accumulation de moyens de travail. Et l’homme qui se contemple dans son monde n’est alors  que le travailleur. » (p. 47).

A cette vision programmatique de la subjectivité (généricité dans le vocabulaire des Manuscrits de 44), j’oppose une analyse que je développe dans le chapitre III, et dont la conclusion se résume ainsi : « la véritable objectivation du sujet, c’est donc le rapport social qui se forme autour du surproduit, lequel est la manifestation subjective-sociale du travail en tant que tel. Le monde où l’homme peut se contempler n’est pas simplement la nature transformée par son activité. C’est bien plutôt la société, qui englobe le rapport à cette nature transformée et la socialise comme objet conjoint de la propriété et du travail. » (p. 68).

Ligne 21 : donc, quand RS écrit, toujours avec finesse, « merci patron… qui me permet de rester un être générique », il me présente comme un collaborateur de classe (merci patron) et comme quelqu’un qui cherche à confirmer la problématique marxienne : le travailleur est un être générique. Sur le premier point, l’insulte  vaut presque « l’ordre règne à Etival » adressé à d’autres camarades dans une polémique sur l’organisation de la réunion internationale qui s’est tenue dans cette localité. Elle sert bien sûr à consolider la caricature dont RS a besoin. Sur le deuxième point, des mots comme incompréhension, déformation, désinvolture, sont insuffisants. Le pas que RS et TC ont franchi les rend-il aveugles et sourds ?

La façon dont RS maltraite Travail disqualifie le reste de sa critique. J’ai répondu plus haut sur quelques points, mais je ne pousserai pas plus loin la polémique. A la fin du Moment Actuel, TC appelle à de saines polémiques pour généraliser le concept de communisation. Mais, compte-tenu de la façon dont TC traite les textes avec lesquels il est en désaccord, la polémique se transforme en drôle de petit jeu où c’est toujours le même qui gagne.

Je me réserve de revenir plus tard sur tel ou tel aspect des critiques que RS m’adresse, selon qu’elles interviennent dans mes recherches propres. Pour le moment, il m’intéresse peu de faire le redresseur de texte et de répondre à un réquisitoire où les accusations sont trop souvent fantaisistes. Je ne comprends la malveillance dont je fais l’objet de la part de RS que comme visant à m’exclure de la problématique de la communisation pour asseoir le champ politique que TC envisage de développer à la fin du texte sur Le Moment actuel sur une sorte de propriété intellectuelle que TC aurait sur le concept. Le lecteur aura compris que pour ma part je continuerai à parler de communisation au passé (la notion a maintenant une petite histoire), au futur (puisque c’est de cela qu’il s’agit) et, il faut l’espérer, au présent.

BA

Octobre 2010.

ANNEXE

L’endettement des ménages américains

A/ Crédit à la consommation

La Réserve Fédérale publie tous les trois ans une étude sur la situation financière des consommateurs[10]. Les chiffres qu’elle publie divisent les familles en quintiles selon leur niveau de revenu. Le premier quintile regroupe les 20% de familles au bas de l’échelle des revenus, le 5° quintile les 20% de familles les plus aisées. Les 3 quintiles intermédiaires regroupent, par tranche de 20%, les familles de plus en plus aisées.

Revenu moyen des familles
selon les quintiles de revenu (000$)
1998 2007
1° quintile 10,1 12,3
2° quintile 25,7 28,3
3° quintile 43,3 47,3
4° quintile 69,1 76,6
5° quintile* 115 – 354 116 – 398
*La Fed donne les revenus élevés par déciles. Les chiffres indiquent les 9° et 10° déciles.

Parmi d’autres, cette répartition des ménages en quintiles sert de clé pour l’étude de leur endettement. Sans prétendre que cette clé de répartition par le revenu définit les classes, admettons, avec beaucoup d’approximation, que les deux premiers quintiles de revenus (les 40% de ménages ayant les plus faibles revenus) représentent le prolétariat et que les deux suivants représentent les classes moyennes (vastes conglomérat de situations diverses). Sur cette base, on constate que, en 2007 (chiffres 98 entre parenthèses) :

35% (32% en 98) des familles du ‘prolétariat’ endettées d’une façon ou d’une autre[11] ont un crédit à tempérament de 14.000 – 16 .000 $ (10.000 -12.000 $) en moyenne. Pour la ‘classe moyenne’ la proportion est de 57% (51%) des familles, pour un endettement moyen de 18.000 – 24.000 $ (15.000 – 21.000 $).

Autre type de crédit à la consommation, les découverts de carte de crédit. En 2007, 33% (33% en 98) des ménages ‘prolétariens’ en avaient un, d’une valeur moyenne de 4.000 $ (3.000 – 4.000 $). De leur côté, les 59% (54%) des ménages de la ‘classe moyenne’ avaient un découvert d’une valeur moyenne de 6.000-9.000 $ (5.000 – 6.000 $)

Comme on peut s’y attendre, une part plus faible des familles pauvres supporte un endettement moindre que les familles des classes moyennes. Cela reste vrai si on assimile au ‘prolétariat’ les trois premiers quintiles de revenu, ne laissant que le quatrième pour représenter les classes moyennes.

B/ Crédit immobilier

En 2007, 20% (17% en 98) des ménages ‘prolétariens’ ont un crédit immobilier, d’une valeur moyenne de 71.000 – 73.000 $ (45.000 – 55.000 $). La part des ménages de la classe moyenne (endettée d’une façon ou d’une autre, rappelons le) ayant un crédit immobilier est de 58% (52% en 98), pour une valeur moyenne de 104.000 _ 137.000 $ (66.000 – 90.000 $). Ces chiffres concernent l’ensemble des achats résidentiels des ménages, neuf et ancien. Seul le neuf peut être considéré comme « tirant la demande finale », et il ne représente que 14% des transactions.

Les chiffres qui sont le plus souvent cités pour illustrer la croissance rapide de l’endettement des ménages américains agrègent le crédit à la consommation et le crédit immobilier. Mais même comme ça, la répartition de cet endettement total selon le niveau de revenu fait clairement apparaître la part subordonnée des ménages les plus pauvres dans la masse de l’endettement. Entre 2000 et 2007, l’endettement total des ménages a augmenté de 4700 Mds de $, pour atteindre 11.273 Mds (+72%). Mais dans cette augmentation, les 40% de ménages les plus pauvres n’ont représenté que 430 Mds, soit 9% de l’accroissement.


[1] Disponible sur http://hicsalta-communisation.com

[2] Disponible sur http://sic.communisation.net/

[3] voir Théorie Communiste et la théorie des crises, http://www.hicsalta-communisation.com/category/discussion

[4] voir Eléments sur la périodisation du MPC : Histoire du capital, histoire des crises, histoire du communisme. Disponible à http://www.hicsalta-communisation.com/category/hic-salta-98

[5] Cette proposition, selon laquelle la théorie communiste est fondamentalement la forme de conscience adaptée à la situation sociale créée par la crise du capital, est la mienne depuis de nombreuses années. Elle contredit suffisamment, comme le contredisent mes textes, l’assertion de RS selon laquelle « la production d’une description positive du communisme devient [pour BA] le point central de la production théorique » (C’est au présent… spm). Non pas point central, donc, mais point de passage nécessaire.

[6] Les camarades de TPTG sont victimes du même type de procédé, qu’ils dénoncent dans The Ivory Tower of Theory: A Critique of Theorie Communiste and « The Glass Floor« , http://libcom.org/library/ivory-tower-theory-critique-theorie-communiste-glass-floor

[7] Je ne l’ai d’ailleurs jamais précisée, et il faudra réfléchir à cette question dans le cadre plus général de la recherche d’un effet de seuil : y a-t-il un seuil, en nombre de prolétaires, en masse de capital passant sous le contrôle de l’insurrection, en dimension géographique, en variété des ressources contrôlées, pour que l’insurrection puisse devenir communisation ?

[8] Activité de Crise et Communisation, texte présenté à la réunion intetrnationale d’Etival, § II. Disponible sur http://hicsalta-communisation.doc

[9] H. Marcuse: Les Fondements philosophiques du concept économique de travail, 1935, in Culture et Société, pp. 21sq.

[10] Changes in US Family Finances from 2004 to 2007 : Evidence from the Survey of Consumer Finances, Federal Reserve Bulletin, Feb. 2009.

[11] Les chiffres qui suivent ne concernent que les familles endettées (77% du total, tous niveaux de revenus considérés)

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