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Le communisme – Tentative de définition

 

I

La crise du programmatisme nous a laissés sans vision positive du communisme. La faillite de l’affirmation du prolétariat comme contenu de la révolution a fait tomber les plans, sociétés de conseils et autres dictatures du prolétariat qui étaient les conclusions normales des analyses théoriques du mouvement social et de ses crises. La reconnaissance de l’impossibilité de l’affirmation du prolétariat comme solution de la crise capitaliste a pour corollaire une définition du communisme qui, passant par la négation du prolétariat et n’ayant donc aucune base actuelle, doit nécessairement rester beaucoup plus abstraite que les formulations reposant sur l’affirmation du prolétariat. Dans les conditions actuelles, toute recherche d’une définition du communisme doit résolument rompre avec toutes les catégories qui servent à analyser et critiquer le mode de production capitaliste. Cette rupture, cependant, n’est pas un saut arbitraire dans une utopie qui se nourrirait des petites insatisfactions de la vie individuelle et collective actuelle. Mais elle s’appuie sur la réalité de la crise des catégories du capital qui se manifeste et se manifestera concrètement dans l’activité de crise du prolétariat. Ce sont les modalités du soulèvement du prolétariat sur la base du blocage de l’accumulation du capital qui donnent les orientations du dépassement communiste de la crise capitaliste.

II

Le premier élément qui caractérise l’activité subversive du prolétariat dans la crise est l’individualisation interactive des rapports entre les prolétaires. Les prolétaires qui se soulèvent sont des individus se produisant comme singuliers. Ils ne sont plus les individus moyens et égaux du rapport d’exploitation, mais interviennent de façon personnelle dans le soulèvement. La crise du capitalisme marque ainsi un premier degré dans la remise en cause de la définition de l’individu comme contingent à la classe. De la même façon, le communisme est un rapport social inter-individuel. Les hommes du communisme produisent la communauté à titre singulier, personnel et inter-actif. « Produire la communauté » ne signifie ici rien d’autre que d’affirmer le rapport de moi à l’autre comme le principe et la fin de toute activité particulière. Si c’est en tant qu’individu singulier que je participe à telle activité – que l’autre m’y convie, que je l’y incite – cela implique que cette activité n’est pas le lieu géométrique de nos moyennes, mais au contraire qu’elle est le révélateur de nos personnalités, de nos différences, de notre recherche l’un de l’autre. Dire que la socialité du communisme est inter-individuelle, c’est donc dire que toute activité s’y détermine à partir des visées personnelles des individus. Aucune activité ne sera jugée suffisamment nécessaire pour être entreprise si son déroulement ne donne pas pleine et entière satisfaction à tout instant aux individus qui s’y livrent. Les critères de cette satisfaction sont de l’ordre du plaisir, mais plaisir d’homme libre: être soi et se produire comme un autre, repousser toute limite, construire son rapport à l’autre comme universalisation de soi, prendre et donner sans comptabilité matérielle ou morale. Seule cette satisfaction, et non pas l’accomplissement de quelconques tâches nécessaires et/ou préalables, donne sa cohérence d’ensemble, de proche en proche, à la société communiste.

III

De même que la crise capitaliste fait surgir l’individu dans la crise de la contingence de classe, de même elle remet en cause la détermination unilatérale de l’activité sociale des hommes en faisant éclater le rapport d’exploitation. Quand le prolétariat se soulève, il cesse de poser le capital comme ce qui assigne le contenu de son activité: le travail et la production de plus-value. Inversement, et identiquement, la crise éclate parce que le capital ne peut plus acheter la force de travail et dicter leur activité aux hommes qu’il socialise sur cette base. Crise de la détermination unilatérale de l’activité des hommes, la crise capitaliste apparait comme un premier degré de la liberté: les prolétaires se soulèvent, prennent possession du capital et l’affrontent par une activité multi-forme qui n’est pas dictée par le capital – et qui n’est jamais sa valorisation. Ce premier niveau de liberté, cependant, reste contradictoire et limité aussi longtemps que l’activité révolutionnaire reste au niveau du pur affrontement sans poser les bases d’une reproduction stable et durable. Le soulèvement du prolétariat sur la base de l’arrêt du travail et de son exploitation crée et reproduit une situation d’irreproductibilité qui doit être dépassée pour que la liberté du communisme trouve son expression positive. Les individus prolétaires rompent avec cette situation d’irreproductibilté de la crise en niant le capital. Et ils le font en subvertissant les moyens naturels de leur reproduction qui sont accumulés face à eux comme capital pour en faire les moyens d’une activité productive qui redonne satisfaction aux besoins de la reproduction sociale.  Ce dépassement du règne de la nécessité peut être caractérisé comme production sans productivité.

IV

La révolution communiste abolit la productivité comme critère de la justification sociale de la production, non pas parce que la productivité serait un mal en soi mais parce que la recherche de la productivité est à l’origine même de la crise. Dans la production sans productivité, l’activité des individus cesse de poser la quantité produite comme la justification ex ante de son déploiement. PLus: l’absence de résultat matériel de l’activité n’est pas un obstacle, dans la mesure où c’est dans son déroulement même que toute activité produira sa raison d’être. L’efficacité de chaque activité, dans le communisme, ne se mesure pas au temps qu’elle a demandé, à la quantité de (sur)produit qu’elle a dégagé. Avant d’être activité productive « matérielle », l’activité des individus communiste est auto-production de rapports sociaux dont la justification n’est autre que la satisfaction que chacun y trouve, ou non, à exprimer ses capacités singulières d’action et de jouissance. Le besoin « naturel » de pommes de terre n’engendrera pas de développement des forces productives de pommes de terre – cette formulation est celle du programme prolétarien et du »règne de la valeur d’usage », mais trouvera des formes de satisfaction où l’activité primera sur le résultat – tout en obtenant ce résultat. On ne dira pas: produisons des pommes de terre parce que c’est nutritif et qu’il faut se nourrir. Mais: imaginons une façon de se rencontrer, de ne pas s’ennuyer, qui soit productive de pommes de terre. Le mode de production capitaliste, déjà, dit la même chose à sa façon dans la mesure où la valeur d’usage y est entièrement subordonnée à la valeur d’échange. Il y a là un facteur d’universalisation qui fait partie des conditions du communisme telles que le capitalisme les produit sous forme contradictoire.

La production sans productivité, le dépassement du règne de la nécessité suppose cependant une révolution complète des procédés de production. Le communisme ne récupère pas les forces productives du capitalisme pour les libérer et les développer. Il en fait table rase, car tous les procédés de production actuels sont fondamentalement présupposés par la négation de la liberté, par l’asservissement de l’activité à son résultat objectivé dans la séparation. C’est par facilité – ou par pauvreté de langage – que l’on parle ici de procédés de production à propos du communisme. Car la production sans productivité se donnera des procédés qui dépassent la catégorie séparée de la production. L’activité productrice de pommes de terre sera organisée de telle façon qu’elle soit aussi, simultanément et indistinctement, rapports ludiques, entreprise amoureuse, création formelle, etc… selon une logique qui ne sera jamais déterminée une fois pour toutes mais dépendra à chaque fois de ce que les individus imaginent et souhaitent. Qu’il faille alors beaucoup plus de temps pour produire la même quantité de pommes de terre que sous le capitalisme est une possibilité qui ne fera même pas l’objet d’une évaluation tant la comptabilité du temps semblera absurde. Dans le communisme, la catégorie de la production matérielle disparait donc au profit de celle d’activité inter-individuelle totalisante trouvant en elle-même sa raison d’être. On parvient au même résultat en imaginant ce que deviendront les activités actuelles non-productives séparées: le communisme fera, par exemple, de ce qui est actuellement l’activité poétique un rapport reproductif à la nature.

V

Si le dépassement de la catégorie de la productivité conduit à la dissolution de celle même de production matérielle, il en découle évidemment le dépassement de la catégorie de la consommation. De même que le communisme n’est pas un mode de production, de même ce n’est pas un système distributif. Il faut penser le communisme au-delà de la confrontation de besoins considérés en soi avec les possibilités d’un système productif. Parti de la notion de production sans productivité, on parvient à l’idée d’une activité totalisante qui englobe évidemment les fonctions actuelles de la consommation privée. Si, dans le communisme, toute activité devient reproduction pleine et globale des individus qui s’y livrent, cela signifie en particulier que la façon dont cette activité se déploie comporte la prise en compte et la satisfaction des besoins de la reproduction individuelle. Cette dernière n’est pas un moment séparé, un résultat subordonné, mais est partie prenante de l’activité même. De même que le produit (éventuel) de l’activité n’est pas une objectivation séparée des individus, de même il n’y a pas de partage d’un produit net posé dans la séparation et qui se ferait selon les critères d’un droit communiste plus égal que le droit capitaliste. Bien plutôt: chaque activité, se construisant comme vie totale, se donne les moyens de la reproduction des individus participants. Et cela ne signifie pas que chaque activité doit être considérée comme un moment de reproduction autarcique. Car toute activité se construit comme non exclusive d’aucune autre. L’individu n’est pas prisonnier de telle activité où il s’engage avec d’autres. Il n’y a pas de spécialistes, mais circulation incessante des individus dans un réseau d’activités où s’achève la globalisation unitaire de la vie de chacun. L’actuelle fonction de la distribution se réalise comme libre circulation des individus entre une multitude d’activités. L’unité concrète de la communauté n’a pas d’autre réalité que cette « passion papillonne » (Fourrier) des individus interactifs. La dissolution des catégories de la consommation et de la production signifie ainsi que la seule objectivation que l’on puisse définir pour l’activité communiste est celle d’un flux permanent  d’activités et de rapports n’ayant pas de déterminations extérieure ou antérieure à elles-mêmes.

VI

C’est en particulier à ce niveau que l’on comprend que la communauté s’appréhende elle-même dans une forme de conscience qui n’est pas séparée des réseaux d’activités dans lesquelles sont engagés les individus. Comme chaque activité s’élabore sans nécessité extérieure, comme les individus s’y engagent sans exclure la participation à d’autres activités et comme les rapports entre les individus et entre les activités sont le seul critère de leurs entreprises ou de leur abandon, l’unité réelle de la communauté ne saurait recevoir de représentation séparée qui serait l’apanage d’un groupe de spécialistes de la conscience. Chaque individu agit et est agi dans un réseau de rapports interactifs où il est simultanément sujet et objet, « producteur » et « consommateur », « agriculteur » et « philosophe ». Non seulement il n’y a plus de spécialisations, mais il n’y a plus non plus de position figée dans le rapport social. L’abolition des séparations supprime la distinction entre conscience immédiate et conscience sociale globale. Par exemple, il ne sera pas nécessaire d’essayer de prévoir – pour les prévenir – les effets négatifs de telle activité sur les activités connexes. L’interaction permanente des individus à l’intérieur d’une activité et d’une activité à l’autre assurera un ajustement continuel des causes et des conséquences. La conscience vraie que les individus auront à tout moment de leurs activités dérivera alors du fait que ces individus sont le centre même, le principe et le mobile de leurs décisions, sans que leur activité s’objective face à eux dans la séparation. C’est parce que l’objet de toute activité est à tout moment le sujet même et son activité que la conscience est toujours adéquate et pratique, concrète et globalisante. La connaissance n’existera pas autrement que comme transformation/jouissance du monde.

VII

L’avénement du règne de la liberté ne suppose nullement une réalisation préalable de l’abondance universelle. Non seulement il n’est pas nécessaire que le développement des forces productives atteigne partout sur la planète le niveau élevé qu’il a atteint dans les pays industrialisés, mais de plus, même dans ces derniers, la crise impliquera une brusque mise en jachère de nombreuses forces productives et un approfondissement brutal de la misère. C’est justement en tournant le dos à la recherche effrénée de la productivité que la révolution communiste s’imposera comme la solution à l’accumulation actuelle de la misère. Le dépassement de l’irreproductibilité de la crise ne se fera pas en relançant le développement des forces productives du capital dans un autre contexte social, mais en affirmant la possibilité d’une forme radicalement nouvelle de la richesse, qui sera celle de l’être et non de l’avoir. Dans ce processus, toutes les formes du bien-être capitaliste seront remise en cause comme les bases d’une humanité misérable.  La pauvre richesse de la prospérité capitaliste elle-même – qui sera de toute façon remise en cause par la crise – apparaitra comme une base trop étroite pour satisfaire les individus que cette crise aura précipités dans une activité (la révolution) dont la liberté encore partielle et contradictoire fournira malgré tout la base d’une rupture radicale avec la logique économique et productiviste de la reproduction. De ce point de vue, la communisation de la société passera certainement par une destruction immédiate de la séparation entre ville et campagne en tant que formes capitalistes de la nature. Le prolétariat des mégalopoles du tiers monde ne s’attachera pas à les rendre plus habitables en reproduisant les conditions de l’urbanisme industriel des pays développés, mais les détruira au contraire en promouvant des rapports entre individus qui bouleverseront notre conception même du rapport à l’espace. Cela impliquera probablement d’importants mouvements de population, mais certainement pas de reflux vers la campagne en tant que telle, car celle-ci est tout aussi inhabitable que les villes. On peut même avancer que l’affrontement du prolétariat contre le capital entrera véritablement dans la phase décisive de la communisation lorsque le prolétariat remettra ainsi en cause l’aménagement du territoire résultant de toute l’histoire du capital.

VIII

La négation du capital et du prolétariat par la révolution communiste est un processus qui détruit les formes anciennes de la société en en produisant de nouvelles. Aussi longtemps que cette production de formes nouvelles n’est pas clairement enclanchée, l’affrontement des classes dans la crise reste leur affirmation dans leur antagonisme même. La possibilité d’une restauration de la reproduction capitaliste subsiste alors comme tentatives partielles et/ou barbares. Le passage à la communisation de la société s’imposera-t-il comme une évidence? Ou bien résultera-t-il de tatonnements et d’affrontements sources de destructions et de souffrances extrêmes?  Quelle que soit la réponse, la théorie communiste ne peut pas faire l’économie d’une définition aussi poussée que possible du communisme – dans une formulation qui ne sera jamais achevée sous forme théorique.

B.A.

avril 96

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