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Fausse actualité du luddisme

Notes de lecture de de E. P. Thompson : The Making of the Eglish Working Class, Penguin 1991.

Le luddisme est fréquemment invoqué, mais reste peu connu. Et quand il est invoqué, c’est souvent à mauvais escient, parfois comme modèle de la résistance au progrès technologique en tant que tel, et parfois comme exemple de rage aveugle des ouvriers brisant leur outil de travail, comme ancêtre des révoltes « anti-travail » des OS de 1968. On va voir dans ce qui suit que la réalité du luddisme est très différente.

Le luddisme proprement dit se concentre sur les années 1811-1812, avec quelques séquelles jusqu’en 1817. Il recouvre une phase particulièrement critique d’un mouvement plus général de décomposition des métiers traditionnels du textile et d’ajustement de la société anglaise dans son ensemble à une phase nouvelle de l’accumulation du capital. En ce qui concerne les ouvriers du textile, cette phase peut se caractériser par trois éléments:

 

  • La crise économique due notamment au blocus continental. Celui-ci freine les exportations et renforce la concurrence sur le marché intérieur. A cela s’ajoute le poids de la guerre contre la France, qui se prolonge pratiquement sans interruption depuis vingt ans. Il y a aussi le problème des subsistances, car l’Angleterre a connu plusieurs mauvaises récoltes au début des années 1810. Les émeutes (notamment de la faim, mais avec parfois une composante politique plus organisée) se multiplient, indépendamment de l’activité luddite, et tout le pays connaît un climat insurectionnel.
  • la fin finale des cadres restrictifs du système corporatif. Les travailleurs du textile et leurs petits patrons étaient en principe protégés par tout un ensemble de lois remontant parfois très loin dans l’histoire, jusqu’à l’époque élisabéthaine. Ces lois furent régulièrement invoquées dans les actions légales que les travailleurs ne cessèrent d’entreprendre  à Westminster, engageant d’importantes dépenses en pure perte. De ce point de vue, le luddisme « doit être vu comme le point de crise de l’abrogation de la législation paternaliste (du système artisanal) et de la mise en place de l’économie politique du laissez-faire. C’est le dernier chapitre d’une histoire qui commence aux 14° et 15° siècles » (594)[1]. Ce processus s’accélère brutalement au début du 19° siècle. A partir de 1803, et en moins de 10 ans, « presque tout le code paternaliste a été balayé » (595).
  • le passage au système des fabriques. Thompson souligne souvent les difficultés de la police et de l’armée dans leurs tentatives d’arrêter les luddites. Ceux-ci bénéficiaient en effet de nombreux soutiens, et la sympathie qui entourait leurs actions débordait largement le cercle des ouvriers du textile. Après l’attaque de Rawfolds, dont nous parlerons plus loin, la police n’est jamais arrivée à identifier les assaillants de la fabrique, qui se fondirent sans peine dans la population. Il y avait pourtant 4000 soldats et un nombre élevé d’espions dans la région. Car l’introduction de nouvelles machines, quand elle était effectivement en cause, n’était qu’un des aspects d’une évolution beaucoup plus générale des rapports sociaux, qui rencontrait l’opposition de nombreuses catégories de la population, ouvriers et petits patrons notamment. L’opposition au système des fabriques était très générale. C’était « des prisons pestiférées » pour enfants selon un journal tory, des « séminaires pour toutes sortes de profanités et d’obscénités » selon un journal libéral (599). Un projet de loi soutenu par les artisans et les petits patrons pour la défense de l’ancien système économique regrette le temps où « le tissu était produit par des personnes résidant dans différents villages du comté, et était vendu dans les halles publiques de Leeds à des marchands qui ne suivaient pas la fabrication du tissu. Récemment, plusieurs marchands sont devenus producteurs de tissus, et pour mieux assurer la production, ils ont érigés de très grands bâtiments qui sont appelés usines dans lesquels ils ont l’intention d’employer des tisserands comme leurs serviteurs, de sorte que des personnes qui étaient dispersées comme indiqué plus haut avec leur famille vont se trouver regroupées dans ou près de ces bâtiments dans un état de dépendance » (598).

Serviteurs, état de dépendance, le vocabulaire indique clairement l’opposition des travailleurs au nouveau mode de subordination du prolétariat au capital qui se met en place.  La violence du luddisme répond à la violence que les institutions exerce pour mettre en place ce nouveau mode.

LES TROIS FOYERS DU LUDDISME

CHRONOLOGIE DES LUTTES LUDDITES
Date Evenements
mars-1811 Manifestation de tricoteurs à Nottingham
janv.-1812 Attaque de croppers à Leeds
28-févr.-1812 Fin du luddisme des tricoteurs
mars-1812 Attaque d’un dépôt par les tisserands
9-avr.-1812 Les croppers à Horbury
avr.-1812 Les croppers à Rawfolds
20-avr.-1812 Attaque de Middleton par les tisserands
juil.-1812 Rejet du projet de loi des tricoteurs

« Le luddisme proprement dit, dans les années 1811-1817, a été limité à trois régions et professions : le West Riding (et les croppers), le Lancashire méridional (et les tisserands de coton) et la région du tricot mécanique centrée sur Nottingham » (p. 570). Les problèmes industriels et sociaux sont différents dans les trois cas, et c’est une erreur commune que de définir le luddisme comme une réaction aveugle et spontanée contre l’introduction de machines nouvelles. En particulier, ainsi qu’on va le voir, les réactions violentes des travailleurs ont parfois eu lieu sans l’introduction d’aucune machine nouvelle. Les machines qu’ils cassent alors sont anciennes et connues depuis longtemps. Bien que, comme l’indique la chronologie ci-dessus, les événements se déroulent simultanément dans les différentes régions/professions, je rapporterai les événements en les organisants par profession.

1) Les tricoteurs de bas (stockingers) de Nottingham

Depuis le début du 19° siècle, les métiers à tricoter sont devenus la propriété des marchands bonnetiers, ou bien d’investisseurs purs qui plaçaient là leur argent comme ils l’auraient fait dans un logement locatif. Ils louent les métiers à des ouvriers à domicile, travaillant seuls ou en petits ateliers. Les ateliers de trois ou quatre métiers sont les plus fréquents. En 1811, l’industrie compte 29.000 métiers et environ 50.000 ouvriers travaillant dans le triangle Nottingham, Leicester, Derby. Mises à part les manipulations habituelles sur le décompte des prix des marchandises produites ou sur le loyer des métiers, deux pratiques soulèvent fortement l’hostilité des ouvriers vis à vis des bonnetiers :

  • Les cut-up, qui sont des pièces de bonneterie coupées dans de grands panneaux tricotés et cousus. De qualité inférieure, ces pièces coutent évidemment moins chères que celles tricotées de façon convenable.
  • Le colting (de colt, poulain), qui consiste à employer un trop grand nombre d’apprentis ou de travailleurs non qualifiés, ce qui est particulièrement facile dans le cas des cut-up.

Ce sont de telles pratiques, avec des machines qui ne sont pas nouvelles, qui provoquent des révoltes violentes où des métiers sont cassés. Les conflits entre les tricoteurs et les bonnetiers ne sont pas nouveaux, mais remontent au 18° siècle. Déjà en 1778-79, il y a eu une tentative des travailleurs d’imposer un salaire minimum légal. Le projet de loi est rejeté au parlement, et des émeutes s’en suivent, avec bris de métiers à tricoter. En 1787, un tarif est négocié avec les bonnetiers, fixant un prix pour chaque pièce. Ce tarif fonctionne pendant environ 20 ans. En 1807 cependant, les prix tombent de nouveau. C’est dans ce contexte que la phase luddite du conflit se forme. Mais l’antagonisme entre les tricoteurs et les bonnetiers se place aussi sur le terrain légal et juridique. Les travailleurs se cotisent pour envoyer à Londres des délégués et pour acheter le service d’hommes de loi, cherchant à défendre des règlements anciens d’avant l’ère capitaliste, et qui sont toujours formellement en vigueur. Mais ces actions s’enlisent régulièrement.

A partir de 1811, la violence se développe. En mars de cette année, une manifestation de tricoteurs demandant du travail et un salaire décent est réprimée par l’armée, à Nottingham. Le soir même, soixante machines à tricoter sont brisées sous les acclamations de la foule. De nombreux incidents similaires ont lieu dans les semaines qui suivent (605). Ces premières attaques peuvent faire penser à des émeutes plus ou moins spontanées. Elles se font cependant toujours avec discernement, ne détruisant que les métiers des marchands pratiquant le cut-up et le colting.  Par ailleurs, les luddites ne sont pas seulement des briseurs de métiers. Il est probable que certains au moins d’entre eux participent simultanément à des regroupements syndicaux clandestins qui oeuvrent continuellement à la négociation d’une protection légale des travailleurs. Les luddites exercent aussi une sorte de police économique, passant de jour dans les villages pour surveiller la qualité du travail et la qualification des travailleurs. « S’ils trouvaient un métier travaillé par une personne n’ayant pas fait un apprentissage réglementaire, ou par une femme, ils l’arrêtait de travailler. Et si les travailleurs de l’atelier promettaient de le faire, les luddites collaient une affiche sur le métier : que ce métier reste en place, les poulains sont partis ». (606-7)

Pendant l’hiver 1811-12, le luddisme évolue vers une forme plus disciplinée. De petites bandes se déplacent la nuit de village en village, attaquant les métiers de ceux qui ne respectent pas les anciennes qualités aux anciens prix. La vague luddite atteint alors son sommet dans la région de Nottingham. Thompson signale en particulier le cas du village de Bullwell, où un bonnetier défend ses locaux à coups de feu et tue un luddite. Les assaillants se retirent avec la victime, puis reviennent à la charge, cassent les portes et brisent les métiers présents.  Trois nuits plus tard, un groupe de luddites armés de pistolets, de mousquets, de barres de fer et de masses force l’entrée d’un grand atelier et détruit 60 métiers. Et ainsi de suite jusqu’en février 1812 (605). Au total, mille métiers furent détruits et la violence ne prend fin que lorsque le gouvernement érige ces destructions en crime capital, passible de la peine de mort. Deux autres raisons expliquent l’arrêt de la vague luddite dans la région de Nottingham : d’une part le succès relatif de l’intimidation luddite. La plupart des bonnetiers augmentent le tarif des différentes pièces. D’autre part la répression : la région était à présent occupée par plusieurs milliers de soldats aidés par des forces spéciales de police et des milices de surveillance.

L’arrêt très net de la vague luddite prêche en faveur de l’hypothèse d’une organisation relativement construite et centralisée, de même que de sa proximité avec les organisations ouvrières non violentes (585). Un «United Committe of Framework Knitters (comité unifié des tricoteurs sur métier) se forma , qui comporte certainement des luddites, mais qui est majoritairement contre la violence en tant qu’elle risque de déconsidérer l’action légale du comité auprès du gouvernement. Bien qu’interdit en vertu du Combination Act, ce comité développe une action proprement syndicale et politique. Il consacre des mois et d’importantes ressources financières à soutenir un projet de loi réglementant les méthodes de production, l’étiquetage, la publicité des prix, etc… mais pas les salaires. Le comité considère en effet que la légalisation d’un salaire minimum est une cause perdue d’avance (586). En juillet 1812, le projet de loi des tricoteurs est rejeté par les deux chambres du parlement. Cette défaite dans l’indifférence des politiques incite le comité à se renseigner sur la façon dont les autres professions conduisent leurs syndicats. La structure du comité évolue alors dans un sens plus proprement syndical, prenant en charge les indemnités de chômage ou de grève. Cela dure deux ans, dans des conditions de complète illégalité –  rappelons-le. En 1814, de nouvelles attaques de métiers ont lieu, sans que l’on puisse dire si le syndicat les soutient ou si les luddites, reprenant le dessus, l’imposent en raison de l’insuffisante des résultats syndicaux (591). Il se peut aussi que certaines attaques aient été provoquées par des bonnetiers qui voulaient un prétexte pour réprimer les syndicats (627). Quoi qu’il en soit, deux permanents du syndicat sont arrêtés. Il y a alors une brève recrudescence d’activité luddite. Ces attaques se reproduisent de façon sporadique jusqu’en 1817, tandis que le syndicat se consolide dans une clandestinité n’excluant pas des manifestations, des grèves et des négociations.

2) Les croppers du West Riding

Un cropper est un « tondeur » de tissu en laine. Le travail consiste à redresser le poil à la main et à le couper avec une tondeuse, outil lourd et difficile à manipuler pour obtenir un bon résultat. Selon la qualité du travail du cropper, le tissu peut perdre ou gagner 20% de son prix final. Par tradition, le salaire du cropper est de 5% de ce prix. Les croppers travaillent en atelier, voire en usine. C’est eux qui contrôlent la finition du tissu. Ils ont une réputation d’indiscipline et d’indépendance. « Le cropper n’est pas un serviteur, note le Leeds Mercury, il ne se sent pas tel, ni ne se nomme ainsi. Il est un travailleur du textile (cloth worker) et ressemble plutôt à un cordonnier, à un menuisier, un couturier, etc… Comme eux, il va et vient, s’arrête un temps plus ou moins long…. selon le hasard de son travail » (572).

L’opposition des croppers à la mécanisation de cette opération particulière remonte loin dans l’histoire. Elle s’appuie sur une tradition artisanale dont la codification provient d’une législation très ancienne. Le gig-mill est une mécanique assez simple où un tissu est passé entre deux rouleaux qui redressent le poil afin de le tondre. Cette machine est connue depuis le 16° siècle, mais un décret d’Edouard VI en interdit l’usage. Ce décret, et d’autres dispositions du même type, ne sont toujours pas abolis au début du 19° siècle. D’invention plus récente, la « shearing frame » est une machine un peu plus perfectionnée dont la fonction est identique. C’est un cadre sur lequel le tissu est tendu avant d’être tondu par deux lames.

« En 1791, les marchands de tissu de Leeds publièrent un manifeste annonçant leur intention d’introduire la nouvelle machine. Au cours des dix années suivantes, plus d’un atelier de Leeds fut détruit par les croppers » (573).  Dans les dernières années du 18° siècle, des émeutes de 1000 à 2000 travailleurs attaquent les usines pour y casser les machines. En 1802, les croppers forment une organisation dont le siège est à Leeds et dont le but est de veiller à ce que les gig-mills et shearing frames ne soient pas introduits. A Leeds  même, ils réussissent. A Huddersfield (SW de Leeds), où des machines existaient depuis 20 ans, elles sont arrêtées par un « décret des travailleurs ». Avant même la phase luddite proprement dite, la résistance fait donc partie du paysage, dans ses formes violentes, mais aussi légales et parlementaires.

En 1811, les croppers suivent avec intérêt l’activité des luddites de Nottingham, ces tricoteurs qui cassent des métiers en petites bandes organisées et secrètes. Les articles du Leeds Mercury relatant ces événements sont lus à haute voix dans les ateliers (608). Les croppers ne vont  pas tarder à imiter les tricoteurs. C’est au début de 1812 que les attaques commencent. En janvier, un des seuls gig-mills de Leeds est brûlé. Puis les attaques nocturnes se multiplient dans la région. Après l’opération, « le chef rassemblait ses hommes, faisait l’appel… Ensuite ils tiraient des coups de pistolet, poussaient un cri et partaient en marche militaire » (609). Les luddites pratiquaient volontiers la lettre de menace, toujours signée par le Général Ludd, telle que celle-ci, envoyée à un patron de Huddersfield :

« On apprend à l’instant que vous êtes le propriétaire de ces détestables shearing frames, et mes hommes désirent que je vous écrive et que je vous avertisse honnêtement de les détruire… Notez donc que si elle ne sont pas démontées à la fin de la semaine prochaine, je détacherai un de mes lieutenants avec au moins trois cents hommes pour les détruire, et notez également que si vous nous causez l’ennui d’avoir à venir jusque chez vous, nous accroîtrons vos malheurs en réduisant en cendres vos bâtiments et si vous avez l’impudence de tirer sur mes hommes, ils ont l’ordre de vous assassiner et de brûler votre maison. Ayez pour vos voisin la gentillesse de les informer que le même sort les attend si leurs machines ne sont pas rapidement démontées » (610).

Les luddites font reculer de nombreux petits patrons, qui détruisent ou mettent au rebut leur machine. En avril 1812, il ne reste pratiquement plus que les grandes entreprises à en utiliser, et c’est à elles que les croppers s’attaquent bientôt. Le 9 avril, 300 luddites mettent à sac et incendient une manufacture à Horbury. A la même époque, un contingent de 150 luddites échoue à briser les portes d’une manufacture à Rawfolds, après vingt minutes d’échanges de coups de feu avec le patron et des hommes à l’intérieur des locaux. Ces attaques sont tout sauf spontanées. Elles sont préparées et organisées. A Rawfolds comme ailleurs, les luddites savent qu’ils sont attendus par l’armée, mise à la disposition des propriétaires à l’intérieur de l’usine. Couvert par une partie des assaillants qui tirent sur les défenseurs, un commando s’approche de la porte pour la briser avec d’énormes masses qui servent aussi à briser les métiers.  Mais la défense était trop bien organisée, et le commando a cinq blessés, dont deux mortellement (612). Cet échec semble marquer la fin du luddisme des croppers.

 

3) Les tisserands de coton du Lancashire

Thompson considère que, vers 1780, il y avait quatre types de tisserands de coton :

  • 1-Le petit tisserand indépendant (négligeable déjà à cette date)
  • 2-L’artisan supérieur travaillant à la pièce pour différents patrons
  • 3-L’ouvrier travaillant dans un atelier ou à domicile (et dans ce cas sur son propre métier)
  • 4-L’agriculteur à temps partiel.

Le luddisme du Lancashire se définit comme un épisode bref et violent dans une longue évolution de la profession vers le statut de prolétaire. De 1780 à 1820, les groupes 2 à 4 de la typologie de Thompson évoluent vers une « entité dont le statut a été grandement dévalorisé, celui de prolétaire à domicile, parfois possédant, parfois louant son métier, et fabriquant le tissu selon les instructions d’un représentant de l’usine ou d’un agent » (299). Pendant un moment, la forte demande de tissu masque cette évolution. Les petits maîtres artisans se prolétarisent, mais gagnent bien leur vie. Les paysans deviennent tisserands à temps complet parce que ça rapporte plus que la petite agriculture. Bientôt, « mis dans une dépendance complète à l’égard des filatures ou des agents qui prenaient le tissu, les tisserands sont exposés à des baisses de salaires successives ». Car les capitalistes voient d’un mauvais œil la prospérité relative des tisserands. Selon un magistrat de l’époque, ils sont payés « de façon si extravagante qu’ils ne travaillaient que trois ou quatre jours par semaine et pouvaient vivre dans un luxe relatif. Ils passaient une grande partie de leur temps et de leur argent dans les tavernes, tandis qu’à la maison, la table du thé était deux fois par jour garnie d’une bouteille de rhum, du pain blanc le plus fin et de beurre ».

Sans exagérer le confort des foyers de tisserands, il faut penser en effet que leur statut est relativement privilégié, car la profession attire beaucoup de nouveaux travailleurs, par l’exode rural et par l’arrivée de travailleurs venant d’autres régions.  Sous l’effet conjugué de cet afflux et de l’offensive des patrons considérant que « nous pouvons raisonnablement estimer qu’une baisse des salaires… serait une bénédiction nationale sans réel dommage pour les pauvres », les salaires reculent progressivement. Le tableau ci-dessous (327) montre que la baisse a été de plus d’un tiers au cours de la décennie précédant l’épisode luddite.

Année Salaire hebdo d’un tisserand
1797 18s 9d
1802 21s
1809 14s
1817 8s 9d
1828 7s 3d
1832 6d

Dès 1790, les tisserands demandent un salaire minimum légal. Après bien des épisodes, le parlement rejette définitivement la notion en 1808, ce qui entraîne une importante manifestation à Manchester. Les tisserands font une nouvelle tentative en 1811, qui échoue également. C’est cet échec qui provoque l’offensive luddite dans la région.

Thompson distingue deux phases dans ce long déclin d’une profession relativement prospère (327). La première va jusqu’en 1830-35. La concurrence de la machine est inexistante, car il y en a peu, tandis que la demande de tissu est en hausse régulière et forte. Ce n’est qu’ensuite, dans la deuxième phase, que l’introduction de la vapeur et du métier mécanique élimine les tisserands manuels. Seule la première phase nous concerne donc, et nous avons déjà vu deux causes à la prolétarisation accélérée des tisserands : l’offensive patronale pour faire baisser les salaires et la surabondance de travailleurs entrant dans la branche. Cette dernière cause renvoie à une situation de chômage endémique et fort dans le reste du pays.  Thompson signale une troisième cause : la disparition des protections liées aux traditions. Les syndicats  sont interdits, tandis que le gouvernement supprime progressivement toutes les vieilles règles corporatives protégeant les métiers (nous y reviendrons).

Par rapport au luddisme des tricoteurs, celui des tisserands se présente de façon plus complexe. Thompson estime qu’il associe des émeutes de la faim spontanées, une agitation politique, des provocations policières et le luddisme proprement dit, au sens de bris de machine organisé et délibéré (618). En mars 1812, au moment où les tricoteurs arrêtent de casser des métiers, les tisserands attaquent l’entrepôt d’une des premières usines utilisant un métier à vapeur. Puis, le 9 avril, une émeute à lieu à Manchester à l’occasion d’un rassemblement politique des Tories, que l’opposition veut empêcher. Mais elle est débordée par les ouvriers, et les tisserands sont très actifs dans le débordement de l’opération politique de l’opposition. Plus tard en avril, des émeutes de la faim eurent lieu dans plusieurs villes de la région pour protester contre la hausse du prix du pain et des pommes de terre. Ces émeutes comportent des éléments organisés. A Stockport, les émeutiers sont menés par deux hommes déguisés en femme se faisant appeler « les femmes du général Ludd ».

Le 20 avril, à Middleton, plusieurs milliers d’ouvriers attaquent une usine où se trouve un métier à vapeur. Ils sont repoussés par un tir nourri des défenseurs et laissent trois morts. Le lendemain, les assaillants reviennent plus nombreux. A midi, arrive « un groupe de cent à deux cents hommes, certains avec des mousquets à baïonnette, d’autres avec des pics de mineurs. (Le groupe) défile dans le village et rejoint les émeutiers. A la tête de ces bandits armés figurait un mannequin de paille représentant le célèbre général Ludd » (Leeds Mercury, 25-4-1812, cité p. 621). L’usine se révélant imprenable, les émeutiers brûlent la maison du propriétaire. L’armée intervient et tue au moins 7 personnes, parmi lesquelles un boulanger, un vitrier et un menuisier. S’il en était besoin, la profession de ces victimes montre suffisamment à quel point le luddisme des tisserands se fonde dans un contexte plus large d’opposition au développement des manufactures et au laisser-faire capitaliste.

« Le luddisme du Lancashire passa par son épisode de bris de machine en l’affaire de trois ou quatre semaines » (622). L’échec de Middleton, ainsi que d’autres, entraîne une évolution. D’une part, les luddites envisagent de s’attaquer aux capitalistes plutôt qu’à leurs machines. D’autre part, ils s’organisent en groupes armés clandestins, prêtant serments, et fouillent les villages pour trouver des fonds et des armes en vue d’une insurrection. A ce moment, estime Thompson, tout le pays est en effet dans une situation pré-révolutionnaire. « La pure fureur insurrectionnelle a rarement été si généralisée au cours de l’histoire d’Angleterre » (624).Dans ce contexte cependant, le luddisme du Lancashire s’enlisa dans des dérives paramilitaires et disparut soit par l’effet de la répression et des trahisons, soit par l’évolution de certains groupes vers une activité plus syndicale et politique. On a vu la même évolution avec les tricoteurs de Nottingham.

Conclusion

Les éléments qui précèdent suffisent à montrer que le luddisme n’a rien d’une réaction spontanée et incontrôlée de violence contre les machines en tant que telles. Le luddisme apparaît parfois dans des situations où aucune nouvelle machine n’est introduite, et il est alors clairement une réaction d’opposition à l’introduction de nouveaux rapports entre ouvriers et patrons, indépendamment de tout problème technologique. Et quand, en effet, il y a bien introduction d’une machine nouvelle, la violence contre celle-ci diffère de l’anti-travail et du sabotage des OS modernes en ce que la révolte des luddites n’est pas contre les rythmes de travail imposés par ces nouvelles machines, mais contre la déqualification et le chômage qu’elles impliquent. Et les luddites ne détruisent pas les machines sur lesquelles ils travaillent eux-mêmes, mais celles d’autres lieux de travail où les patrons les imposent et/ou les ouvriers les acceptent. Enfin, on a vu que le luddisme est une pratique qui, pour être violente, n’en est pas moins extrêmement organisée et réfléchie, en rapport dialectique constant avec l’activité clandestine politique et syndicale qui, pour reprendre le titre de Thompson, aboutira à la formation de la classe ouvrière anglaise en tant que somme des cultures et des institutions du prolétariat anglais.

B. Astarian

2005


[1] Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition utilisée du livre de Thompson.

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