Skip to content

Activité de crise et communisation

Table des matières

Introduction

I – CRISE ET ACTIVITÉ DE CRISE

J’essaie de définir ce qu’est l’activité de crise du prolétariat dans les phases insurrectionnelles de son histoire. Il me paraît important de mettre en évidence la spécificité de ces moments de lutte parce qu’ils se distinguent qualitativement du cours quotidien de la lutte des classes. Ce dernier, qui fait l’objet de tant d’attention de la part de beaucoup de camarades, ne donne cependant qu’une indication (certes à ne pas négliger) de ce qui se passe au moment où le prolétariat se soulève contre l’exploitation de façon violente et généralisée. A ce moment, le prolétariat affronte le capital en posant sur le terrain la question du dépassement de la contradiction sociale, ce qu’il ne fait pas dans les luttes revendicatives.

I.1 La crise de la présupposition réciproque des classes signifie la fin des automatismes de la reproduction sociale

I.2 – Individualisation des prolétaires dans l’activité de crise

I.3 – Prise de possession d’éléments du capital, mais pas pour travailler.

Conclusion

II – LA CRISE ACTUELLE

Il s’agit de mettre en exergue les conditions actuelles spécifiques de ce qui a été dit plus haut, bien que la crise actuelle n’ait connu que des phases relativement marginales de soulèvement du prolétariat. La Grèce et le Bangladesh, cependant, fournissent d’utiles indications de ce qui pourrait se passer dans une phase probable d’approfondissement de la crise.

II.1 – Périodisation

II.2 – Les conditions du communisme au début du XXI° siècle.

II.2.1 : Retour de l’anti-travail

Le cas des ouvriers du textile au Bangladesh.

Le cas des transports en commun

II.2.2 : Démassification du prolétariat

Le cas de la Grèce décembre 2008

Conclusion

III – COMMUNISATION

Cette partie aborde la question de la communisation. Il s’agit de l’enclenchement d’un processus proprement révolutionnaire sur la base de l’activité de crise telle qu’elle se spécifie à notre époque. On pourrait appeler cela la sortie de crise révolutionnaire au sens où le prolétariat fait passer sa lutte contre le capital au niveau de la mise en œuvre sur le terrain de situations qui réalisent l’abolition des classes et le dépassement de la valeur et de l’économie. Ce niveau est celui où, précisément, les soulèvements du prolétariat en Grèce ou au Bangladesh ne sont pas parvenus.

III.1 – Communisation et société de transition

III.2 – La question de la gratuité

III.3 – La production sans productivité

III.3.1 – La lutte pour une activité totalisante

III.3.2 – La fin de la séparation des besoins

III.3.3 – La question de l’individu :

III.4 – Consommation sans nécessité

Conclusion

CONCLUSION GENERALE

o   O   o

Introduction

La crise actuelle pose la question de ce que pourrait être une sortie de crise révolutionnaire. De façon générale, la crise est en effet le creuset où se forge la théorie communiste dans sa spécificité de n’être ni science ni politique, ni économie ni philosophie, mais une catégorie à part. Ce qui fait que la théorie est unique, c’est que la classe qui la porte est également unique : le prolétariat est la première (et dernière) classe exploitée de l’histoire dont l’exploitation amène périodiquement l’impossibilité de travailler et remet en cause sa reproduction la plus immédiate. Quand la crise capitaliste éclate, le prolétariat est contraint de se soulever pour tenter de trouver une autre forme sociale qui assure de nouveau sa socialisation et sa reproduction immédiate. Tout au long de l’histoire du capitalisme, cette forme alternative s’est appelée communisme, même si le contenu attaché à ce mot a grandement varié selon les époques. Mais dans tous les cas, la théorie communiste s’est toujours caractérisée comme le mouvement itératif entre l’analyse et la critique de la société capitaliste et la projection de ce qui pourra sortir de sa crise sous l’impulsion du prolétariat. La société communiste projetée à chaque époque a revêtu des caractéristiques propres dérivées de la conformation historique du rapport entre le capital et le prolétariat. Autrement dit, la notion de communisme a une histoire au même titre que le rapport des classes lui-même. L’invariance du contenu fondamental du rapport social capitaliste (l’extraction de la plus-value) n’exclut pas sa déclinaison historique.

Jusqu’à présent, la caractéristique de la théorique communiste a été de se structurer autour d’un programme de mesures à appliquer une fois que l’insurrection prolétarienne aurait pris le pouvoir. Cette formule générale se décline elle-même selon les époques. Le programme du Manifeste (les nationalisations), n’est pas le même que celui de la Commune (la démocratie directe communale), qui est aussi différent de celui des révolutions russe et allemande de 1917-1918 (les conseils ouvriers). Les différences n’empêchent pas, cependant, que le principe est le même : l’insurrection à laquelle la crise du capital contraint le prolétariat aboutit, d’un façon ou d’une autre, à la prise du pouvoir politique et à la dictature du prolétariat, dictature qui, démocratique (les conseils) ou autocratique (le parti) revient toujours à déposséder les capitalistes de leur propriété et à imposer le travail à tout le monde. S’instaure alors une période de transition au cours de laquelle la société doit passer du règne de la nécessité à celui de la liberté. Tel est le schéma dit programmatique de la révolution communiste. Il est caduc.

Le propos de ce document de travail est de présenter l’alternative  dite communisatrice au schéma programmatique. Cette alternative est nouvelle à l’échelle de l’histoire, puisqu’on peut en fixer la naissance à la crise des années 60-70.

I – CRISE CAPITALISTE ET SUBJECTIVITE REVOLUTIONNAIRE

Envisageons la crise non pas comme un événement économique, mais comme un phénomène social, comme crise du rapport entre prolétariat et capital. Quand la crise du rapport social capitaliste s’approfondit et tourne à l’insurrection, l’activité du prolétariat devient qualitativement différente de ce qu’elle était dans le cours ordinaire de la lutte de classes, laquelle ne cesse jamais, même dans les périodes de prospérité. J’appelle activité de crise cette forme particulière de la lutte du prolétariat dans l’insurrection. C’est dans ce moment très spécifique que s’ancre toute la problématique du communisme, car c’est là, et uniquement là, que se pose socialement la question du passage du capitalisme (en crise) au communisme (comme dépassement de la contradiction capital/travail).  Et c’est de là que, le cas échéant, partira la communisation de la société. Dans l’histoire du prolétariat, l’activité de crise apparaît aussi bien dans les barricades parisiennes du 19° siècle que dans les émeutes actuelles. De tels moments permettent de comprendre la spécificité de cette notion. Si la crise actuelle se développe en phases insurrectionnelles, l’activité de crise y aura bien sûr des traits particuliers marquant le degré historique atteint par la contradiction entre les classes. Et il faudra que le caractère limité des émeutes actuelles soit dépassé, quantitativement et qualitativement, pour qu’une réelle possibilité de communisation existe.

I.1 La crise de la présupposition réciproque des classes signifie la fin des automatismes de la reproduction sociale

Dans le MPC comme dans les autres modes de production, les deux classes du travail et de la propriété se présupposent l’une l’autre. Dans le MPC, cette présupposition réciproque des deux classes est d’emblée renforcée par le fait que le prolétariat est totalement séparé des moyens de production dès qu’il arrête de travailler. Cela n’est pas le cas, où seulement partiellement, dans les modes de production pré-capitalistes. Et elle est encore plus étroite lorsque le capital domine réellement le travail car alors c’est la totalité de la vie du prolétariat qui est directement contrôlée par le capital. Par exemple, le capital a dépouillé le travail de ses métiers, et l‘artisanat n’est pas une issue possible pour la masse des prolétaires jetés sur le pavé par la crise. Il en va de même pour l’activité agricole. L’agriculture des pays développés est maintenant purement capitalistes, et seuls les prolétaires les plus marginaux peuvent essayer un retour à la terre qui est proche de la condition de SDF. Dans les pays en développement également, la transformation des campagnes est telle que ceux qui l’ont quittée pour rejoindre le salariat urbain ne peuvent pas y retourner quand celui-ci les rejettent. On l’a vu dans la crise asiatique de 1998, on le voit en Chine aujourd’hui.

Aujourd’hui, l’interdépendance des deux classes est plus étroite que jamais. Ce qui est une autre façon de dire que le prolétariat ne peut pas sauver les emplois que le capital menace sans sauver le capital lui-même, c’est-à-dire travailler plus dur pour moins de salaire. La qualification du travail étant partie d’entre les mains du travailleur pour s’incorporer dans le capital fixe, le prolétariat ne peut plus soutenir, comme dans la domination formelle, qu’il pourrait simplement s’approprier les moyens de production et produire sans les capitalistes. Cette prétention était déjà une illusion pour les ouvriers de métiers. Aujourd’hui, même les travailleurs qualifiés savent que la plupart des conditions matérielles-techniques de leur activité sont incorporés à la machine, à l’ordinateur, au véhicule qui est leur moyen de travail. Autrement dit, la fonction de la propriété n’est plus –si elle l’a jamais été – de jouir de ses revenus, mais d’assurer la gestion d’un appareil de production et de reproduction qu’elle a développé, précisément, pour qu’il échappe complètement et définitivement au contrôle de la classe ouvrière. Même si elle éliminait tous les capitalistes toucheurs de dividendes, une révolution ouvrière qui n’envisagerait que de réapproprier les moyens de production ne pourrait échapper à en confier la gestion à une catégorie particulière de travailleurs qui deviendraient le capitaliste collectif. L’autogestion est aujourd’hui une chimère pour cadres.

Nouant le rapport de classes autour d’un capital fixe formidablement accumulé, la présupposition réciproque des deux classes interdit d’envisager une sortie de crise révolutionnaire qui affirmerait la classe ouvrière et le travail contre des capitalistes, qu’elle éliminerait. Si le prolétariat doit abolir le capital, il ne pourra le faire qu’en abolissant le travail salarié, le capital fixe qui lui dicte son contenu et le travail tout court.

Lorsque la société capitaliste se reproduit normalement, l’activité du prolétariat découle directement et automatiquement de l’enchaînement des phases du cycle[1] : une fois vendue la force de travail, le travail lui-même, puis le repos et la reconstitution, voient leur contenu directement dicté par le capital. Et la vente de la force de travail elle-même, loin d’être un acte volontaire et choisi, est une opération qui s’impose d’elle-même au prolétaire lorsque son salaire a été consommé, c’est-à-dire tout de suite après la fin du cycle.

Tous ces automatismes de la reproduction sociale disparaissent quand la crise éclate. C’est alors que l’activité de crise du prolétariat est contrainte à l’invention. Dans la crise insurrectionnelle, le rapport de présupposition réciproque entre les deux classes tourne à un rapport d’affrontement. Le travail et son exploitation s’arrêtent massivement, et il n’y a plus de négociation de l’échange travail/capital. Dans l’affrontement, la classe des capitalistes cherche par tous les moyens à contraindre les prolétaires à travailler pour moins de salaire, tandis que les prolétaires cherchent à imposer un niveau de vie supérieur à celui qu’ils ont rejeté en se soulevant contre le capital. Ce moment insurrectionnel, sur lequel nous allons revenir, est celui de la plus grande intensité subjective dans l’activité du prolétariat. L’histoire nous montre à quel point l’activité de crise du prolétariat a su, à chaque époque, inventer des formes sociales insoupçonnées pour faire face aux menaces que font peser sur lui la crise.

I.2 –Individualisation des prolétaires dans l’activité de crise

Ce que nous venons de dire des automatismes de la reproduction du prolétariat dans la prospérité constitue la classe comme première par rapport à l’individu. L’appartenance à la classe détermine le comportement de l’individu. Les modalités de la subordination du travail au capital lui laissent très peu de liberté : il a la liberté de vendre sa force de travail ou de crever, de prendre les transports en commun ou d’arriver en retard, de faire ce qu’on lui dit ou de se faire virer, etc. Dans la production elle-même, seul le travail général produit des marchandises, et non pas le travail personnel d’un prolétaire particulier. Ce travail général (la coopération) appartient au capital. De façon générale, la reproduction de la classe n’est qu’un moment de celle du capital, et toute son activité se présente comme une vaste routine massifiée.

C’est précisément ce qui est rompu quand la crise tourne à l’insurrection. Les capitalistes ne proposent plus rien qui soit acceptable par les prolétaires. Il n’y a pas de niveau de vie objectif, même dans un espace temps restreint, qui soit un seuil intouchable en dessous duquel la révolte du prolétariat éclaterait automatiquement. L’histoire montre que celui-ci peut accepter une misère abyssale, mais elle montre aussi qu’il refuse parfois une baisse de niveau de vie qui ne semble pourtant pas pire que d’autres attaques du capital. Les paramètres de cette bascule soumission/insurrection ne sont pas déterminables à l’avance.

Dans l’insurrection, et à l’opposé de ce qui se passe dans la prospérité, il n’y a plus d’automatisme. Ce sont les prolétaires eux-mêmes qui doivent inventer la façon de se resocialiser pour affronter le capital. Il se forme alors entre les prolétaires un processus interactif qui est d’autant plus intense que l‘individualisation des prolétaires est plus poussée. Qu’il s’agisse de la construction de barricades ceinturant les quartiers ouvriers de Paris (en 1848 par exemple), de la mutinerie des marins de Kiel en 1918, ou de la mise à sac du centre d’Athènes par les jeunes grecs après l’assassinat de l’un d’entre eux par la police, dans tous les cas, l’insurrection démarre au niveau individuel. Par la discussion ou par l’exemple, il faut que quelques prolétaires au moins commencent. Il a fallu que quelques femmes donnent l’alerte et tentent de s’interposer et d’empêcher la prise des canons de la Garde Nationale par l’armée de Thiers pour que la Commune commence. Personne n’a donné des ordres, car personne n’aurait eu de raison d’y obéir. La façon dont prend la mayonnaise d’une insurrection est toujours un peu mystérieuse et apparaît rarement dans la grande histoire. Il n’y aurait de toute façon pas de leçon à en tirer pour d’éventuels apprentis meneurs de foule, tant le détail des circonstances est  chaque fois unique. La seule chose qu’il faut retenir, c’est qu’à chaque fois, il a fallu que des prolétaires, en tant qu’individus, donnent de leur personne, prennent sur eux de franchir la ligne blanche de la légalité, vainquent la peur pour que se forme de façon interactive cette activité de crise sans laquelle il n’y a pas de révolution communiste possible. L’individualisation du sujet est en effet l’une des conditions du communisme.

Toutes les insurrections de l’histoire du prolétariat mondial témoignent d’une forte accentuation de l’individualisation des prolétaires dans l’activité de crise (qu’on pense, par exemple, au rôle des femmes). Cette individualisation découle directement de la crise de la reproduction du capital au sens où elle remet en cause la contingence de classe. Aujourd’hui, l’individualisation dans l’activité de crise sera renforcée par le fait que, dès avant la crise, le capital a procédé à une démassification du prolétariat (précarité, sous-traitance, etc.).

L’individualisation du sujet ne signifie nullement son atomisation. Au contraire, car c’est sur la base de l’interaction des individus que la classe rassemblée cesse d’être une foule (comme dans les manifestations derrières les bannières syndicales) pour devenir un collectif actif et conscient, capable d’agir et de réagir, de prendre des initiatives et de les corriger, de débattre en son sein et d’affronter les capitalistes de la façon la plus adaptée à la situation. Par cette interactivité des individus prolétaires, le prolétariat forme un rapport social en son sein. C’est le fondement de la possibilité du communisme. Encore faut-il que ce rapport social ait une existence concrète sur le terrain.

I.3 – Prise de possession d’éléments du capital, mais pas pour travailler.

La véritable constitution de l’activité de crise en rapport social propre du prolétariat, c’est le moment où , dans l’affrontement avec le captal, le prolétariat prend possession d’éléments de celui-ci (usine, stocks, véhicules, bâtiments…). Tant qu’on n’en est pas là, on reste au niveau des réunions et meetings et des revendications. Et quand le prolétariat en arrive là, il a franchi un seuil qualitatif qui, alors seulement) le fait apparaître comme sujet possible d’une révolution communiste. Cette distinction relativise l’importance qu’il faut accorder aux luttes du prolétariat dans le cours ordinaire de la lutte des classes.

Le soulèvement insurrectionnel du prolétariat ne peut pas ne pas prendre possession d’éléments de la propriété capitaliste. Ce processus a été désigné comme le début de l’expropriation des expropriateurs, avec une forte connotation de reprise du travail par les travailleurs et pour leur propre compte. Cette connotation est probablement due en grande partie à l’idéologie développée par la politique prolétarienne. Elle s’appuyait sur le travail qualifié et sur cette image d’un rapport du capital au travail où le capital vole sa production au travailleur, qui pourrait très bien produire sans capitaliste. Ce qui était déjà une idéologie à l’époque n’a plus aucune base aujourd’hui. Il existe des cas de saisie de l’appareil de production par les travailleurs avec reprise du travail à leur propre compte, mais ils ont lieu en dehors de phases insurrectionnelles, et en fait à cause précisément de l’absence de mouvement plus général. Ces tentatives autogestionnaires ne vont bien sûr pas sans conflit avec le capital, mais cela n’empêche pas qu’elles relèvent de la survie dans la société existante.

C’est une règle très générale que, dans son premier élan, l’insurrection ne se réapproprie jamais les éléments de la propriété capitaliste pour reprendre la production à son propre compte. Ceci est important, car cela annonce la possibilité d’un rapport des individus entre eux qui n’ait pas le travail pour contenu. Je ne crois pas qu’il existe d’exemple dans l’histoire où la reprise du travail par les prolétaires insurgés ne s’inscrivent directement dans le retournement contre-révolutionnaire de l’insurrection. Otto Geyrtonnex[2] pense que l’insurrection espagnole de Juillet 1936 constitue une exception : dans les premiers jours du soulèvement, « certains secteurs ouvriers vont sentir la nécessité de s’emparer des usines afin de s’armer en conséquence. De nombreux métallos vont se servir des outils ayant toujours concouru à leur asservissement pour blinder des camions. Des boulangeries vont surgir…, les transports vont se remettre en marche et l’eau, l’électricité et l’éclairage sont remis en fonction… Ces activités ne sont en aucun cas motivées par la nécessité de vendre, par la production de valeur. Ce qui importe est le combat révolutionnaire, la production satisfaisant à ses besoins participe du même élan ». Que l’élan de l’insurrection comporte une part de reprise de la production n’est en soi pas contradictoire. Toute production n’est pas nécessairement contre-révolutionnaire. Cependant, dans le cas présent, il semble bien que l’élan révolutionnaire soit essentiellement orienté vers des opérations militaires séparés. La production s’efforce de soutenir le front. De plus, de l’aveu même de OG, si certaines initiatives des prolétaires leur permettent parfois de « renouer avec une créativité et un esprit d’initiative rompant totalement avec l’esclavage salarié », dans d’autre cas, ils reprennent à leur compte « un travail finalement peu différent de celui auquel ils étaient auparavant astreints »[3]. En me basant sur ses éléments, il me semble qu’on peut considérer que, même au début de l’insurrection espagnole, la reprise de la production telle qu’elle s’est faite indique une stabilisation et le début du retournement contre-révolutionnaire dans l’autogestion. Cela ne s’est pas fait sans résistance, mais celle-ci est restée moléculaire.

Les conditions actuelles de la production capitaliste ne font que renforcer la règle générale : la prise de possession d’éléments du capital dans les insurrection de notre époque ne vise manifestement pas la réappropriation des moyens de production et la reprise du travail par les travailleurs associés. On va y revenir.

Conclusion :

L’insurrection prolétarienne crée, dans l’activité de crise du prolétariat, les conditions subjectives de la révolution communiste. Le rapport interactif créé par les individus pour prendre possession d’éléments du capital et affronter le capital modifie en profondeur l’expression subjective de la classe : aussi longtemps que durait l’exploitation, la production d’un surproduit et la remise de celui-ci entre les mains de la propriété constituait la participation du prolétariat à la fabrication du rapport social. Avec la crise, le prolétariat n’est plus sujet partiel et déterminé par son rapport de subordination à l’autre classe, mais accède au statut de sujet à part entière. Les éléments importants de cette subjectivité de crise sont qu’elle passe par des rapports inter-individuels, qu’elle trouve en elle-même les modalités de son accès à la nature, et que le travail n’est ni son contenu ni son objectif.

II – LA CRISE ACTUELLE

II.1 – Périodisation

Il conviendrait de décliner les éléments généraux qui précèdent selon la périodisation de l’histoire du capitalisme. Nous ne le ferons pas ici. L’analyse que j’ai faite dans Hic Salta 1998[4] reste sommaire, mais elle est suffisante pour montrer que, de même que le capital a une histoire, les crises en ont une. Il s’ensuit que la théorie communiste et la notion même de communisme ont aussi une histoire. S’il y a des éléments invariants, le communisme de 1848 ou de 1918 n’est cependant pas le même que celui d’aujourd’hui.

II.2 – Les conditions du communisme au début du XXI° siècle.

Par rapport aux conditions générales d’une révolution communiste telles que nous les avons analysées plus haut, quelle est la spécificité de la période actuelle ? Disons tout de suite que celle-ci offre les meilleures conditions d’un dépassement du capitalisme que jamais : c’est le propre de toute nouvelle crise puisque la contradiction entre les classes ne va jamais en s’amoindrissant au cours de l’histoire. Mais elle pose aussi des problèmes radicalement nouveaux, car le degré élevé de domination du capital sur l’ensemble de la reproduction sociale indique qu’il est difficile d’imaginer un dépassement du capitalisme qui ne soit pas abolition des deux classes simultanément, dépassement de l’économie, invention d’une vie totalement nouvelle pour laquelle les catégories connues de l’analyse sociale sont essentiellement inopérantes. On y reviendra.

Il me semble que deux éléments principaux sont à souligner quand on veut analyser les conditions subjectives d’une révolution communiste à notre époque : le retour de l’anti-travail après une période d’éclipse, et la démassification du prolétariat dans le post-fordisme.

II.2.1 : Retour de l’anti-travail

Dans les années 60-70, la réaction des travailleurs aux conditions du fordisme d’alors est allée plus loin que les revendications salariales qui, jusque là, cherchaient à compenser le caractère extrême des conditions de travail. Certes, les salaires étaient souvent bons (comme dans l’automobile américaine). Cela faisait partie du compromis fordiste. Mais c’est justement ce compromis qui a été remis en cause dans la révolte des OS. Au-delà des revendications salariales gérées par les syndicats, et contre ces derniers, les OS des années 60 et 70 se sont mis à saboter, s’absenter, boire et se droguer, arrêter le travail pour le moindre prétexte et même sans raison aucune, transformer l’atelier en grand chahut. On a regroupé ces actions sous le terme d’anti-travail pour mettre en valeur la faible identification des prolétaires à leur activité dans l’usine, pour souligner le non respect de l’outil de travail, l’absence de fierté d’être travailleur. Et ce sont ces manifestations de la révolte du prolétariat contre le capital qui ont servi de base aux développements théoriques ultérieurs, de la fin de l’affirmation du travail contre le capital comme « dépassement » du MPC à la notion actuelle de communisation (immédiateté du communisme, négation simultanée des deux classes, dépassement de l’économie et du travail).

Dans les années 1960 et 1970, la révolte des OS contre le travail fordisé a provoqué une véritable crise de la valorisation. Tandis que les patrons réagissaient en automatisant, en licenciant et en délocalisant, les commentateurs à leur service se lançaient dans des incantations sur la recomposition du travail. En réalité, l’issue de la crise de ces années a été, du point de vue du procès de travail, un post-fordisme peu différent du fordisme mais plus féroce,  en plus délocalisé, et surtout sans le compromis qui, à l’origine avait été nécessaire pour généraliser ce mode d’exploitation du travail. Dans les pays développés, le travail n’a pas été recomposé, mais le système des groupes auto-responsables, l’automatisation de certaines opérations et la répressions pure et simple sous la menace du chômage et des plans sociaux ont rendu le travail encore plus destructeur dans les usines et – ce qui est nouveau – dans les bureaux. Les années 80 et 90 marquent la victoire des patrons.

Aujourd’hui, la question se pose aussitôt : que va-t-il se passer quand la révolte explosera dans les usines d’aujourd’hui, où les conditions sont tellement pires qu’alors ? Je pose la question au futur parce qu’on n’a pas encore vu d’insurrection majeure dans les grands centres industriels du monde, mais il y a déjà des indices. Après une période de silence, l’anti-travail est de retour.

C’est ainsi un signe de la radicalisation de la guerre des classes de voir réapparaître le thème de la flânerie (cher à Taylor) chez certains experts du management. Le terme employé maintenant est « sous-travail ». « Le sous-travail touche (…) toutes les catégories de salariés. Les destructions d’heures de travail (sic) peuvent résulter (…) du comportement volontaire de certains salariés. Il s’agit pour eux de compenser, en « se payant sur la bête » de mauvaises conditions de travail ou de salaires insuffisants »[5]. Ces propos interviennent après toute une phase d’offensive patronale pour récupérer tous les temps morts de la journée de travail, comme la loi sur les 35 heures en France. Malgré, ou à cause de ces gains notables de productivité, il s’avère que la lutte contre le coulage représente toujours un objectif pour le capital.

Un autre aspect de la lutte des classes actuelle dans les pays développés me semble également parlant : lorsqu’ils protestent contre les licenciements, de plus en plus souvent de façon violente, les travailleurs ne se lancent pas dans la défense de leur emploi mais, directement, dans le marchandage du plan social. Cela ne signifie nullement qu’ils sont contents de perdre leur emploi et croient pouvoir vivre confortablement de leurs indemnités. Mais cela signifie qu’ils sont réalistes sur le problème de l’emploi. La nécessité de dépasser le salariat (sinon le travail lui-même) s’inscrit ainsi matériellement dans une pratique de plus en plus répandue dans la classe ouvrière occidentale. On ne demande plus au patron de sauver l’entreprise, mais on lui demande la plus grosse prime de licenciement possible, pour durer en l’absence de toute alternative salariale.

Dans les PVD, on ne sait pas s’il faut parler de post-fordisme, au moins en ce qui concerne le procès de travail proprement dit. C’est ainsi qu’en Chine, l’ « atelier du monde » a rassemblé en 30 ans des dizaines de millions de prolétaires surexploités dans des usines qui ne sont pas à la pointe du progrès mondial. La révolte des travailleurs a pris des formes « anti-travail » qu’on a connues en occident dans les années 60-70. Parlant d’une vague de grève dans les usines japonaises de la zone économique spéciale de Dalian (été 2005), un magazine patronal représentant les grandes multinationales implantées en Asie s’inquiète :

« Bien que les travailleurs n’aient pas de leaders manifestes, ils développent une stratégie d’organisation sans chef. Comme les travailleurs ont des intérêts largement partagés et le sentiment de souffrances partagées, ils réagissent à des signes subtils. Des travailleurs ont expliqué que, quand ils sont mécontents, il suffit que quelques-uns se lèvent et crient ‘Grève !’ pour que tous les ouvriers de la chaîne se dressent comme pour une ovation et arrêtent le travail »[6].

Il s’en faut de peu pour qu’on retrouve l’atmosphère déchaînée des usines italiennes en 1969. Avec cette nuance que, maintenant, l’atmosphère est sans doute moins à la rigolade. Les assassinats de patrons sont fréquents et, sans aller jusque là, les destructions sont quasi-quotidiennes. Les exemples sont nombreux. On y retrouve, à un degré supérieur, certaines caractéristiques de l’anti-travail des années 60-70 : indiscipline, rage destructrice, absence ou faiblesse des revendications, indifférence aux conséquences pour l’outil de travail et l’emploi. Ce sont des traits qui apparaissent fortement dans les luttes récentes au Bangladesh.

Le cas des ouvriers du textile au Bangladesh.

Peu industrialisé, ce pays a connu un développement très rapide de l’industrie textile entre 1970 et aujourd’hui. Le nombre d’entreprises du secteur est passé de 8 en 1977 à 4000 environ actuellement, employant deux millions de salariés principalement des jeunes femmes. Ce développement du secteur textile s’inscrit dans le mouvement général de délocalisation d’une partie des industries occidentales et japonaises dans des pays à bas coût de main d’œuvre : 80% de la production textile du Bangladesh est exportée.

En mai 2006, la répression violente de travailleurs protestant contre la baisse des salaires provoque une série de mouvements de rage qui s’élargissent rapidement au-delà de l’entreprise concernée au départ. Au point culminant de cette vague, une protestation part le 22 mai, d’une usine où le patron n’a pas payé les salaires depuis un moment. Ça continue, le même jour, avec plusieurs usines en grève, dont deux sont brûlées et cent mises à sac. Toute la population s’y met, pas seulement les ouvrières du textile. Il semble que dans les bataille les plus violentes, celles-ci laissent la place aux hommes. Le lendemain, la révolte s’élargit encore, gagne Dhaka (la capitale). Pillages et destructions gagnent le centre. C’est à ce moment que, selon le récit qui est fait dans Echanges[7], apparaissent des revendications.

Un accord est finalement signé entre les patrons et la Fédération Syndicale du Textile. Il sera repris plusieurs fois, et peu appliqué dans l’ensemble. Aussi le mouvement reprend-il à l’automne. Il est remarquable qu’un mouvement défait dans une négociation boiteuse trouve quelques mois plus tard la force de repartir, et avec la même rage et la même violence. De la même façon qu’au printemps, le mouvement fait très rapidement tâche d’huile autour d’un conflit local, et s’élargit en pillages et destructions d’usines. C’est évidemment cela qui est saisissant : des travailleurs en lutte pour la défense de leurs salaires et de leurs conditions de travail détruisent les usines où ils sont employés, alors même que les emplois qu’elles proposent sont rares et considérés comme avantageux. Une grande partie des salariés de ces entreprises sortent des bidonvilles environnants.

Le mouvement reprend fin 2007-début 2008. Comme en 2006, il ne faut pas longtemps pour que le mouvement s’élargissent, que les voitures brûlent, que les autoroutes soient barrées. Le 5 janvier 2008, les 1500 travailleurs de l’usine Paina Textile Mill se présentent à l’embauche. En fait, ils ont été lock-outés, car les patrons du secteur on préféré fermer les usines quand les protestations ont repris. Ils viennent moins pour travailler que pour se faire payer ce que le patron leur doit. Ce dernier ne veut payer que la moitié. Les travailleurs envahissent alors l’usine et cassent tout.

Dans les mois qui suivent, le mouvement est endémique. Parmi les nombreux exemples qu’il faudrait citer, celui-ci ne peut pas être laissé de côté : licenciées sans préavis et sans salaires, 400 ouvrières attaquent un camp de la police proche de l’entreprise. La police tire. Les ouvrières et la foule qui s’est sans doute jointe à elles fait alors demi-tour, retourne à l’usine et la saccage et l’incendie pendant quatre heures.

Tout récemment (juin 2009), le mouvement a de nouveau explosé dans la banlieue de Dhaka. Les grévistes de nombreuses usines du secteur apprennent que les entreprises du groupe Ha Meem tournent encore. (Il semble que les grévistes viennent d’usines sous-traintantes en difficulté, tandis que le Groupe Ha Meem se situe sur un barreau supérieure de l’échelle qui va des sous-traitants les plus pressurés aux donneurs d’ordres occidentaux. Quoi qu’il en soit, les travailleurs de Ha Meem ne sont pas en grève parce que leur situation n’est pas aussi critique que chez les petits sous-traitants).  Environ 50.000 travailleurs (et autres) se dirigent vers ces usines. La police ne peut que reculer. La manifestation saccage et brûle une cinquantaine d’usines sur son passage. Simultanément, de petits groupes s’en détachent et incendient méthodiquement des bâtiments du groupe Ha Meem : une usine de pulls, trois usines de vêtements, deux usines de lavage, deux entrepôts de tissus, 8000 machines, quelques bus et camions. Au même moment, d’autres groupes bloquent l’autoroute voisine, empêchant l’arrivée des pompiers pendant cinq heures. Cet épisode semble comporter deux aspects intriqués étroitement : l’attaque contre des usines en général, et l’attaque contre les usines Ha Meem, dont les ouvriers refusent de faire grève. Il y a donc simultanément attaque contre le capital et concurrence entre travailleurs. La simultanéité de la lutte contre le capital et d’affrontements entre fraction répond à la fragmentation du prolétariat évoquée plus haut, ici sous forme de sous-traitance. Il est inutile de le déplorer. Cela fait partie de la façon dont l’accumulation du capital s’est faite au cours des dernières décennies.

Soulignons le caractère fortement paradoxal de ces mouvements qui défendent la condition salariale en détruisant les moyens de production. Le prolétariat développe une activité de crise radicale, s’empare des moyens de production, envahit les usines – mais pour les détruire. Car on a vu que ces destructions ne sont pas des « dommages collatéraux » de manifestations traditionnelles mais un peu plus violentes que d’habitude. Pour ce que je sais de la Chine et du Bangladesh, les destructions ne peuvent pas apparaître comme dues à une malheureux hasard. Il s’agit d’un contenu fondamental, propre à ses luttes. Le cas du Bangladesh pourrait représenter pour notre époque ce que les émeutes de ghetto américaines ont représenté dans les années 60. Et la différence entre les deux situation est fondamentale : cette fois, c’est le prolétariat productif, dans une de ses fractions au cœur de l’extraction de plus-value relative à l’échelle mondiale, qui est directement impliqué dans des mouvements qui laissent tous les politiques et gouvernants sans voix.

Le cas des transports en commun

Si les destructions d’usines montrent que les prolétaires, dans leur activité de crise, ne s’affirment pas comme des travailleurs, je pense qu’il en va de même pour les destructions de transports en commun. A ma connaissance, il s’agit là d’un phénomène nouveau. Les jeunes grecs insurgés ont saccagés plusieurs stations de métro à Athènes. En Argentine aussi, certaines gares de Buenos Aires ont été le théatre de véritables émeutes provoquées par le mauvais fonctionnement des trains. En France même, dont les trains sont si réputés, la tension est palpable dans les transports en commun de la région parisienne. Il arrive que les bétaillères amenant les travailleurs à Paris par la ligne de Troyes traversent les gares entre deux rangs de CRS, sans s’arrêter. Sur cette ligne, dont le mauvais fonctionnement est notoire, lorsqu’un train est supprimé et que le suivant n’est pas programmé pour s’arrêter à telle station, les usagers s’appellent au téléphone pour se tenir au courant et se rendre le service de tirer le signal d’alarme pour forcer le train à s’arrêter. Ce qui provoque une belle pagaille ![8]

La dégradation de la qualité des transports en commun ne date pas de la présente crise. Leur attaque, leur destruction, fera à mon avis partie de l’activité de crise dans les prochaines insurrections. Tout simplement parce que le temps de transport est du temps de travail non payé, parce que les transports en commun sont le trait d’union entre les banlieues et les usines ou bureau et qu’on ne voit pas pourquoi les transports seraient préservés quand les banlieues et les lieux de travail ne le sont pas. Et enfin parce que l’entassement des prolétaires dans les rames est un moment  bi-quotidien d’humiliation. Le rejet en acte des transports en commun est une des façons dont l’affrontement des classes s’inscrit dans les métropoles modernes. En récusant la navette entre travail et domicile, le prolétariat s’attaque à une scission fondamentale de l’activité. Et en effet, le dépassement de la séparation entre travail et loisirs, entre vie sociale et vie privée, entre production et consommation est un moment fondamental de la révolution communiste.

Face à la baisse du niveau de vie et à la dégradation des conditions de travail et de vie, les luttes du prolétariat manifestent un retour en grand de l’anti-travail. Dans toutes les manifestations de celui-ci, le prolétariat dit que son affrontement contre le capital ne vise pas la restauration des conditions du compromis fordiste, mais autre chose. Cet autre chose est totalement absent du paysage, il n’a aucune existence dans la société. On ne peut ne peut pas s’organiser autour d’un embryon de société future pour le développer. On peut seulement constater que les luttes les plus combatives sont celles qui prennent l’une ou l’autre (ou plusieurs) formes de l’anti-travail. On en déduit que, quand le prolétariat des grandes métropoles du capital se soulèvera en masse, il ne suivra pas le modèle du programme prolétarien, quelle que soit sa variante. En tout cas pour ses fractions avancées, il n’occupera pas les usines, ne formera pas de conseils ouvriers pour les gérer ou gérer d’autres aspects de sa reproduction (conseils de quartier, etc.), n’aura pas pour principe de généraliser le travail à toute la société, s’opposera à toute tentative de planification, de retour à l’association des travailleurs comme base de la société. Et tout cela parce que, dès à présent, il dit à qui veut voir et entendre qu’il n’est travailleur que sous la contrainte, sans fierté et sans avenir, et bien que ce travail soit directement destructif de sa personne.

II.2.2 : Démassification du prolétariat

Le propre de l’activité de crise est, avons-nous vu, de pousser à l’individualisation des prolétaires en raison de la remise en cause temporaire de la subordination du travail au capital. Au cours de 30 dernières années, la segmentation de la classe ouvrière constitue déjà une démassification notoire du prolétariat, et il ne sert à rien d’appeler à sa ré-unification formelle, sauf si on envisage de faire de la politique.

On peut se rendre compte de l’impact de la démassification sur les luttes de plusieurs façons (on vient d’en voir une à propos du Bangladesh). Par exemple en constatant que les partis et syndicats ont très peu à voir avec l’éclatement et la montée de la plupart des conflits importants. En occident, les prolétaires sont contraints de faire monter les enjeux et de recourir à la violence pour se défendre des effets les plus durs de la crise. Les bureaucraties syndicales sont rarement à l’initiative. Et si les sections syndicales locales sont plus présentes, cela n’infirment pas cette évolution logique selon laquelle, au fur et à mesure qu’il se radicalise, le mouvement du prolétariat repose plus sur des initiatives locales que sur des mots d’ordre nationaux. Ces initiatives locales (syndicales ou non) répondent au fait que les grandes organisations généralistes ne sont plus au contact de la réalité du rapport de classe. Et elles représentent un dépassement certain de la passivité qui caractérisait les travailleurs pendant la phase de prospérité fordiste. Cependant, il ne s’agit pas là de situations insurrectionnelles proprement dites.

Le cas de la Grèce, décembre 2008

Si l’insurrection constitue, à toutes les époques de l’histoire du prolétariat, une phase aiguë d’individualisation, cette caractéristique s’accentue cependant avec le temps (d’autres facteurs peuvent aussi intervenir, comme la profondeur de la crise). Il est probable que les émeutes qui ont eu lieu en Grèce en décembre 2008 représente un point avancé de cette évolution. Sans en faire un récit détaillé, et sans ignorer les problèmes que pose la non-participation de la classe ouvrière « traditionnelle », il faut souligner certains points.

Les commentateurs ont souvent souligné le rôle des téléphones portables et d’internet dans la propagation de l’émeute dès le premier soir. Ils savent pourtant que ces moyens de communisation servent essentiellement à inonder le monde de babil, d’ignorance et de préjugés. Il en faut plus pour faire de la communication une interaction entre individus et le passage à l‘émeute. Cela pour dire que la facilité des communications n’enlève rien à la rage et à l’audace individuelle qui fait que quelques individus passent en un instant d’un groupe de jeunes comparant leurs portables à un commando de pétroleurs. Car c’est une autre caractéristique du mouvement grec que de s’être développé comme une nébuleuse de petits groupes en initiative locale et indépendante, sans souci de savoir si « les masses » suivaient. Je ne préconise pas l’action exemplaire qui mettrait celles-ci devant leurs responsabilités historiques. Les jeunes grecs insurgés non plus. Ce n’était pas des politiques, et leurs actions sont allées parfois jusqu’à effrayer les anarchistes.

Les sources que j’ai utilisées (principalement TPTG et Blaumachen) ne donnent pas d’analyse très détaillée des manifestations. On voit bien cependant qu’il n’y pas eu de très grosse manifestation. Le chiffre le plus élevé est 20.000 manifestants. C’était le lundi 8 décembre à Athènes. La manifestation avait été appelée par « la fac de droit », c’est-à-dire les gauchistes. D’après TPTG, la manifestation  avance lentement tandis que 1500 jeunes entrent et sortent de la manif pour saccager et piller. Au même moment, dans d’autres endroits de la ville, d’autres pillages et attaques de commissariats ont lieu, mais sans « grosse » manifestation cette fois. On est loin des énormes défilés-promenade voulant prouver à Juppé qu’on est deux millions. De façon générale, les récits ou chronologies publiées par les camarades grecs mentionnent très fréquemment des manifestations de 200-300 personnes dans des banlieues ou provinces qui, fréquemment, se donnent pour objectif d’attaquer le commissariat local. On peut discuter de la signification de ces affrontements systématiques entre jeunes et policiers (est-ce le meilleur objectif ?). Mais on ne peut pas ne pas noter la démassification avancée d’un mouvement insurrectionnel qui, à cause de cette dispersion notamment (et aussi à cause de l’absence remarquable de revendications) a fait peur à bien des gouvernements.

Je pense que cette tendance va se développer dans les prochaines phases d’activité de crise du prolétariat mondial, et que c’est là une des conditions importantes de succès pour la révolution communiste. Les émeutes grecques de 2008 donnent sans doute une idée de ce que pourrait être une phase insurrectionnelle plus profonde : en multipliant les foyers de luttes, non contrôlés par aucun centre, le prolétariat portera la lutte au plus près des formes concrètes, spécifiques, de l’exploitation et de la subordination. La spécificité, et même, dans un premier temps, le localisme de ces affrontements seront la meilleure garantie contre toute tentative de récupération politique. En affrontant le capital et l’Etat à de tels niveaux, la lutte sera de plus, à la mesure de ses succès, un ferment de dislocation de l’Etat plus puissant que si on l’attaquait à son sommet.

Conclusion

Ce qui précède montre que le retour de l’anti-travail ne se fait ,pas à l’identique. Le démantèlement du compromis fordiste au cours des dernières décennies a profondément transformé les conditions et le contenu de la lutte du prolétariat contre le capital. Par exemple, la précarisation a, par le biais de la sous-traitance et de l’interim, envahi les usines fordisées. Ce phénomène est souvent déploré comme un facteur de division de la classe. C’est vrai, et cela joue contre le prolétariat dans ses luttes revendicatives quotidiennes. Mais il ne faut pas s’arrêter là. Car au moment d’un mouvement plus fort, par exemple sans revendications, on verra que cela a fait disparaître le sentiment d’appartenance de boite et que l’ennemi apparaitra plus clairement comme le capital en général, même dans un seul atelier. D’autre part, la division de la classe par le capital au cours des trente dernières années se retournera contre lui lorsque la démassification du prolétariat décentralisera l’activité de crise en une multitude de foyers sur lesquels la grande politique n’aura pas prise (cf. la Grèce).

De façon générale, l’évolution du rapport des classes depuis 30 ans doit se comprendre sur la base de la lutte forcenée du capital contre la baisse tendancielle du taux de profit. La fuite en avant dans le crédit en est l’un des aspects. La sous-traitance en est un autre. Elle s’inscrit dans un ensemble d’offensives pour faire baisser la valeur d’une force de travail déjà fortement inessentialisée. Ce mouvement n’obéit pas à un caprice ou à la cupidité des capitalistes. Il est la condition de la reproduction du rapport social, c-à-d du capital et du prolétariat. Certaines au moins des luttes contre l’offensive du capital montrent dans leur contenu qu’il n’y a pas d’issue à la crise par un meilleur équilibrage de l’exploitation du travail, qu’il n’y a pas de possibilité de « partage des gains de productivité ». Elles posent, en creux, la nécessité de la suppression simultanée des deux classes. Dans les années 60-70, ce problème se montrait en petit dans la lutte des OS de l’industrie fordisée. Aujourd’hui, c’est la totalité de la main d’œuvre qui est passée par le même type de processus (qu’on pense par exemple aux transformations intervenues dans la vie des bureaux). Et ce non seulement dans le segment « travail » de la reproduction du prolétariat, mais aussi, par l’attaque de la valeur de la force de travail (limite de la plus-value relative et réduction du panier des subsistances) dans l’ensemble de sa vie (logement, transport, école, chômage…). On pourrait dire d’une certaine façon que ce qui était considéré comme anti-travail dans la lutte du prolétariat va devenir anti-prolétariat. A moins d’imaginer un retour en arrière à des conditions antérieures du rapport social capitaliste, les luttes actuelles aussi bien que l’analyse des modalités de l’exploitation du travail indiquent la possibilité et la nécessité de la communisation.

III – COMMUNISATION

III.1 – Communisation et société de transition

Une des thèses majeures de la théorie de la communisation est le rejet de la notion de société de transition. Mais il ne faut pas confondre immédiateté et instantanéité. Par immédiateté du communisme, on pose que la révolution prolétarienne n’a plus pour objectif de créer une société intermédiaire entre le capitalisme et le communisme, mais le communisme directement. Du coup : plus de problème de prise du pouvoir politique, d’alliance avec d’autres couches sociales, ni d’effectuation de la transition sur le terrain (dépérissement de l’Etat etc.). Cela n’empêche pas que la révolution communiste ait une durée, une histoire, des phases d’avance et de recul, etc.

La notion d’immédiateté du communisme ne sort pas de rien. Elle est apparue avec la crise des années 60-70 sur la base de l’incapacité politique de la gauche et des gauchistes à prendre en compte les manifestations les plus avancées de la lutte des classes, notamment celles que je regroupe sous le terme d’anti-travail. Mais ni la révolution communiste ni le communisme n’abolissent l’histoire. C’est bien pourquoi le mot de communisation a été forgé : pour indiquer que l’abolition des classes et le dépassement de l’économie est un processus, qu’il y a donc une succession de moments avec des « avant » et des « après » et que cela se passe dans le temps. Mais ces phases successives ne consistent pas à mettre en place une société de transition entre le capitalisme et le communisme. La société socialiste que le programme prolétarien place à cet endroit a pour sens d’asseoir le pouvoir du prolétariat sur l’Etat afin que ce dernier se charge de créer les conditions du communisme (à ses dépens qui plus est !). On se demande comment cette fiction en gros sabots a pu faire illusion si longtemps. Est-ce parce qu’elle garantissait aux politiques qui vendaient la révolution au prolétariat leur emploi après l’insurrection ?

L’immédiateté du communisme, ce n’est donc évidemment pas la disparition du temps, mais le fait que la révolution ne crée pas autre chose que le communisme. La communisation ne consiste pas à créer une autre forme de propriété préalable à l’abolition de la propriété, une autre forme de gouvernement préalable à la suppression de tout pouvoir, etc., mais à abolir la propriété, à supprimer tout gouvernement, etc.  par la création de formes sociales qui assureront la reproduction des individus mieux que ce que leur permet leur activité de crise.

III.2 –  La question de la gratuité.

Il est évident que les pillages, les réquisitions de grandes surfaces etc… feront partie de l’activité de crise des prolétaires communisateurs. Mais à mon sens, cela n’est au mieux qu’une première approximation de l’abolition de la propriété. Dans le MPC encore plus que dans les MP pré-capitalistes, la propriété désigne moins le fait d’avoir (une maison, une auto) que le droit d’accès à la nature extérieure monopolisé par la classe capitaliste. De ce point de vue, la propriété n’est pas tant le droit de jouir privativement de ses biens que la possibilité d’obliger les autres à travailler pour vous, car si je suis propriétaire, tu es précaire. En un mot, l’abolition de la propriété ce n’est pas tant la redistribution de tout à tous que la création d’une forme sociale où la question de savoir que manger, où dormir, que faire des enfants… ne se pose même pas.

Le texte de TC Communisation vs Socialisation indique que « la gratuité, la radicale non-comptabilisation de quoi que ce soit est l’axe la communauté révolutionnaire se construit ». La non-comptabilisation est en effet une donnée de base de la communisation. C’est l’anti-planification absolue. Mais il faut précisqer s’il s’agit du reste de marchandises disponibles dans les stocks du capital ou s’il s’agit d’objets produits dans le processus de communisation.

Il me semble que dans le premier cas c’est une évidence que les marchandises pillées ou réquisitionnées sont distribuées gratuitement. C’en est moins une de dire qu’elles ne sont pas comptabilisées, car cela renvoie forcément à une image utopique d’abondance sans limite, de prise sur le tas, qui offrent aux anti-communisateurs une belle occasion de protester et de réclamer un peu de bon sens. Il faut pourtant défendre ce point de vue et insister : si les prolétaires de l’activité de crise se mettent à compter leur butin, ils rétablissent aussitôt une économie – fût-elle de la valeur d’usage – des rapports de pouvoir, des délégations (qui compte quoi, qui stocke quoi, etc.) qui vont à l’encontre de la communisation. Gratuité et non-comptabilisation sont donc deux notions à distinguer.

Dans le deuxième cas, on ne voit pas pourquoi des objets produits de façon communiste devraient être déclarés gratuits. La gratuité n’est au fond que la suspension de la valeur et du prix pendant un temps ou dans un espace. Le communisme satisfait les besoins, quels qu’ils soient, d’une façon qui n’est ni gratuite ni pas gratuite. La façon la plus simple de comprendre cela est de considérer qu’il n’y a pas un système des besoins faisant face à la production et séparé de lui. Aujourd’hui, si j’ai besoin de manger, je vais travailler – ce qui n’a rien à voir avec mon appétit et mes goûts. Au travail, je ne mange pas, on ne me donne pas de quoi manger, on me donne de l’argent. Après le travail, j’irai manger en dépensant cet argent. Le problème avec la notion de gratuité n’est-il pas qu’elle renvoie à la distribution ? Qu’elle maintient la séparation entre le besoin et les moyens de sa satisfaction. En tant que telle, la gratuité peut tout laisser en place. Simplement on ne paie pas. C’est pourquoi la non-comptabilisation est une notion plus fondamentale que la seule gratuité, à condition de mieux préciser quelle est cette activité qui ne fait l’objet d’aucune comptabilité.

A partir du moment où les prolétaires communisateurs commencent à produire, la question n’est plus tellement celle de la gratuité que celle de la transformation radicale de l’activité, de toutes les activités. On va donc essayer d’expliquer comment la « communauté révolutionnaire » se construit sur des activités communisantes plus substantielles que la seule gratuité.

III.3 – La production sans productivité

Les mots dont nous disposons pour décrire une société n’ont pas prévu que cette société puisse être communiste. Pour dépasser les limites du thème de la gratuité, il faut une catégorie qui ne soit ni ‘production’ ni ‘consommation’, etc. L’unification de la vie dans le communisme, le dépassement de toute les séparations,  la production directe de socialisation au niveau de l’individu posent des problèmes de lexique que je n’ai pas trouvé à résoudre autrement que dans la formule de production sans productivité[9], que l’on peut aussi dire ‘consommation sans nécessité’.

III.3.1 – La lutte pour une activité totalisante

C’est à partir de l’activité de crise, et pour en sortir, que s’enclenche la communisation. La communisation ne répond pas à un idéal ou à un mot d’ordre politique. Elle est la solution des difficultés de reproduction que le prolétariat rencontre dans son activité de crise. Celle-ci est une lutte contre le capital pour assurer la survie, pas plus. Lorsque les tentatives prolétariennes revendicatives ont fait la preuve de leur inefficacité à sauver économiquement le prolétariat, la communisation fait le saut dans la non-économie. Le paradoxe est que, alors qu’on est au plus profond de la crise, alors que les besoins du prolétariat sont immenses, la solution consiste à tourner le dos au productivisme. Car la ‘production’ sans productivité n’est pas une fonction de production. C’est une forme de socialisation des hommes où la production intervient, mais sans mesure du temps ni de rien d’autre (intrants, nombres d’hommes impliqués, résultat productif).

Durant la phase de descente aux enfers de la crise, la reproduction du prolétariat révolutionnaire est principalement assurée par la prise sur le tas. Même dans une économie qui fonctionne en flux tendus, il y a des stocks. L’activité de crise consistera (entre autres) à s’en emparer. Déjà à ce stade, on peut imaginer une divergence entre une voie contre-révolutionnaire qui vise à comptabiliser, à regrouper les biens, à coordonner leur distribution, à faire respecter des critères de droits et de devoirs, etc., et une voie communisatrice, qui récuse cette économie du pillage et s’oppose à la formation d’instances supérieures de la distribution, même élues démocratiquement etc. Cette deuxième voie insistera sur le fait que l’approfondissement local, la gratuité absolue, valent mieux qu’une solidarité abstraite et un égalitarisme qui ne peut qu’être mesuré et géré par un pouvoir.

Dans le processus révolutionnaire de communisation, la formule de production sans productivité semble presque inconvenante quand on sait dans quelle misère la crise a plongé le prolétariat, ce qui oblige à considérer qu’il y a urgence. Les gestionnaires de la solidarité et de l’égalité ne manqueront pas de faire valoir ce point de vue. C’est en effet un paradoxe : il y a urgence parce que des millions de prolétaires n’ont pas le minimum vital, et il faudrait renoncer à la notion de productivité ! A cela plusieurs réponses :

Le problème est de savoir comment la production peut repartir sans travail, ni productivité, ni échanges. Le principe de la ‘production’ sans productivité est que l’activité des hommes et leurs rapports sont premiers par rapport au résultat productif. Développer la production sans productivité, c’est abolir la valeur dans ses deux formes :

Valeur d’échange : si rien n’est comptabilisé, si la justification de l’activité n’est autre qu’elle-même, le produit résultant de l’activité n’a aucun contenu abstrait.

Valeur d’usage : dans la marchandise,  la VU se distingue de l’utilité simple par le fait qu’elle a, elle aussi, un contenu d’abstraction. L’utilité de la marchandise doit être générale, ou moyenne, pour satisfaire un utilisateur inconnu dont on ne sait pas le besoin particulier (comme dans la différence entre le prêt-à-porter et le sur mesure). La production sans productivité est une activité particulière d’individu particuliers, satisfaisant des besoins exprimés personnellement. L’usage des objets fabriqués porte la marque de cette particularité. C’est l’anti-normalisation. Le caractère nécessairement local de la communisation, dans un premier temps tout au moins, y contribue.

Il y a là un élément d’analyse important pour comprendre la différence entre la version programmatique et la version communisatrice de la théorie communiste. Dans le premier chapitre du Capital, la distinction entre valeur d’usage et utilité est, dans le meilleur des cas, floue et considérée comme sans importance. Mais du coup, si la valeur d’usage est considérée comme identique à l’utilité, l’abolition de la valeur se limite à celle de la valeur d’échange. Et en effet, la théorie communiste, dans ses formes programmatiques, a proposé différentes versions de l’abolition de la valeur qui, finalement, se limitent à la suppression de l’échange par la planification. L’activité reste la même (le travail, séparé de la consommation et de tout le reste de la vie) et la planification assure la justice, l’égalité et la satisfaction des besoins, considérés comme des données exogènes, presque naturelles. A l’inverse, dès lors que la communisation est comprise comme une transformation radicale de l’activité, de toutes les activités, comme personnalisation de la vie en raison de la suppression des classes, la valeur d’usage révèle sa dimension abstraite d’utilité pour une demande (solvable) inconnue dans ses particularités et donc moyenne, abstraite.

Dans la révolution communiste, l’acte de production ne sera jamais productif seulement. Cela se manifestera entre autres par le fait que le produit envisagé sera particulier, au sens où il répond à un besoin exprimé personnellement (par les producteurs directs du moment ou par d’autres) et que la satisfaction de ce besoin n’est pas séparée de l’acte productif lui-même. Qu’on pense par exemple à ce que deviendra la construction de logements dès lors qu’on abolit toute standardisation. La production sans productivité, ce sera aussi le fait que chaque individu associé au projet pourra légitimement mettre son grain de sel dans la définition du produit et des méthodes, et que donc tout ira beaucoup plus lentement que dans la construction industrialisée actuelle. Ceux qui participent au chantier pourront d’ailleurs souhaiter y habiter pendant les travaux. Ce sera la chienlit ?  Disons simplement que le temps ne comptera pas et que les cas où le projet n’aboutit pas, où tout reste en plan – peut-être aussi parce que la production des intrants est, elle aussi, sans productivité – ne seront pas un problème particulier. Car, encore une fois, l’activité aura trouvé sa justification en elle-même avant même d’avoir un résultat productif.

De façon générale, on retiendra que la communisation remplace la circulation des biens entre les « producteurs associés » par la circulation des individus d’une activité à l’autre. Cela implique notamment que :

  • Les « lieux de production » n’auront pas de personnel permanent, produiront ou ne produiront pas selon les objectifs et le nombre des présents, car les « lieux de production » seront avant tout des lieux de vie.
  • Au moins dans un premier temps, la communisation se fera localement, non pas comme communautés autarciques, mais comme initiatives entièrement contrôlées par les participants. La communisation se fera comme une nébuleuse d’initiatives locales. Ce n’est, me semble-t-il, qu’à cette échelle locale que la communisation peut faire la preuve qu’elle améliore tout de suite la vie des prolétaires en la transformant radicalement – en abolissant la classe. Or cet aspect est fondamental : les prolétaires font la révolution pour vivre mieux, pas par idéal.
  • Les « lieux de production » seront en fait des lieux de vie car toute « production » se construira comme une activité totalisante, et ce non pas pour la beauté de la totalité, mais parce que cela répondra aux nécessité de la lutte contre le capital. C’est cette tendance totalisante qui fait défaut aux émeutes actuelles, non seulement au sens où elles restent circonscrites à leurs lieux ou fractions d’origine, mais aussi au sens où elles ne parviennent pas à élargir leur objet (à passer du pillage de commerce à la réquisition de logements, par exemple, sans parler de la production).

A vouloir trop entrer dans le détail, on finirait par faire le schéma d’une non-économie tout aussi contraignante que la société de transition. En même temps, comment ne pas en donner (et montrer la pauvreté de notre imagination) pour rendre palpable le fait que toutes les solutions apportées par la révolution communiste ont pour principe et pour fin de donner la priorité absolue aux rapports entre les individus, de mettre en avant l’activité et non pas son résultat. Pour dire que le principal « résultat » visé par l’activité, c’est elle-même. Les individus circuleront entre les activités en fonction de leurs affinités, et chaque étape de cette circulation sera un moment de reproduction. Des produits circuleront avec ces individus, mais sans échange.

III.3.2 – Fin de la séparation des besoins

La satisfaction des besoins n’est pas séparée de l’approfondissement local de l’activité révolutionnaire et qu’il n’y a pas lieu de mettre en œuvre une solidarité abstraite et un égalitarisme qui ne peut qu’être mesuré et géré par un pouvoir. Au nom du réalisme, la première tendance soulignera que les besoins à satisfaire sont grands et urgents, et que cela justifie des sacrifices. Quelques remarques à ce sujet :

a)     d’une part, l’immensité des besoins dont on parle est celle des prolétaires

actuels, dans la crise sans révolution pour l’instant. Mais les besoins n’ont rien d’absolu, ils sont relatifs à la vie qu’on mène. Le salarié qui doit travailler beaucoup est plus à l’aise s’il a une voiture qui marche, un abonnement de transports en commun, une nounou qui va chercher ses enfants à l’école et une femme de ménage qui range et nettoie son logement. Etc. etc. Il ne s’agit pas de critiquer ces besoins, de dire qu’ils sont artificiels, illusoires, que le prolétaire se laisse avoir par la publicité. Constatons simplement qu’ils correspondent à un type de vie. Dans l’activité de crise, tout change. Bien sûr, il y a toujours besoin de 2500 calories par jour, d’un abri contre le froid et la pluie, etc., Pour ceux qui sont en deçà de ces seuils élémentaires, la première réponse sera de prendre sur le tas. Entre les immeubles de logement vides et les immeubles ayant de pure fonctions capitalistes (banques, bureaux divers, entrepôts…) il y a beaucoup de possibilité pour les prolétaires sans logement décent. De même pour les autres besoins élémentaires.

b) Une autre façon d’invoquer l’immensité des besoins pour justifier une phase de transition où l’économie serait plus efficace est de citer le problème des écarts de développement. Les habitants des pays pauvres auraient, en quelque sorte, besoin de rattraper le niveau de développement atteint dans les pays riches. Il faudrait que les prolétaires de ces pays fassent encore un effort pour aider ceux des pays pauvres. Ici, il ne s’agit pas de rejeter la notion de solidarité en général, mais plutôt de s’interroger sur le contexte de cet argument pour justifier le réalisme économique. Ceux qui l’invoquent ne se font-ils pas une représentation de la pauvreté à la façon de Mike Davis parlant des bidonvilles ? Dénuement total, exclusion radicale, vie presqu’animale, Mike Davis voient les habitants des bidonvilles comme de purs parias, comme des pauvres absolus, comme s’ils ne faisaient pas partie de la société capitaliste mondiale. Cette vision simpliste a été critiquée au nom de toutes les luttes dont les bidonvilles sont le foyer, et qui montrent clairement le rapport de classe entre les bidonvilliens et le capital. De plus, comme en Argentine, les conditions extrêmes de la vie dans les bidonvilles donnent lieu depuis longtemps à l’invention de formes sociales ou de procédés productifs qui, étant à la marge de la valorisation, donnent une petite idée de la réserve d’imagination qui se libèrera quand les bidonvilliens auront la possibilité de se débarrasser du carcan que constitue pour eux la ville environnante. Cette imagination va des procédés de construction (que la Banque Mondiale a essayé, en vain, de propager en raison de leur faible coût) à la micro-agriculture urbaine en passant par des tentatives d’autogestion des quartiers. Rien de révolutionnaire, mais suffisamment d’imagination pour montrer que les bidonvilliens ont de la ressource, et n’auront pas besoin d’une « aide au développement » communiste. Cela n’exclue pas la solidarité, mais celle-ci ne saurait être un préalable à la communisation des pays en voie de développement pas les prolétaires qui s’y trouvent – et qui ont tous un parent prolétaire dans les taudis des métropoles. Certes, les besoins que la communisation permettra de satisfaire ne seront pas les mêmes que dans les métropoles mondiales du capital. Mais d’abord, pourquoi devraient-ils l’être ? Et ensuite, pourquoi la pauvreté extrême de la population des PVD interdirait-elle la communisation ? Celle-ci n’est pas la résultante d’une abondance hypothétique. La question qui se pose dans la communisation n’est pas de répondre à une liste pré-établie de besoins, mais de dépasser la notion de besoin comme manque en supprimant la propriété (toute propriété) sur les moyens de leur satisfaction. Dans les PVD comme dans les pays centraux, mais dans un contexte productif différent, la révolution ne se fera pas comme une série de mesures prédéterminées en fonction d’une liste de besoins actuellement insatisfaits et à couvrir d’urgence. La transformation de la société non seulement supprimera la séparation entre besoin et satisfaction, mais fera naitre et disparaitre les besoins et les activités de façon constante et fluide[10].

Toute cette problématique n’est pas purement imaginaire. Elle a une base dans le mouvement actuel du MPC. Je pense en particulier à l’Argentine, où la crise des années 90-2000 a poussé une frange du mouvement piquetero vers des positions très radicales. Les traits caractéristiques de cette frange sont la volonté (et la tentative) de produire sans que le produit soit le seul objectif, car les piqueteros considèrent que l’acte productif doit aussi être un moment où les rapports changent entre les individus. D’où le principe de l’horizontalité, le rejet des chefs, les AG sans ordre du jour, les prises de décisions sans vote, mais au consensus. Ce sont là des expériences limitées, encerclées dans une société capitaliste qui continue à se reproduire tant bien que mal. Elles portent la marque de ces limites, notamment dans un volontarisme qui appelle au « changement des mentalités » comme conditions du changement qualitatif de l’acte productif. Ce que j’ai dit plus haut des bidonvilles va dans le même sens.

Sur la base de telles expériences je pense que la communisation n’est pas quelque chose de très compliqué, ni de tellement plus utopique que la société de transition et le dépérissement de l’Etat, dès lors qu’on ne cherche pas à faire entrer la société capitaliste, avec ses ateliers et ses bureaux, ses aéroports et ses grands magasins… dans un moule ‘communiste’. D’autre part, je suis tout disposé à prendre une leçon de réalisme, à condition qu’on ne me parle pas d’économie.

III.3.3 – La question de l’individu :

Un des points qui complique la discussion sur la communisation est celui de l’individu. On insiste à juste titre sur le fait que l’abolition des classes fait émerger l’individu libre, directement social[11]. C’est la fin de la contingence de classe, qui signifie que l’individu est et fait ce que lui dicte son appartenance de classe. Cette contingence se décline de diverses façon (appartenance de boite, stigmatisation de quartier…). De façon générale, elle signifie que l’individu qui est là et qui fait marcher cette machine, qui soigne ce malade, etc., n’est en fait que la marionnette des institutions qui le définissent. Face à cette détermination, l’individu qui veut manifester sa particularité (ou qui, en raison des limites inévitables de cette « réification », doit le faire pour que le travail se fasse vraiment) apparaît comme une monade, comme un électron libre, dont la révolte, quand elle est purement individuelle, ressemble beaucoup à un caprice. Il dit « je ne suis pas un pantin, j’existe aussi à titre individuel », mais en fait ce n’est que très partiellement vrai car le capital a absorbé une grande partie de sa personnalité qu’il retrouve comme qualification intégrée à la machine, comme goûts personnels choisis dans des magasines, etc. Et quand il affirme sa personnalité, il dit des lieux communs ou se désocialise, parfois jusqu’à la folie.

Or c’est souvent cet individu capricieux que l’on projette dans la réflexion sur le communisme, même quand on emploie l’expression marxienne d’individu social. C’est ce que j’ai fait parfois en affirmant haut et fort le principe de plaisir contre le principe de réalité pour dire que, dans le communisme, rien ne serait produit si les individus associés à cette activité n’y trouvaient pas leur compte de satisfaction personnelle. Face à cela, la critique réaliste et de bon sens a beau jeu de crier à l’utopie. Et elle propose des schémas organisationnels, avec règles et devoirs qui sont autant de garde-fous pour encadrer notre individu capricieux. Cela revient à restaurer l’économie. La discussion tourne en boucle.

Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut essayer de comprendre positivement ce qu’est l’individu du communisme. En fait, ce n’est pas entièrement mystérieux. Pour l’approcher, nous avons le prolétaire insurgé. Il s’agit du prolétaire tel qu’il se manifeste dans l’activité de crise, dans l’insurrection, et non pas du révolté dont je parlais plus haut. En effet, le propre de l’activité de crise est qu’elle nait d’un rapport interactif entre les individus prolétaires qui marque concrètement la crise (non pas l’abolition encore) de la contingence de classe. C’est ce que j’ai appelé plus haut la fin des automatismes sociaux. Or que voit-on dans l’activité de crise ? On voit des individus, qui hier encore ne formaient qu’une masse indistincte de prolétaires salariés, inventer des formes sociales de lutte avec une imagination insoupçonnable auparavant, prendre des décisions (et les exécuter  souvent), s’adapter d’heure en heure à l’évolution de la situation, oublier leurs intérêts personnels « d’avant » au point parfois de brûler leurs vaisseaux au péril de leur vie. Et tout cela sans chef, en tout cas sans chef pré-désigné, sans organisation préalable, sans engagement formel et sans responsabilité envers un donneur d’ordre. Dans les grands moments insurrectionnels de l’histoire du prolétariat, ceux qui se sont engagés dans la lutte n’ont pas attendu qu’un vote le décide, ont quitté tel front pour aller ailleurs, ou ont renoncé à lutter, sans avoir à en rendre compte. La participation de l’individu (à la barricade, au conseil ouvrier, à l’émeute) est optionnelle, aléatoire, laissée à son appréciation. Et ça marche malgré cela, parce que l’insurrection n’est pas une somme de révoltes arbitraires atomisées, mais le développement (fugace à l’échelle de l’histoire) d’une activité sociale propre où les individus se socialisent directement. Et où, déjà, l’activité est première par rapport à son résultat (sinon comment comprendre les « erreurs » qu’avec le recul on peut noter dans tant d’insurrections ?)

Malgré l’extrême brièveté de l’activité de crise, c’est le creuset où l’on peut entrevoir ce que pourrait être un individu libre et social, directement, personnellement. C’est à partir de là, me semble-t-il, qu’on peut affirmer qu’une activité générale est possible sans plan ou coordination imposés, sans droits ni devoirs.

III.4 – Consommation sans nécessité

Le règne de la nécessité n’est pas celui où les forces productives sont insuffisantes pour assurer une abondance dont on ne sait pas exactement comment elle se définirait. Le règne de la nécessité est celui où l’existence de la propriété est une menace continuelle de manque pour ceux qui ne sont pas propriétaires. Voilà pourquoi la gratuité où les bas prix provoquent, dans la société actuelle, des réactions de stockage et de surconsommation. Dans le communisme, cette peur du manque disparaît avec la propriété. La propriété positivement abolie, c’est aussi cette assurance que la gratuité ne signifie pas simplement « prix = zéro ». La gratuité est bien plutôt celle de l’activité (au sens où son résultat productif est second), c’est la liberté d’accès aux conditions de vie (y compris de « production » et de « consommation »).

Consommation sans nécessité et production sans productivité sont identiques dès lors qu’on les comprend comme activités totalisantes. Le « producteur » ne laisse pas ses besoins au vestiaire. Dans son activité « productrice », il inclut ses choix, sa personnalité et la satisfaction de ses besoins. Et inversement, le « consommateur » n’est pas renvoyé dans une vie privée de socialité pour assumer les fonctions de sa reproduction immédiate.

Conclusion :

Si elle a jamais eu de validité, la notion de société de transition est désormais caduque et réactionnaire. La révolution communiste se définit aujourd’hui comme abolition simultanée des deux classes par le prolétariat communisateur. Elle est donc, immédiatement, transformation radicale de l’activité, dépassement de toutes les séparations. La communisation de la société se fait comme prise sur le tas sans comptabilité, comme production sans productivité, comme consommation sans nécessité. Elle s’enclenche dans l’activité de crise du prolétariat et en réalise le dépassement en positivant et en généralisant la part de liberté acquise dans l’insurrection.

CONCLUSION GENERALE

Depuis plusieurs années, le thème de la communisation soulève des polémiques qui, très souvent, sont mal informées. Je veux bien admettre qu’il faut une certaine naïveté pour affirmer que la communisation n’est pas un problème si insurmontable. Certains se contentent de rejeter toute la problématique de la sortie de crise révolutionnaire en disant « on verra bien le moment venu ce que font les prolétaires ». J’ai toujours récusé ce point de vue pour deux raisons principales :

  • D’une part, l’analyse de tout le mouvement de la lutte des classes

ne peut faire l’économie de comprendre ce qu’est le dépassement de la contradiction entre les classes. On ne peut pas se contenter de poser les termes d’une contradiction. Dès qu’on le fait, cette contradiction entre en mouvement, et l’on ne suivra bien ce mouvement qu’en comprenant autant que possible ce qu’il doit produire. Evidemment, aucune certitude n’est possible ex ante, et encore plus dans le cas de la communisation où, ainsi qu’on l’a vu, même le vocabulaire tend à manquer. Cependant, la théorie communiste a toujours été traversée par cette tension, et il faut l’assumer tout en reconnaissant nos limites.

  • D’autre part, la proximité et l’intrication de la révolution et de la contre-révolution imposent de distinguer aussi clairement que possible ce qui fait avancer l’activité de crise du prolétariat vers le communisme, et ce qui le fait reculer vers la restauration de la valeur (cet aspect de la question n’a été qu’évoqué ici).

Voilà pourquoi j’ai essayé ci-dessus de dire ce que sera la communisation à partir de l’activité de crise du prolétariat. Les exemples que j’ai donnés ne doivent pas bloquer une discussion plus théorique qui cherchera à comprendre toujours mieux ce que peuvent être, au niveau de l’action des prolétaires insurgés l’abolition de la valeur, le dépassement du travail et la libération de l’activité, etc.,  mais aussi la valeur abolie, le travail dépassé, la liberté instaurée, etc.

B.A.

Juin 2010


[1] Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus aucune lutte entre prolétariat et capital. Cette lutte est permanente et fait partie du processus d’ajustement continuel du rapport d’exploitation. Les phases de lutte insurrectionnelle se distinguent de ce continuum par la constitution du prolétariat en sujet révolutionnaire.

[2] Contre le mythe auto-gestionnaire, projet juillet 2009.

[3] Michael Seidman donne d’intéresssantes indications sur la résistance des travailleurs à cette reprise du travail autogéré, in Republic of Egos, a Social History of the Spanish Civil War, et Ouvriers contre le travail,  Ed. Senonevero.

[4] Eléments sur la périodisation du capital ; histoire du capital, histoire des crises, histoire du communisme, Hic Salta, 1998. Texte en ligne sur http://patlotch.free.fr/text/1e9b5431-1140.html

[5] Laurent Cappelletti (universaitaire), in Les Echos du 21 juillet 2009.

[6] Corporate Social Responsability Asia, vol. 2, n°4, 2006.

[7] Echanges Mouvement n° 118, automne 2006. On trouvera des informations complémentaires dans les numéros 119, 124, et 126.

[8] D’une collègue de travail qui utilise cette ligne. Je n’ai jamais vu mention de ce type d’événements dans la presse.

[9] B. Astarian : Le communisme, tentative de définition, 1996, in Hic Salta 1998.

[10] Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la façon dont l’impératif de la productivité rythme les temps de la vie et crée ces routines qui, parce qu’elles nous font gagner du temps, imposent leur répétition et figent les modalités de l’existence.

[11] Je ne considère pas (comme TC par exemple) que « individu social » soit une contradiction dans les termes. Tout dépend de l’individu et de la société dont on parle.

Pas encore de commentaires

Laisser un commentaire

Note: Vous pouvez utilisez les balises basiques XHTML dans vos commentaires. Votre email ne sera jamais publié.