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Chapitre 1 : L’abolition de la valeur selon Marx

1) Introduction: Les luttes qui font parler Marx

2) Evocations de la société communiste dans Le Capital

3) La Critique du Programme de Gotha

4) Autres références

5) Digression: Le GIK et l’abolition de la valeur

1) Introduction: qu’est-ce qui faisait parler Marx?

Avant d’étudier la théorie marxienne de la valeur telle qu’elle se présente dans le chapitre 1 du Capital, il convient d’examiner ce que Marx pensait de l’abolition de la valeur. Contrairement aux apparences, cela ne revient pas à mettre la charrue avant les bœufs. En effet, et quoi que Marx ait pu en penser lui-même, la théorie de la révolution n’est pas une science qui déduit le résultat (le communisme) de conditions qu’elle étudierait scientifiquement dans le mouvement du capital (la critique de l’économie politique). La théorie communiste part des luttes du prolétariat, et cherche à comprendre comment la contradiction de classes qu’elles manifestent peut déboucher sur la révolution communiste.

On appelle programme prolétarien l’ensemble des réponses que le mouvement ouvrier a données à ce problème. Il s’agit, de façon générale, d’un ensemble de mesures qui affirment la dictature du prolétariat sur la société, c’est-à-dire la généralisation de la condition prolétaire à tout le monde, moyennant des aménagements qui éliminent la misère (réduction du temps de travail, protection sociale, instruction publique…). Evidemment, de telles mesures ne peuvent être exécutées sans la prise du pouvoir politique et le contrôle des moyens de production par « la société ». On trouve les premières formulations de ce programme prolétarien dans le Manifeste Communiste (1848), où dix mesures sont proposées, telles que les nationalisations, l’impôt sur le revenu fortement progressif, l’éducation libre et gratuite en alternance avec le travail industriel, le développement des forces productives par l’Etat, le travail obligatoire pour tous. Ces mesures aboutissent, selon le Manifeste, à la disparition de l’Etat, qui fait place à « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » [1] .

Par la suite, notamment après la Commune, Marx et Engels ont dit qu’il ne fallait pas attacher trop d’importance à ces mesures. On retiendra cependant qu’elles consistent pour une part à extrapoler dans le communisme des caractéristiques décisives de la condition prolétarienne dans le capital et fondent ainsi ce que la Critique du Programme de Gotha (1875) définira comme la première étape du communisme, autrement dit la société de transition. La notion de société de transition fait partie intégrante du programme prolétarien. Elle définit la société nouvelle telle qu’elle émerge juste de la révolution, avec tous les « stigmates » de la société bourgeoise dont elle est issue. En résumé, la notion de transition a pour fonction de voiler le fait que l’affirmation du prolétariat, sa « dictature révolutionnaire » reproduit les catégories du rapport social capitaliste. La société de transition permettrait des transformations sociales – comme le dépérissement de l’Etat ou l’apparition de l’abondance – qui aboutiraient effectivement au dépassement de ces catégories. Cette promesse est un leurre.

Cette extrapolation de la condition prolétarienne dans le communisme (en tout cas dans la société de transition) est tout à fait claire dans le regard que Marx porte sur les coopératives ouvrières de production. L’adresse inaugurale de l’AIT (1864) soutient avec enthousiasme le mouvement coopératif

« et surtout [les] manufactures coopératives montées, avec bien des efforts et sans aide aucune par quelques « bras » audacieux… Elles ont prouvé que la production sur une grande échelle, et en accord  avec les exigences de la science moderne, peut marcher sans qu’une classe de maîtres emploie une classe de « bras »… et que le travail salarié, comme l’esclavage, comme le servage, n’est qu’une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant les travailleurs associés qui, eux, apporteront à leur tâche  des bras bien disposés, un esprit alerte, un cœur réjoui. »[2]

Et ce n’est pas là qu’un discours politique de circonstance. Dans le livre III du Capital, Marx dit la même chose avec la même conviction. Les coopératives de production

« représentent, à l’intérieur de l’ancien système, la première brèche faite dans celui-ci, bien qu’elles reproduisent nécessairement et partout dans leur organisation réelle tous les défauts du système existant. Toutefois… l’antagonisme entre le capital et le travail se trouve surmonté, même si c’est encore sous une forme imparfaite… [|les coopératives] montrent comment … un nouveau mode de production prend forme et se dégage tout naturellement de l’ancien »[3] .

Ou encore :

« A un titre égal, les sociétés capitalistes par actions et les entreprises coopératives sont à considérer comme des formes de transition entre le mode de production capitaliste et le système d’association, avec cette seule différence que, dans les premières, l’antagonisme est surmonté de manière négative et, dans les secondes, de manière positive »[4].

On a ici une très bonne formulation de la façon dont la société future est posée dans le prolongement de l’ancienne.  C’est, ainsi que nous l’avons dit, une caractéristique générale du programmatisme, qui se distingue ainsi fortement de la vision communisatrice de la révolution. Dans celle-ci, ainsi que nous le verrons, le prolétariat crée le communisme en se niant, en détruisant tout ce qui marque la condition prolétarienne, et toute extrapolation de cette condition par la révolution est donc exclue.

On a voulu ici illustrer rapidement le contexte historique dans lequel les luttes du prolétariat contre le capital amènent la théorie communiste à définir la révolution comme affirmation et hégémonie de la classe du travail. C’est sur cette base que Marx a, dans de rares occasions, parlé de ce que serait l’abolition de la valeur. En fait, le plus souvent, le passage à la société communiste n’est pas défini d’abord en termes d’abolition de la valeur. Cette problématique n’est pas au centre des préoccupations de Marx quand il parle de la société future, et il ne fait, dans le meilleur des cas, que mentionner que la valeur est bien abolie et que donc la révolution a atteint son but. J’exploiterai pour cette question deux sources principales : le Capital et la Critique du Programme de Gotha.

2) Evocations de la société communiste dans le Capital

Pour illustrer ses analyses critiques de la société capitaliste, Marx choisit parfois de la comparer à ce que ce qui se passerait dans une « société d’hommes libres agissant selon un plan concerté ». La problématique de la valeur n’est qu’exceptionnellement évoquée dans ces remarques incidentes, parfois très brèves. Le plus souvent, elles veulent montrer la supériorité de l’économie communiste sur le gaspillage et l’imprévoyance de la société capitaliste.

Prenons l’exemple du chapitre X du livre II : La rotation du capital variable.  Marx y discute notamment du problème posé par les travaux qui sont de longue durée, comme la construction de chemins de fer, et qui donc ponctionnent pendant des années des ressources sociales (moyens de production et subsistances) sans rendre rien à la société, tant que le chantier des chemins de fer n’est pas terminé. Marx montre que la solution capitaliste à ce problème consiste à jeter de l’argent sur le marché, mais sans considération sur le fait qu’il n’y a pas de production correspondante en face. Cela «provoque une expansion soudaine, bientôt suivie d’un effondrement… Cela dure jusqu’à la débâcle inévitable »[5]. Peu importe ici que les arguments de Marx qui prouvent l’inéluctabilité de cette crise ne soient pas entièrement convaincants. Ce qui compte pour notre propos, c’est qu’ils permettent à Marx d’affirmer que

« Dans la société capitaliste…, où l’entendement social ne s’affirme qu’après coup, de grandes perturbations peuvent et doivent sans cesse surgir ».[6]

A l’opposé de cette régulation post festum par le marché, « si nous imaginons à la place de la société capitaliste une société communiste »,

« le problème se réduit simplement à la nécessité pour la société de calculer d’avance la quantité des moyens de production et de subsistance qu’elle peut, sans le moindre préjudice, employer à des entreprises (comme par exemple la construction de chemins de fer) qui ne fournissent ni moyens de production ou de subsistance, ni effet utile pendant un temps assez long… mais soustraient à la production annuelle totale du travail des moyens de production et de subsistance. »[7]

Trois éléments nous intéressent dans ce passage. D’une part, la dénonciation du marché. L’entendement social qui ne se fait qu’après coup, c’est en effet la régulation de la production par le marché. Cela explique le manque de maîtrise des capitalistes sur le processus social de production. On verra plus loin l’importance que le marché joue dans la problématique marxienne de la valeur. A cela, d’autre part, Marx oppose le calcul fait à l’avance, très « simplement ». Ce calcul, ce sont les « travailleurs associés » qui le font dans un plan concerté qui évite les crises et gaspillages, ainsi que les souffrances qu’elles provoquent chez les travailleurs.  On discutera plus loin de la simplicité supposée de cette option. Enfin, il faut juste souligner que l’évocation de la société communiste a aussi pour fonction de montrer la supériorité de l’économie communiste sur l’économie capitaliste. Grâce à la simplicité du calcul économique des planificateurs, le communisme résout sans peine des problèmes que le capitalisme ne peut traiter que par la crise. Mais ces problèmes sont identiques d’une société à l’autre. L’économie demeure, dans le communisme, le mode adéquat de conscience et de gestion de la société par les « hommes libres ».

Peu ou prou, on peut dire la même chose de la plupart des dix occurrences que j’ai recensées où Marx parle de la société communiste dans le Capital. Par exemple dans le chapitre du Livre III sur la rente différentielle, Marx suppose que « la société s’organise comme une association consciente agissant selon un plan », et conclut que les prix des produits agricoles seraient beaucoup moins élevés.  Etc. Il y a des exceptions cependant.

Dans le chapitre XIII du Livre II : Accumulation et Reproduction Elargie, Marx reprend le même problème qu’au chapitre X (Reproduction Simple) que nous venons d’évoquer. Et il termine un passage assez technique par:

« Sur la base de la production socialisée… le capital-argent disparaît. La société répartit la force de travail et les moyens de production dans les différentes branches d’industrie. Le cas échéant, les producteurs pourraient recevoir des bons leur permettant de prélever sur les réserves de consommation de la société des quantités correspondant à leur temps de travail. Ces bons ne sont pas de l’argent. Ils ne circulent pas. »[8]

Dans ce passage, qui constitue les dernières lignes du Livre II,  on peut considérer que Marx s’approche du problème de l’abolition de la valeur puisqu’il parle de l’abolition de l’argent, et de son remplacement par des bons de travail.   Cette observation reste toutefois purement incidente, sans autre développement, sans référence à l’analyse de la marchandise et de la valeur faite au début du Livre I.

On trouve aussi, dans le chapitre XXVII du Livre III : La concurrence et ses illusions, un long passage sur la forme et le contenu des catégories économiques selon la société dont on parle.

« Si l’on réduit, le salaire à son fondement général, c’est‑à‑dire à la partie du produit de son propre travail qui entre dans la consommation individuelle de l’ouvrier, si l’on débarrasse cette part de ces limites capitalistes en lui donnant l’extension que permettent d’une part les forces productives existantes de la société (…) et que requiert d’autre part  le plein épanouissement de la personnalité ; si, en outre, on réduit le surtravail et le surproduit au volume nécessaire… d’une part pour la constitution d’un fonds  d’assurance et de réserve, d’autre part pour l’extension continuelle de la production dans la mesure déterminée par les besoins sociaux ; enfin, si l’on comprend dans le travail nécessaire, venant en premier rang, et dans le surtravail, venant en second rang, la quantité de travail que les membres de la société capables de travailler doivent toujours accomplir pour ceux qui ne peuvent pas encore ou qui ne peuvent plus travailler ; en bref, si l’on débarrasse le salaire aussi bien que la plus-value, le travail nécessaire aussi bien que le surtravail, de leur caractère spécifiquement capitaliste, il est certain que ces formes disparaissent , et seuls restent les fondements qui sont communs à tous les modes sociaux de la production. »

Cette longue citation est un condensé du programme prolétarien : le salaire est augmenté, le surtravail est diminué, donc le temps de travail total aussi ; la production augmente continuellement ; tout le monde travaille (sauf ceux qui ne peuvent pas). « En bref », cela revient à dépasser le capitalisme pour retrouver ce qui est commun à tous les modes de production. Mais on a conservé salaire et plus-value, travail nécessaire et surtravail, puisqu’on s’est contenté de les débarrasser de leur « caractère spécifiquement capitaliste ». De la sorte, on est en droit de se demander si la valeur a été abolie. Marx ne se pose pas la question, mais on peut supposer qu’il répondrait qu’en effet, la valeur a été abolie puisque ses « formes » ont été débarrassées de leur caractère spécifiquement capitaliste, et que cela les fait disparaître. Le mythe de la société du programme prolétarien (en fait, de la société de transition car le programmatisme ne développe que rarement et de façon limitée ce qui vient après la transition) est ici très présent. Les catégories de l’exploitation du travail (travail nécessaire et surtravail) sont conservées, mais l’exploitation a disparu ; du moins on le suppose en raison de l’augmentation des salaires et du « plein épanouissement de la personnalité », ainsi que de la réduction du surtravail. Cette dernière n’empêche cependant pas l’augmentation continuelle de la production en fonction des besoins sociaux (comprendre : pas en fonction de la recherche du profit). Et puis on apprend que les catégories du travail nécessaire et du surtravail ne sont que des « formes » et qu’elles disparaissent donc pour laisser apparaître un contenu général, éternel… le travail nécessaire et le surtravail, qui ont été posés au commencement de l’analyse de la société communiste.

Ce qui est peut‑être le plus intéressant ici, c’est que la question du dépassement de la valeur n’est même pas posée. Et en effet, dans une lecture programmatique du texte, la question va de soi : le dépassement est bien effectué, puisque le capital est aboli et qu’il n’est que valeur en procès. Pourquoi la problématique de la valeur et de son abolition ne mobilise‑t‑elle pas plus Marx ? En anticipant sur la suite, et en s’appuyant sur le passage ci-dessus, on est tenté de répondre que c’est parce que la société communiste du programme prolétarien reste imprégnée de valeur, de calcul économique. Nous allons y revenir à propos de la Critique du Programme de Gotha.

Avant cela, il faut encore mentionner une occurrence importante de l’évocation de la société communiste dans Le Capital. Il s’agit d’un passage du chapitre 1 du Livre 1, La Marchandise. La quatrième section de ce chapitre est consacrée au Caractère Fétiche de la Marchandise et son Secret. Pour expliciter son propos sur le fétichisme, Marx procède à une comparaison de la société marchande avec d’autres formes sociales, dont le communisme.

« Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production commun et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social…. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyens de production et reste sociale ; mais l’autre partie est consommée, et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, rien que pour faire un parallèle avec la production marchande,  que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail, le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents aussi bien dans la production que dans la distribution  » .[9]

On peut analyser ce texte de plusieurs points de vue. Nous y reviendrons quand nous étudierons la question du fétichisme de la marchandise. Pour le moment seul nous intéresse la question de l’abolition de la valeur. Le mot n’est pas prononcé et, ainsi que nous l’avons déjà dit, ce n’est peut-être pas par hasard. Mais on comprend bien que, pour Marx, la valeur est ici abolie. D’une part nous avons le « plan concerté », qui met les travailleurs conscients au poste de commande de la production sociale. D’autre part, les rapports entre les hommes sont « simples et transparents ». Dans le contexte d’où cet extrait est pris (celui du fétichisme de la marchandise), cela veut dire que les rapports sociaux sont débarrassés de la valeur, vue comme opacité et aliénation. Nous sommes donc ici dans le cas typique de la pensée marxienne : l’instauration du plan abolit la valeur. Ces idées sont reprises de façon presque identique dans la Critique du Programme de Gotha. Comme elles y sont aussi plus détaillées, passons directement à ce texte.

3) La Critique du Programme de Gotha[10]

Le programme de Gotha a été rédigé par les sociaux-démocrates dits eisenachiens et par ceux appelés lassaliens (d’après le nom de leur leader) en vue de la fusion de leurs courants respectifs au congrès de Gotha, en 1875. Les eisenachiens (Liebknecht, Bebel, Bracke) sont en principe proches de Marx et d’Engels, mais ces derniers ne sont pas du tout satisfaits du texte de fusion et le font savoir. Marx rédige donc des Gloses Marginales pour dire son désaccord. C’est la fameuse Critique du Programme de Gotha qui, dans l’ensemble de son œuvre, reste considérée comme le texte de Marx sur la société communiste, celui où il entre le plus dans les détails descriptifs de la société future, et où aussi il laisse libre cours à un certain visionnarisme.

A ma connaissance, la Critique du Programme de Gotha n’a pas fait l’objet d’une étude critique systématique du point de vue communisateur. Au contraire, certains s’y réfèrent encore comme à une source directement utilisable, notamment dans son envolée finale, sur laquelle nous reviendrons.

Répartition du produit social et taux d’exploitation des « hommes libres »

C’est dans le paragraphe 3 de la section I du texte que Marx développe sa vision de la société future. Il part de la critique de la notion de distribution (aux travailleurs) du « fruit intégral du travail ». Il oppose à cette idée de fruit intégral le fait qu’il faut retrancher du produit social total:

  • Un fonds pour remplacer les moyens de production consommés dans le cycle précédent
  • Un fonds pour élargir la production
  • Un fonds de réserve et d’assurance

Et ce n’est qu’après avoir fait ces déductions qu’on obtient la partie consommable du produit social. Mais avant de la distribuer aux travailleurs, il faut encore en retrancher

  • Les frais généraux
  • Le fonds destiné à la satisfaction « communautaire » des besoins (écoles, hôpitaux, etc.)
  • Le fonds pour ceux qui ne peuvent plus ou pas encore travailler.

Tout cela est bien connu. C’est la distribution du solde après toutes les déductions qui fait l’objet de la fameuse distinction entre les deux stades de la société post-capitaliste. Dans la société socialiste, ou de transition, encore marquée par « les stigmates de l’ancien ordre », la règle sera : de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail. Plus tard, dans la société communiste, on suivra la règle : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Mais avant de revenir sur cette formulation, examinons de plus près la façon dont Marx procède pour y arriver.

On a vu qu’il procède à deux répartition successives du produit social. La première consiste à séparer les moyens de production des moyens de consommation, et la deuxième à diviser les moyens de consommation en une partie qui est consommée collectivement et une autre qui est distribuée individuellement. Or il semble bien que la première répartition ne fasse guère l’objet de discussions dans la problématique de Marx. Voici tout ce qu’il en dit :

« Ces déductions opérées sur le « fruit intégral du travail » sont une nécessité économique et leur grandeur sera déterminée en fonctions des moyens et des forces disponibles – en partie par le calcul de probabilité ; et l’équité comme telle n’a rien à faire dans une opération de cette nature. » (p. 1417)

On nous parle ici de nécessité économique, d’adaptation aux moyens disponibles et de calcul. Il semble bien que la « société coopérative » n’a pas trop le choix de ses décisions. Cette impression est renforcée par la remarque sur le fait que la justice n’y a pas sa place. Autrement dit, la première clé de répartition du produit social semble être une donnée objective qui s’impose de toute nécessité. L’impression est confirmée deux fois au moins. D’une part, Marx explique plus loin dans le même texte que la répartition des moyens de consommation est, dans toute société, une conséquence de la répartition des moyens de production. Après avoir expliqué que, dans le capitalisme, les moyens de production sont le monopole des non-travailleurs, tandis que les travailleurs n’ont que leur force de travail, il conclut que

« la distribution actuelle des moyens de consommation s’ensuit d’elle-même [comprendre: bas salaires et misère pour les travailleurs]. Les conditions matérielles de la production sont-elles la propriété coopérative des travailleurs eux-mêmes ? Il en résulte une distribution des moyens de consommation différente de celle d’aujourd’hui ». (p. 1421)

On ne peut qu’être d’accord avec ce raisonnement, sauf qu’il met clairement en évidence que la répartition du produit social entre moyens de production et moyens de consommation est ici aussi passée sous silence.

D’autre part, dans le passage du premier chapitre du Capital cité plus haut, Marx envisage le cas d’une société qui soit une « réunion d’hommes libres » et discute de la façon dont sera réparti le produit social. Il écrit :

« Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale ; mais l’autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous » [11].

Il propose ensuite que le temps de travail serve de clé de répartition, tout en laissant clairement entendre que d’autres clés sont possibles, qu’il y a matière à discussion. Ce n’est pas le cas pour la première division du produit social, celle qui intervient entre moyens de production et moyens de consommation. En effet, la part qui « reste sociale » semble prédéterminée par le fait qu’il s’agit du renouvellement des moyens de production.

Dans les deux cas, donc, la division du produit social entre moyens de production et moyens de consommation ne fait l’objet d’aucune discussion. Or la répartition du produit social entre moyens de production et moyens de consommation est une division fondamentale. C’est elle qui détermine le « taux de jouissance » des travailleurs de la société coopérative. Comme il s’agit de la société communiste, on dit « taux de jouissance », comme l’inverse du taux de profit de la société capitaliste. Il s’agit du rapport entre le fonds de consommation des travailleurs et le reste de la production sociale. Selon que ce rapport est élevé ou faible, la « réunion d’hommes libres » vit dans un bien-être grand ou petit. Peut-être Marx pense-t-il que la partie du produit social consacrée au renouvellement et à l’extension des moyens de production a une valeur d’usage qui interdit objectivement qu’elle soit consommée. Je ne le pense pas. D’une part, cela n’est pas vrai. Le même acier, le même ciment peuvent servir à faire des logements ou des usines. Il appartient à la société d’hommes libres de décider de l’usage de ces produits, d’arbitrer par exemple entre une jouissance immédiate et un report de la consommation en faveur de l’investissement. D’autre part, dans le cas de produits qui ne peuvent servir que de moyens de production, l’arbitrage doit avoir lieu en amont de la production. De la même façon, le renouvellement et l’extension des moyens de production est une décision qui n’a rien d’objectif, mais est, dans le cadre de la société coopérative, éminemment politique. Le « plan concerté » devrait être discuté au niveau de l’Etat. Or, à ma connaissance, Marx n’aborde jamais cette question « économique » quand il parle de l’Etat dans la société de transition. Ce n’est notamment pas le cas dans la suite de  sa Critique du Programme de Gotha, où la question de l’Etat est pourtant longuement abordée.

Il est évident que Marx sait tout cela. Pourquoi n’en parle-t-il pas, pourquoi n’évoque-t-il jamais la façon dont l’institution du plan pourrait fonctionner? Une réponse de bon sens consiste à dire que c’est parce que la question lui paraît secondaire dans la description de la société future. Ce qui est une autre façon de dire que l’essentiel pour lui, c’est que les forces productives se développent, que les travailleurs travaillent[12] – dans de meilleures conditions et avec un meilleur salaire, certes. L’activité des planificateurs ne fait l’objet d’aucune discussion dans les passages de l’œuvre de Marx concernés par l’abolition de la valeur. On peut certes dire que cette discussion est incluse dans ses considérations sur l’abolition de l’Etat, notamment après la Commune de Paris. Mais justement, à ma connaissance, elle n’y est incluse, au mieux, que de façon implicite, par exemple dans la formule sur l’administration des choses qui remplace le pouvoir sur les hommes. Le rapprochement n’est jamais explicite entre la partie économique et la partie politique de la description de la société communiste. Plus loin dans sa critique du programme de Gotha (paragraphe IV, la « partie démocratique »), Marx demande

« Quelle transformation subira la forme-Etat ? En d’autres termes : quelles fonction sociales y subsisteront qui seront analogues aux fonctions actuelles de l’Etat ? » (p. 1429)

Et il répond en tout et pour tout :

« Cette question réclame une réponse qui ne peut être que scientifique, et ce n’est pas en accouplant de mille manières le mot Peuple et le mot Etat qu’on fera avancer le problème d’un pouce. » (id)

Mais il nous laisse dans l’ignorance complète de ce que dit la science sur la question. C’est là un autre exemple du silence qui caractérise la pensée marxienne sur le « taux de jouissance » des travailleurs dans la société future. Cette formulation de taux de jouissance a été proposée pour respecter la logique interne du programme prolétarien. Mais on doit en réalité parler de taux d’exploitation – tout en admettant qu’il est, dans le projet programmatique, diminué par rapport à ce qu’il était dans le capitalisme.

Car si on est bien d’accord avec la critique que Marx adresse au Programme de Gotha sur le fait que la distribution du fruit intégral du travail aux travailleurs n’est pas possible, il n’en reste pas moins que, si l’analyse ci-dessus est correcte, les dits travailleurs n’ont pas leur mot à dire sur la grosseur, et sans doute même la nature de ce fruit. Poursuivant dans la même direction, on est amené à dire que la « propriété coopérative » ne change pour eux rien d’autre que le niveau de leurs salaires et de leurs conditions de travail et de reproduction. Les grandes orientations de la nouvelle société continuent de leur échapper car elles restent l’apanage implicite des planificateurs. Même dans ses élans les plus généreux, la société future du programme prolétarien reste une société de salariat, avec une propriété collective des moyens de production qui est gérée de telle façon que les travailleurs continuent de ne disposer que de leur force de travail – et cela reste vrai dans le cadre de la formule du Père Enfantin, ainsi que nous allons le voir. Ce n’est pas parce que le taux d’exploitation du travail est réduit que l’exploitation elle-même a disparu.

Abolition du marché et abolition de la valeur

Et la valeur dans tout ça ? Elle est abolie.

« Dans la société coopérative fondée sur la propriété collective des moyens de production, les producteurs n’échangent pas du tout leurs produits ; de même, le travail incorporé dans ces produits n’apparaît pas comme valeur de ces produits, comme une qualité qu’ils possèdent ; en effet, contrairement à ce qui se passait dans la société capitaliste, où les travaux individuels ne prenaient d’existence qu’après un détour, ils existent désormais de façon immédiate, en tant que partie intégrante du travail total » (p. 1418, souligné par Marx)

Ce passage appelle plusieurs remarques :

1)    Il n’y a plus d’échange. Cette affirmation est fondamentale, car elle consacre l’abolition de la valeur. Cela ressort clairement du « de même » entre les deux premiers membres de la phrase. L’abolition de l’échange est, dans le programme prolétarien, le nec plus ultra de l’abolition de la valeur. Et cela s’applique dès la société de transition. Certes,

« Il règne ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises, pour autant qu’il est échange d’équivalents. Le fonds et la forme sont changés parce que, les conditions ayant changé, personne ne pourra fournir autre chose que son travail ; et, par ailleurs, rien ne peut devenir propriété des individus excepté les moyens de consommation personnels. » (p. 1419)

La suppression de l’échange, son remplacement par le plan et le système des bons de travail que Marx a évoqué juste avant, l’obligation du travail et l’interdiction de la propriété individuelle autre que sur les moyens de consommation personnels, sont les facteurs qui abolissent la valeur en rendant l’échange inutile ou impossible.

2)    Il n’y a plus de détour par le marché. Cette idée  est fréquente chez Marx, et chez Engels qui l’explicitera en détail dans l’Anti-Dühring (1876).[13] L’échange requiert le marché, et celui-ci est considéré comme un détour, par opposition à des rapports directs entre producteurs. Le mot détour a une connotation négative d’opacité, de gaspillage. Le plan est censé assurer des rapports directs « simples et transparents ». C’est là une des fictions de la société de transition. Mais il y a plus. Dans l’Anti-Dühring, le rejet du détour est explicité ainsi: puisque la société est propriétaire des moyens de production, elle n’a aucune peine à connaître la quantité de travail que contient un produit. « La quantité de travail social que contient un produit n’a pas besoin dès lors d’être d’abord constatée par un détour [le marché] ». Celui-ci ne donnait qu’un étalon « relatif, flottant, inadéquat », à savoir la valeur, pour mesurer le travail contenu dans les produits. Alors qu’il est désormais possible de recourir à un « étalon naturel, adéquat, absolu, le temps ». La victoire de la révolution, c’est donc d’obtenir une mesure plus scientifique de l’effort des travailleurs.

3)    Les travaux individuels ont une existence sociale immédiate. C’est encore une autre formulation de l’absence de marché et de détour. Marx ne dit pas en quoi l’absence de détour par le marché engendre l’immédiateté sociale des travaux individuels. Mais on comprend bien son propos : le plan ayant fixé la tâche de chacun en nature et en durée, l’exécution du plan est une participation directe à la vie de la société. Il est facile aujourd’hui de se moquer de l’immédiateté du plan. Mais même à leur époque, Marx et Engels faisaient preuve d’un solide optimisme sur ce sujet. Dans le même passage de l’Anti-Dühring, Engels écrit que, dans la société socialiste, il est inutile de faire un détour par le marché pour mesurer la quantité  de travail social que contient un produit car, en vertu de la propriété sociale des moyens de production,

« L’expérience quotidienne indique directement quelle quantité est nécessaire en moyenne (pour chaque produit). La société peut calculer simplement combien il y a d’heures de travail dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de froment de la dernière récolte, dans cent mètres carrés de tissu de qualité déterminée ».[14]

Sans parler de toute la concurrence et de toutes les tricheries sur le dos des travailleurs qu’ont engendrées la planification réelle, notons que la simple notion de moyenne implique tout un travail de médiation entre le temps réellement dépensé par le travailleur individuel et « la société » qui retient le temps moyen. Invoquer pour cela « l’expérience quotidienne » est une simplification abusive. En bref, tous les détours que Marx et Engels décrient dans le marché, on les retrouvent dans le plan, dont l’effet n’est pas tant d’abolir la valeur que, utopiquement, de la faire accéder à la conscience d’elle-même. Je dis utopiquement parce que cette vision oublie tout simplement les aléas de la lutte des classes. Et que celle-ci demeure le paramètre fondamental du mouvement social aussi longtemps que l’exploitation continue. Nous avons vu que, à moins d’admettre que la propriété collective des moyens de production entraîne automatiquement l’adhésion des travailleurs à des objectifs de production et de productivité qu’ils ne fixent pas, l’exploitation demeure dans la société du programme prolétarien. La lutte de classes aussi, par conséquent.

En supprimant l’échange et le marché grâce au plan, Marx et Engels croient se débarrasser de la valeur. Mais la loi de la valeur, qui répartit le travail social de façon aveugle, est remplacé par le plan qui ne peut fonctionner qu’au travers de multiples médiations et moyennes qui le rendent opaque également. Mais surtout, la permanence de la lutte de classes dans la société du programme prolétarien interdit que le plan fonctionne en tant que loi de la valeur devenue consciente d’elle-même. Le plan devient nécessairement une fonction séparée dans « l’association d’hommes libres », et cette fonction est celle de la propriété, coopérative sans doute mais propriété quand même. Sans même évoquer l’expérience soviétique, cette séparation est déjà signalée chez Marx par le silence qui règne sur les mécanismes du plan et sur ses relais dans la société. Hors l’adhésion subjective aux objectifs du plan, rien n’indique que la socialisation des travailleurs est « directe ». Pour eux, le travail reste un moyen de vivre sans contenu personnel. Les bons de travail n’y changent rien.

Les bons de travail, le droit et la police

Venons-en à la distribution de la part du produit social qui est consommée individuellement par les travailleurs. Marx adopte ici le système des bons de travail. Il a plusieurs fois critiqué ce système, tel qu’il était présenté par des penseurs socialistes comme Bray ou Gray. Sa critique porte essentiellement sur le fait que ces derniers veulent introduire les bons de travail sans abolir le producteur privé, de sorte que « les produits doivent être fabriqués comme marchandises, mais ne doivent pas être échangés comme tels »[15]. La banque que Gray imagine pour gérer les bons de travail ne pourrait remplir sa fonction, explique Marx, qu’en devenant acheteur et vendeur universel de toute la production, et donc aussi producteur et organisateur universel de la production. Cette banque, donc,

« ou bien … dirigerait et gèrerait despotiquement la production et la distribution, ou bien … ne serait en fait qu’un bureau de comptabilité de la société travaillant en communauté, ce qui suppose la communauté des moyens de production, etc. »[16].

Ce texte date de 1857 environ. On voit donc que Marx n’a pas changé d’avis au moment de la Critique du Programme de Gotha. Le système des bons de travail est opérationnel dans les conditions de la propriété collective des moyens de production. Sur cette question, il donne dans la Critique du Programme de Gotha, quelques détails :

« le producteur individuel reçoit donc – toutes soustractions opérées – exactement ce qu’il lui [à la société] a donné. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail se compose de la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail de chaque producteur est la portion de la journée de travail social qu’il a fournie, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon certifiant qu’il a fourni telle somme de travail (après déduction du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des réserves sociales exactement autant d’objets de consommation que lui a couté son travail » (p. 1419)

Ce passage appelle plusieurs remarque d’inégale importance.

1)    on remarque que, dès qu’il s’agit de la société future, le travailleur, pour ne pas dire l’ouvrier, devient le « producteur individuel ». Il faudrait vérifier si cette nuance de vocabulaire vaut aussi dans le texte allemand. C’est le même personnage énigmatique que celui qu’on trouve dans le premier chapitre du Capital, et dont nous parlerons plus loin. S’il est avéré, ce changement lexical est là pour masquer que, dans la société du programme prolétarien, pas grand-chose n’a changé pour les ouvriers.

2)    On remarque aussi que le producteur dispose d’un bon qui certifie qu’il a fourni « telle somme de travail » et qu’il achète avec « exactement autant d’objets de consommation ». Comment ces derniers sont-ils comptés ? En heures de travail bien sûr. Au magasin général, le travailleur voit que la cafetière est à cinq heures de travail et la théière à trois. Il les achète avec sa journée de huit heures. Le temps de travail comptabilisé pour ces produits ne peut pas être le temps individuel exact, ne serait-ce que parce que le produit résulte d’un travail collectif et est fabriqué en de nombreux exemplaires, venant peut-être d’usines différentes. Donc, la « valeur » de ces objets est une moyenne sociale. Et cette moyenne doit être établie par les planificateurs bien plus que par « l’expérience quotidienne ». Mais si le temps de travail contenu dans les produits est une moyenne, celui que le producteur individuel apporte sur son bon de travail n’en est pas une.

3)    C’est du moins ce qu’on comprend quand Marx parle de « quantum individuel ». Il parle ensuite de la journée sociale de travail comme somme des journées individuelles, mais c’est pour dire ensuite que le temps de travail individuel de chaque producteur se définit comme la part qu’il y a prise, et donc non pas comme moyenne. Et quand Marx, un peu plus loin, reconnait que, dans la société de transition, c’est encore le droit égal (donc le droit bourgeois) qui règne, il précise aussitôt que

« le principe et la pratique ne se querellent plus ; tandis que dans l’échange de marchandises, l’échange des équivalents n’existe qu’en moyenne, et non pour chaque cas particulier. » (p. 1419, souligné par Marx)

A moins de penser que chaque cafetière est comptée exactement pour le temps de travail réel effectif qu’elle contient, on doit donc conclure que ce n’est que pour la journée de travail du producteur individuel qu’on retient la durée exacte du travail.  Le simple « bureau de comptabilité » aura donc à tenir une double comptabilité. D’un côté il tiendra le registre exact de la participation individuelle de chaque producteur. D’un autre il devra faire la moyenne de ces temps de travail par objet fabriqué. Cela ne va pas dans le sens de la simplicité et de la transparence qui devra remplacer le fétichisme de la marchandise.

4)    De plus, Marx admet que

« Toutefois, tel individu est physiquement ou intellectuellement supérieur à tel autre, et il fournit donc en un même temps plus de travail ou peut travailler plus longtemps. Le travail, pour servir de mesure, doit être calculé d’après la durée ou l’intensité, sinon il cesserait d’être un étalon de mesure. Ce droit égal est donc un droit inégal pour un travail inégal… il reconnaît tacitement comme un privilège de nature le talent inégal des travailleurs… ». (p. 1420, souligné par Marx)

Mais s’il analyse finement la question du droit, il laisse au lecteur le soin d’imaginer son application. Il se contente de dire que « tous ces inconvénients sont inévitables dans la première phase de la société communiste » (p. 1420). Et il laisse sans doute à la dictature du prolétariat, invoquée plus loin (p. 1429), le souci de vérifier que le talent inégal des travailleurs ne s’exprime pas dans l’art de la tricherie à la pointeuse qui mesure si exactement leur contribution. De plus, comme l’écrit Rubel en note (page 1420) « le moins doué, dont le rendement est inférieur à celui d’un autre, reçoit pourtant autant que l’autre, à supposer qu’il ait fourni le même nombre d’heures de travail ». Comme chaque salarié le sait bien, le temps au travail compte autant et parfois plus que le temps de travail. Si les bons de travail n’abolissent pas le salariat, comment supposer que les travailleurs ne continuent pas à considérer leur travail comme un moyen de vivre, et s’efforcent d’en tirer le plus possible par le moindre effort? Autrement dit : que le droit soit égal ou inégal (comme il l’est aujourd’hui plus ou moins), il faudra toujours des chronométreurs, des surveillants, des policiers et des juges et des procureurs pour vérifier qu’il est appliqué conformément à son texte.

Il est impossible de prétendre que ce qui est développé ici est écrit indépendamment de la connaissance qu’on a aujourd’hui du « socialisme réel ». On observera cependant que l’analyse est faite au plus près du texte, et que c’est sans extrapolation abusive qu’on arrive à la conclusion que la société du programme prolétarien est nécessairement policière. C’est inévitable dès lors que la valeur n’a pas été vraiment abolie. Le marché a été remplacé par un système complexe de comptabilité[17], assorti d’un système juridique et de son appareil coercitif.

La bénédiction du Père Enfantin.

Inconvénients inévitables de la phase de transition ? On en arrive justement à la deuxième phase. Marx n’y consacre qu’un paragraphe, mais c’est une belle péroraison et il faut la recopier intégralement car chaque mot compte :

« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre travail intellectuel et travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesses coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». (p. 1420)

Ce texte fameux est encore utilisé par beaucoup comme une référence indépassable pour parler du communisme le plus avancé. Il reste cependant dans un cadre strictement programmatique. Bien qu’il n’aborde pas explicitement le problème de l’abolition de la valeur, il mérite une lecture attentive.

Il faut d’abord prêter attention aux « attendus » de l’envolée finale. Quels sont-ils ?

  • Marx parle d’abord de la fin de l’asservissante subordination à la division du travail. Cette question a donc été réglée au cours de la période de transition, le problème principal étant visiblement celui de l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel. Le travail intellectuel dont il est question ici peut être compris de deux façons. D’une part, il s’agit du travail de gestion et de conception dans la sphère de la production. Il s’agit aussi de l’activité des planificateurs. Rien n’indique, dans ce qui précède, que les travailleurs de la société de transition s’approprient peu à peu cette fonction. Mais passons. Marx affirme que le dépassement de l’opposition entre travail corporel et travail intellectuel signifie que les travailleurs ont le contrôle de la production. Ils ont acquis les connaissances pour cela pendant la phase de transition. Ils sont alors vraiment en position de former une « réunion d’hommes libres agissant selon un plan concerté ». On a vu que la conception et l’exécution de ce plan n’a rien de direct, d’immédiat ni de transparent. Marx et Engel négligent les multiples médiations nécessaires pour la conception, le calcul et le contrôle du plan. Ils veulent croire que le plan concerté peut ne pas être une institution séparée des travailleurs et nous disent que « la société » est immédiate aux producteurs individuels qui travaillent assidûment, développent les forces productives et reçoivent d’elle les moyens de production, les instructions sur ce qu’il faut en faire et les subsistances. On est donc ici en présence d’une autre fiction de la société de transition, celle de l’immédiateté sociale et de la transparence.

D’autre part, le travail intellectuel peut désigner toute la sphère de la culture. On sait alors ce que Marx veut dire: il faut que les travailleurs puissent être forgerons le matin et poètes l’après-midi. La séparation typique de la société de classe, entre production et jouissance, entre travail et culture, demeure mais est intériorisée dans une seule classe au lieu de se cristalliser sur deux classes séparée, celle de la propriété ayant l’apanage de la culture et de son monde. On dispose d’une indication sur la façon dont les choses se passent au cours de la transition. Celle-ci doit en même temps voir le développement des forces productives et la baisse du temps de travail (pour laisser du temps à l’éducation et à la culture, donc). Cela semble contradictoire. Mais, dit le texte, « l’épanouissement universel des individus » permet de dépasser la contradiction apparente. Ce dont cette réflexion est prémonitoire, est-ce plus que la nécessité d’instruire les travailleurs, qui va bientôt se répandre dans toute la société capitaliste ? D’ailleurs, Marx dit lui-même, plus loin dans le texte que le mouvement est déjà amorcé dans certains pays comme l’Allemagne, la Suisse ou les Etats-Unis, mais pour déplorer que la formation donnée aux enfants d’ouvriers est inférieure à celle que reçoivent les enfants de la bourgeoisie. Pour la société de transition, il demande aux rédacteurs du programme de Gotha que « le paragraphe relatif aux écoles [exige] au moins des écoles techniques (théoriques et pratiques) combinées à l’école primaire » (p. 1431). On retrouve ici une idée fréquente chez Marx sur cette question : il faut que l’éducation scolaire des enfants implique directement la formation au travail industriel. L’épanouissement universel des individus reste donc fortement orienté vers le travail, et la fin de la subordination à la division du travail vise surtout à former des travailleurs de l’esprit – ceux qu’on appelle aujourd’hui des cols blancs. On trouvera peut-être mesquin de pointer ces limites chez Marx, mais comment pourrait-il en aller autrement ? Certes, sa grande capacité d’analyse lui donnait aussi une grande capacité d’anticipation, mais celle-ci avait forcément ses limites. Portée par le mouvement, contradictoire certes mais ascendant, du capital et du prolétariat, la théorie communiste marxienne projette un communisme qui libère le travail plutôt que de le dépasser, qui nourrit et cultive le prolétariat plutôt que d’appeler à sa négation.

  • Dans ce cadre, selon une formule déjà employée par Marx des années plus tôt, le travail devient le « premier besoin ». C’est le deuxième attendu de la conclusion finale. Bien sûr, le travail que Marx envisage dans cette formule n’est pas abrutissant et dégradant comme il l’est dans les usines du capital. Il n’empêche, on reste dans le travail, séparé du reste de la vie comme le matin à la forge l’est de l’après-midi à la bibliothèque. Quand Marx parle de travail « épanouissant », de travail premier besoin, a-t-il en vue l’unification de l’activité productive et des besoins à satisfaire? Pense-t-il à la « réconciliation de l’homme et de la nature » qu’il appelait dans ses écrits de jeunesse? On peut en douter, tant il est productiviste, mais si c’est le cas, il n’y parvient pas, ainsi que nous l’avons vu plus haut.
  • Troisième « attendu », la référence à l’abondance cherche sans doute à noyer le poisson de la valeur dans les eaux jaillissantes des forces productives en plein développement. De tout temps, l’abondance a été la solution miracle pour « dépasser » la valeur. Chez Marx comme chez d’autres, cela ne va d’ailleurs pas sans contradiction. Car d’une part, la fonction de l’abondance est de faire comprendre que la production sera plus que suffisante pour couvrir les besoins, laissant penser qu’il n’y aura qu’à se servir et donc qu’il n’y aura plus à tenir de comptabilité. Mais d’autre part, la nécessité du développement des forces productives et la permanence du travail comme activité séparée amènent Marx et les auteurs programmatiques à insister sur l’obligation de tout comptabiliser dans la confrontation des ressources et des besoins. C’est le rôle du « plan concerté » des travailleurs associés. Bien sûr, l’argument souvent avancé pour défendre le thème de l’abondance est qu’il n’est pas possible d’être libre dans la pénurie. Mais pénurie et abondance ne sont que les deux faces de la même pièce. Elles se réfèrent à des normes de besoins fixées extérieurement à l’activité qui satisfait ses besoins, et c’est bien cela qu’il faut remettre en cause.

Après l’exposé de ces trois attendus, Marx conclut sur la société communiste en deux points :

  • S’évader du droit bourgeois. Comment faut-il comprendre la formule ? Cela veut-il dire rejeter le droit en général ? C’est peu vraisemblable. D’après le passage sur le droit égal et le droit inégal, il semble que cela veuille plutôt dire que « le droit égal est donc ici [dans la société de transition] en principe toujours le droit bourgeois » (p. 1419) et que « pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal » (p. 1420). Ce droit inégal  est facile à imaginer pour nous, puisque c’est celui qui règne dans la société capitaliste actuelle, où le droit tient compte de nombreuses particularités propres à chaque citoyen, comme son âge, sa santé, sa famille, etc. On garde donc un droit dans le communisme pleinement affirmé, et donc aussi tout l’appareil judiciaire qui l’applique. Marx n’en dit rien. Il a clairement indiqué que, entre le capitalisme et le communisme, il y a « une phase de transition politique, où l’Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat » (p. 1429, souligné par Marx). Cela semble vouloir dire que la dictature du prolétariat cesse dans la deuxième phase. Mais si, dans celle-ci, on garde un droit, il faut bien qu’on garde une justice pour le dire et une police pour l’appliquer.
  • Comment pourrait-il en aller autrement, puisque la formule du Père Enfantin oppose clairement ressources et besoins, ce qui nécessité forcément un arbitrage entre les deux. Certes, « de chacun selon ses capacités » indique que l’obligation de travailler s’applique avec nuances, et non pas avec brutalité, comme dans la société capitaliste où le prolétaire dépossédé de tout n’a d’autre choix que de se faire exploiter dans les pires conditions. Il est donc entendu que les enfants très jeunes, les vieux, les infirmes, etc. ne contribuent pas aux forces productives, et que les autres travailleurs fournissent l’effort qu’ils peuvent sans que cela les désavantage  dans leur niveau de vie. Ceux qui ne bénéficient pas d’un « privilège de la nature » ne sont pas condamnés à la misère. Le droit inégal y veille. Mais la justice aussi car il faudra veiller à ce que les paresseux ne profient pas de la société, sauf à penser que le travail est si attrayant que personne ne cherche à y échapper ou à limiter son effort. Si c’est cela que pense Marx, son texte manque cruellement de détails, qui seraient importants pour nous faire comprendre quel pourrait être ce travail qui satisfait tant les travailleurs qu’ils ne cherchent nullement à y couper ? Bien qu’il s’agisse d’un texte de jeunesse, non publié par Marx qui plus est, on ne peut s’empêcher de penser à l’Idéologie Allemande (1846), où il présente l’appropriation des forces productives par le prolétariat comme

« le développement des facultés individuelles correspondant aux instruments matériels de production. Par là même, l’appropriation d’une totalité d’instruments de production est déjà le développement d’une totalité de facultés dans les individus eux-mêmes… [ce qui est] une manifestation de soi totale, et non plus bornée… »[18]

Ce travailleur polyvalent peine à nous convaincre aujourd’hui de son épanouissement et de sa « manifestation de soi totale ». Il faut donc conclure que, même si elles sont variables, les contributions de chaque travailleur devront être évaluées et contrôlées. D’une part pour vérifier que la contribution de chaque travailleur à la production est bien au niveau réel de ses capacités, et pas en-dessous, et d’autre part pour connaitre l’état des ressources qui vont couvrir les besoins. Car « à chacun selon ses besoins » impose, comme pour les capacités, évaluation et contrôle. Celui ou celle qui a trois enfants recevra plus que celui ou celle qui en a deux, même en travaillant moins. C’est une conquête du droit inégal, qui dépasse le droit égal bourgeois. A moins de supposer que tout ce dont on peut avoir besoin ou envie soit disponible en quantité surabondante (et dans ce cas, pourquoi travailler ?), il faudra bien contrôler que chacun ne prend pas plus que ses besoins légitimes « normaux ». Il faudra vérifier que l’individu n’est propriétaire que de ses subsistances, et pas plus. Là encore, le visionnarisme de Marx ne nous projette pas beaucoup plus loin que le droit inégal d’aujourd’hui.

4) Autres références

Les analyses qui précèdent ne prétendent pas épuiser l’ensemble des occurrences du thème de la société communiste dans l’œuvre de Marx. Elles expriment cependant le fond de la pensée de Marx sur une longue période de sa vie, et on peut considérer la Critique du Programme de Gotha comme la conclusion d’une vie de réflexion sur la question. Cette réflexion est notamment présente dans ses recherches des Fondements (1857-1858). On trouve par exemple un exposé très explicite du point de vue de Marx dans sa polémique contre Adam Smith sur la question de sa voir si le temps de travail peut être monnaie. Marx écrit :

« Pour être directement de l’argent général, il faudrait qu’il [le travail de l’individu] soit du travail général, et non du travail particulier, autrement dit il devrait être d’emblée un élément de la production générale. Mais alors, ce ne serait plus l’échange qui lui donnerait un caractère général; ce serait son caractère communautaire qui déterminerait directement sa participation à la production. D’emblée, ce serait le caractère communautaire de la production qui rendrait le produit général et collectif… Sur la base des valeurs d’échanges, l’échange doit d’abord rendre le travail général. Sur la base communautaire, il le serait avant l’échange; autrement dit, l’échange des produits ne serait en aucune façon l’intermédiaire grâce auquel l’individu participe à la production universelle »[19]

Ce qu’il faut surtout souligner dans ce passage pour notre propos, c’est encore une fois l’idée que l’abolition de l’échange et son remplacement par le plan (non mentionné ici) est identique à l’abolition de la valeur car elle supprime le détour par le marché et assure la participation directe de l’individu à la société. Il est inutile de répéter ici ce que nous avons dit plus haut sur ces questions. Ce passage nous confirme simplement que l’abolition de la valeur est régulièrement comprise par Marx comme abolition du marché et de l’échange.

Or il est vrai que l’abolition de la valeur comporte ces deux éléments. Mais elle est plus que cela. Anticipant sur la suite, disons simplement que la valeur doit être définie au niveau de la production aussi, au niveau de l’activité même qui produit la marchandise (le travail), et que l’abolition de la valeur doit alors être premièrement comprise comme transformation de l’activité productive.

Le lecteur aura remarqué que, dans tout ce qui précède, nous n’avons pas parlé des textes de jeunesse de Marx, où la question du communisme est posée dans des termes moins économiques et où apparaissent des visions sur le communisme qui semblent aller beaucoup plus loin que ce que nous avons vu jusqu’ici. Dans les Manuscrits de 1844 (également non publiés), et surtout dans l’Idéologie Allemande, on trouve ainsi plusieurs fois la revendication d’un communisme qui abolit le travail et bouleverse la totalité des conditions existantes. J’ai analysé une partie de ces occurrences par ailleurs[20], et je ne les reprendrai pas en détail ici. En effet, mon propos est aujourd’hui de comprendre et de développer la théorie de la valeur, et les oeuvres de jeunesse de Marx n’abordent moins le communisme comme abolition de la valeur que comme dépassement de l’aliénation. De fait, la problématique de la valeur est pratiquement absente de ‘l’Idéologie Allemande, et le thème de l’association des travailleurs et du plan concerté n’y apparaît qu’en filigrane. Mais on trouve dans ces pages des fulgurances sur la société future qui incluent l’abolition du travail et la revendication du principe de plaisir qui disparaîtront par la suite dans la réflexion de Marx (et qu’il faudra reprendre au moment de proposer une autre vision de l’abolition de la valeur que celle de Marx). J’ai proposé[21] comme explication de cette disparition l’évolution même du mouvement ouvrier, son affirmation de plus en plus prégnante dans la société du capital comme classe du travail qui allait renverser la bourgeoisie et affirmer sa propre hégémonie. C’est cette évolution du prolétariat et du capital vers leur généralisation à toute la société de tous les pays qui, d’un même mouvement, amène l’affirmation du mouvement ouvrier et des ses partis et syndicats, et conduit Marx a étudier et critiquer l’économie. C’est alors que la problématique de la valeur et de son abolition se développe et s’approfondit. Et c’est cela uniquement qui nous intéresse ici.

Pour conclure provisoirement, on retiendra que, dès lors qu’il pose, plus ou moins explicitement, le communisme comme dépassement de la valeur, Marx définit d’abord ce processus comme abolition du marché et instauration de la planification. Les autres éléments qu’instaure la révolution qu’il a en tête, comme les conditions de travail et de vie, l’éducation des travailleurs, etc. sont secondaires par rapport à cette donnée centrale. Sa société de transition comme sa société communiste restent des économies qu’il faut gérer, mesurer, contrôler. Les travailleurs y voient certes leur sort amélioré, mais restent fondamentalement des travailleurs séparés de la société planifiée.

Maintenant que ce point de vue de Marx sur l’abolition de la valeur est explicité, nous pouvons aborder sa théorie de la valeur proprement dite. Auparavant, faisons un bref détour par le GIK. Ce texte s’attache à appliquer à la lettre, et à développer, les idées de Marx dans la Critique du Programme de Gotha. Sa lecture trouve donc ici sa place.

5) Le GIK et la comptabilité en temps de travail

A la différence de Marx, les membres du Groupe des Communistes Internationaux (GIK) connaissaient l’expérience du socialisme réel et de sa planification. Aussi est-ce directement en critique de cette expérience et du bolchevisme qu’ils rédigèrent les Principes Fondamentaux de Production et de Répartition Communiste, publiés en 1930. Le GIK pense qu’il faut appliquer scrupuleusement les éléments fournis par la Critique du Programme de Gotha.

En 1917, explique le GIK, les prolétaires russes se sont emparés des usines et les ont fait tourner pour leur propre compte. Mais les bolcheviques, qui détenaient l’Etat, les ont contraints à se soumettre. Les directeurs d’usines ont cessé d’être  responsables devant les masses pour le devenir devant l’Etat. Dès lors, le travailleur « est apparemment[22] le propriétaire des moyens de production, mais il n’a aucun droit d’en disposer ». Dans ces conditions, il n’y a pas de doute: « l’ouvrier russe est salarié, il est exploité ».[23]

L’objectif du GIK est de revenir à Marx et à l’association des producteurs libres et égaux. « Il s’agit de savoir si ce qui se passe en Russie est dû à des circonstances particulières, ou si c’est la caractéristique de toute organisation de production et de distribution centralisée. Si cela était réellement le cas, alors la possibilité du communisme deviendrait problématique ».

Comme on peut s’y attendre, le texte du GIK cite de façon approbative plusieurs passages de Marx et Engels que nous avons critiqués plus haut et affirme que la (nécessaire) comptabilité doit se faire en temps de travail. Pour le GIK, la comptabilité en temps de travail équivaut à l’abolition de la valeur parce qu’elle permettrait aux producteurs de toujours garder le contrôle de la production et de la répartition. Partant de la constatation que, pour les anarchistes comme Faure et pour les sociaux-démocrates comme Hilferding, « le droit de disposer de l’appareil de production appartient à ceux qui sont familiarisés avec les subterfuges de la statistiques »[24], le GIK oppose son point de vue basiste: les travailleurs-consommateurs

« doivent tenir une comptabilité exacte du nombre d’heures de travail qu’ils ont effectuées, sous toutes les formes, de façon de pouvoir déterminer le nombre d’heures de travail que contient chaque produit. Aucune « administration centrale » n’a plus alors à répartir le produit social; ce sont les producteurs eux-mêmes qui, à l’aide de leur comptabilité en termes de temps de travail, décident de cette répartition ».

Bien que le rapport de cause à effet entre la comptabilité en temps de travail et le pouvoir de la base ouvrière sur la production et la répartition semble ténu, le GIK affirme qu’il est possible d’appliquer les idées de Marx sans donner le pouvoir et la propriété aux planificateurs, sans renoncer au communisme et à l’abolition de la valeur. Ils posent que le communisme du programme prolétarien est possible. Voyons donc de plus près ce qui semble devoir répondre de très près à nos critiques des textes de Marx et d’Engels.

On ne reprendra pas ici le détail de la présentation et des calculs du GIK. Le texte affirme que « le communisme supprime le marché… mais les produits continuent d’y circuler »[25]. Suivent deux longs extraits de la Critique du Programme de Gotha. Puis le GIK enchaîne

« Les entreprises mettent donc leurs produits à la disposition de la société. Celle-ci doit fournir, de son côté, de nouveaux moyens de production, de nouvelles matières premières, de nouvelles forces de travail… [En cas de reproduction simple], il faudra et il suffira, pour assurer la reproduction, que chaque entreprise calcule combien de produit social elle a usé sous les diverses formes (aussi sous forme d’argent-travail). »

Comme l’indique l’exemple donné ensuite d’une usine de chaussures, toute cette comptabilité se fait en heures de travail. Le GIK s’empresse d’expliquer qu’une comptabilité analytique détaillée ne pose pas de problème: les capitalistes en ont déjà l’habitude, et la rationalisation fordiste les a poussés à créer les outils pour ça. Mais en prévenant une objection, ils en occultent une autre. Car il est clair que les travailleurs associés libres et égaux sont maintenant subordonnés à l’entreprise, qui devient le véritable sujet du rapport à « la société ». Il est vrai que son directeur est responsable devant les masses. Est-ce que cela supprime la médiation entre les travailleurs et la société, que l’entreprise impose? Car c’est elle qui va dire, notamment, combien de temps les travailleurs ont travaillé. Comment le sait-elle? Par l’usage de pointeuses? En faisant confiance aux travailleurs? On ne reviendra pas sur ce qui a été dit plus haut à ce sujet. Outre l’apparition d’un mystérieux « argent-travail »[26], on remarquera simplement que la médiation par l’entreprise, qui tient la comptabilité en temps de travail, n’apporte aucune garantie que « les rapports sociaux des hommes à leurs travaux et aux produits de ces travaux restent simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution », comme le revendique le GIK[27] en citant Marx.

Parlant de reproduction élargie, le GIK explique que, en régime capitaliste, celle-ci résulte des décisions individuelles des capitalistes talonnés par la concurrence.

« Pour utiliser la terminologie capitaliste, on accumule. En régime communiste, une telle croissance de l’appareil de production sera dénommée: reproduction sur une base élargie. La décision fixant l’étendue de ces réinvestissements, déterminant quelles entreprises doivent être agrandies, etc., est une fonction individuelle de chaque capitaliste, dont les mobiles sont liés à la course au profit ».

Et c’est tout. On voit donc, qu’ici aussi, la question de la répartition du produit social total entre moyens de production et moyens de consommation est occultée. Un peu plus loin, le GIK concède simplement qu’il s’agit d’une « fonction sociale », ce qui ne nous avance guère. Autant pour la transparence de la comptabilité en temps de travail.

Mais le GIK n’en démord pas, et finit par tenir un langage magique. Répondant aux objections, apparemment de bon sens, de Kautsky sur la difficulté d’établir un « prix » moyen pour les marchandises d’une même catégorie, le GIK explique que, de même que la première usine de chaussures a très facilement calculé le prix moyen des chaussures qu’elle fabrique, les autres usines de chaussures feront de même et, toutes ensemble, elles feront la moyenne de leurs moyennes. Et le GIK de conclure:

« Nous voyons que l’exigence de calculer le temps de travail social moyen conduit directement à une union horizontale des entreprises et cette jonction n’est pas le fait d’un appareil de fonctionnaires mais naît des entreprises elles-mêmes, pousse « du bas vers le haut ». Le comment et le pourquoi des activités est tout à fait clair aux yeux de chaque producteur, tout devient transparent et ainsi se trouve satisfaite l’exigence d’une comptabilité « ouverte » contrôlée par tous ».[28]

Ici, ce qui compte, ce sont les mots comme « horizontale », comme « du bas vers le haut », « clair » « transparent ». Ils sont là pour nous faire admettre qu’une bureaucratie privée (l’union horizontale) ne s’imposera pas du haut vers le bas aux travailleurs, etc. Ce n’est que bien plus loin dans le texte que le GIK admet qu’il y a un doute:

« On peut se demander … si une direction de cartel centrale [autre nom pour l’union horizontale] ne risque pas de confisquer à son profit tout le pouvoir sur la production. Il faut sans doute compter avec un tel risque »[29].

La réponse, face à ce risque est qu’il faudra que les travailleurs luttent activement contre cette tendance « issue du mode de production capitaliste ».

On a vu plus haut que l’entreprise joue dans les projections du GIK un rôle important de médiation entre les travailleurs et la société. Le problème est explicité au chapitre 5. Critiquant les auteurs qui veulent maintenir une hiérarchie des salaires dans le communisme, le GIK commente:

« Il est clair que les producteurs ne pourront guère avoir le sentiment que l’entreprise est une partie d’eux-mêmes s’il doit y avoir de telles différences entre eux. Dans ces conditions, ils ne peuvent avoir la responsabilité de la marche de la production ».

L’immédiateté sociale des producteurs, c’est donc pour le GIK le fait qu’ils ont « le sentiment » que l’entreprise leur appartient si fortement qu’elle fait partie d’eux-mêmes. L’épanouissement universel de l’individu ne devient-il pas dans ces conditions, l’union du travail et de la propriété dans la même personne, celle qui travaille effectivement et qui contrôle la comptabilité, qui se rapporte aux autres entreprises de même nature et qui, finalement, gère tout en plus de faire le boulot de base. C’est toujours la même fiction que le programme prolétarien, notamment dans sa forme autogestionnaire, veut nous faire avaler. Pour le GIK, tout est réglé dès lors que tout repose sur la comptabilité en temps de travail. Il faut une certaine foi pour suivre le GIK dans son enthousiasme. Par exemple, quand Kautsky fait des objections à la vision exposée par Marx dans la Critique du Programme de Gotha, pour conclure que la comptabilité en temps de travail est impossible, le GIK se contente de répondre que

« Toutes les difficultés que Kautsky a rencontrées en ce qui concerne le temps de travail se ramènent au fait qu’il est incapable de concevoir « comment le temps de travail social moyen peut prendre une forme concrète. Or cette forme concrète s’acquiert par la conduite et l’administration de la production par les travailleurs eux-mêmes, groupés dans l’ASSOCIATION DES PRODUCTEURS LIBRES ET EGAUX. Par la pratique du combat de classe qui construit le système des conseils, le temps de travail socialement nécessaire prend une forme concrète ».[30]

La référence à la lutte de classe et aux conseils ouvriers est ici importante. Elle signifie que les producteurs libres et égaux mettront la même intensité subjective, la même rage révolutionnaire (la même abnégation?) pour « conduire et administrer la production » que celle qu’ils auront dû déployer pour s’emparer des moyens de production. Sans aller jusque là, n’est-on pas amené à conclure que l’épanouissement universel du prolétaire dans le communisme fait de lui un militant de l’économie? A l’usine, il est en même temps travailleur et administrateur. Après le travail, nous le retrouvons à la réunion de sa coopérative de consommation, pour formuler les besoins et les confronter avec les entreprises productives.

On a compris que le GIK reproduit l’ensemble des circuits économiques du capital en voulant croire qu’une comptabilité en tant de travail réalise le communisme. Nous sommes en présence d’un communisme de comptable et, comme il faut s’y attendre, de contrôle. Car bien que le GIK affirme que la comptabilité en temps de travail est auto-régulatrice et dispense des contrôles tatillons de l’exécution du plan dans le cas d’une planification centralisée, il finit par admettre qu’il pourra y avoir des dérives.

Essayons de résumer le problème. Les entreprises d’une même branche ne sont pas toutes au même degré de productivité. On leur affecte donc un coefficient de productivité. L’entreprise sous-productive, qui met plus d’heures de travail à réaliser la production, applique ce coefficient à la moyenne calculée au sein du cartel pour justifier que « la société » lui donne plus de moyens de production et de force de travail pour se reproduire. Et inversement pour l’entreprise sur-productive. Or les producteurs libres et égaux auront à cœur de développer la production et la productivité. Ils « feront également appel au mesurage des différentes activités du travail et à la mécanisation de la production (travail à la chaîne, etc.) ». Cette peine, ils se la donneront dans l’intérêt de tous les producteurs, et non pas sous la contrainte du profit. « En même temps qu’ils intensifient leur propre productivité, [ils] accroissent le stock total des biens consommables de la société, sur lequel tous les travailleurs ont un droit égal »[31].

On  est bien d’accord pour dire que, de façon générale, il faut un minimum d’optimisme, de confiance en la nature humaine, pour parler du communisme. Mais la fiction du GIK ne va-t-elle pas un peu trop loin? Peut-on croire que les « producteurs » vont se mettre au travail à la chaîne, accepter le chronométrage, etc., pour partager les bénéfices de cette productivité nouvelle avec toute la société? Ils auront au contraire tout intérêt à se déclarer moins productifs qu’ils ne sont, à annoncer plus d’heures de travail que ce qu’ils font. Le GIK lui-même admet que, malgré la publicité des comptabilités d’entreprise, on peut douter, et conclut que

« S’il y a effectivement négligence de la production, il y aura lieu de sanctionner l’organisation d’entreprise selon la juridiction sociale en cours ».

Chassé par la porte, le pouvoir sur les travailleurs revient par la fenêtre. La raison en est que ni la valeur ni l’exploitation n’ont été abolies. Ni même le marché, qui prend maintenant la forme d’un dialogue entre les coopératives de production et celles de consommation.

Que faut-il retenir de la tentative du GIK de donner chaire aux éléments bien plus concis laissés par Marx? La première remarque est que les travailleurs disparaissent derrière leur entreprises et leurs organisations coopératives. On ne les voit jamais travailler. Durée du travail, conditions de travail, organisation de la production, etc., le GIK ne nous dit rien de ces questions, sauf que les travailleurs vont adopter le fordisme avec enthousiasme. Le GIK n’a pas prévu que les travailleurs (que, comme Marx, il appelle « producteurs ») puissent être mécontents de leur rémunération, refusent d’être déqualifiés par la rationalisation de la production, veuillent travailler moins longtemps, etc. Identifiés à l’entreprise où ils travaillent, ils n’ont d’existence dans le texte du GIK que comme gestionnaires et contrôleurs de la production. En tant que « producteurs », on sait seulement qu’ils sont spontanément attachés au développement des forces productives. En fin de compte, on voit que leur activité immédiate (leur travail, qui va se fordiser)  n’est en rien modifié par la révolution, si ce n’est qu’ils ont « le sentiment » d’appartenir à leur entreprise! De son côté, la rémunération de leur travail est sous la dépendance de toutes les moyennes qu’il faut faire pour arriver au contenu d’une heure de travail, de sorte qu’il n’y a pas de rapport direct entre leur activité dans l’entreprise et leur niveau de vie.

La deuxième remarque est que les entreprises demeurent, et reçoivent même un rôle renforcé en tant que pôle de regroupement et d’identification des travailleurs. Comme on l’a vu, ces entreprises ne peuvent pas ne pas être concurrentes. Non pas au sens où elles voudraient produire moins cher que les autres, mais au sens où elles n’ont pas de raison autre que morale de ne pas garder pour elles les gains de productivité qu’elles réalisent. Cela n’est pas différent du mécanisme des surprofits. Par ailleurs, ce rôle prééminent des entreprises indique que le GIK n’est pas aussi fidèle à Marx qu’il le dit. Celui-ci considérait en effet la planification, nécessairement centralisée, comme un élément décisif de l’abolition de la valeur. La valeur, selon Marx, vient de ce que les producteurs privés sont indépendants et produisent dans l’ignorance de ce que font les autres producteurs, de sorte que le marché est le lieu unique de leur « concertation », laquelle intervient après la production. Pour abolir la valeur, dit Marx, il faut donc que tout soit décidé avant la production; c’est la condition de la socialisation immédiate des producteurs. L’abolition de la valeur, pour Marx, est simultanément l’abolition du marché et de l’indépendance des producteurs. Dans ce sens, l’entreprise disparaît. Le GIK la met au contraire au centre de sa vision du communisme.

Enfin et surtout, la séparation reste complète entre la production et la consommation. Même dans le cas où la fiction du GIK se réaliserait complètement, avec des producteurs-consommateurs si militants qu’ils participeraient activement à toutes les réunions et prises de décision, la séparation n’en serait pas moins présente à l’intérieur même de leur journée de producteur-consommateur. Ce n’est pas parce que la même personne remplit plusieurs fonctions que la séparation, voire l’antagonisme, entre celles-ci disparaît.

Travail, concurrence, entreprises, séparations multiples, contrôles et sanctions, si l’abolition de la valeur conserve de telles catégories, c’est que la définition même de la valeur pose problème. C’est ce qu’il nous faut examiner maintenant.

B.A.

Février 2012


[1] Marx-Engels : Le Manifeste Communiste, Ed. Pléiade, tome I, p. 183.

[2] Marx : Adresse Inaugurale et Statuts de l’Association Internationale des Travailleurs, Ed. Pléiade, t. I, p. 466.

[3] Marx, Le Capital, L. III, Ch. XV : La division du profit. Ed. Pléiade, T. II, p. 1178.

[4] ibid., p. 1179.

[5] Marx, Capital, L. II, Pléiade II, p. 695.

[6] Ibid. p. 694, souligné par moi

[7] ibid. p. 694, souligné par moi.

[8] Marx : Capital, L. II ch. XIII, Pléiade II, p. 862-63.

[9] Marx : Capital, L. I, ch. I, Pléiade I, p. 613.

[10] J’utilise l’édition Pléiade, vol. I, p. 1407 sq.

[11] Marx : Capital, L. I, ch. I, Pléiade I, p. 613

[12] On sait que Marx n’aime pas la paresse. Par exemple, il critique le système des bons de travail de Bray en disant qu’il met en place la « concurrence de la paresse » (in Misère de la Philosophie, Pléiade, I, p. 49). Dans la présente Critique…, on notera que le travail productif est le « seul moyen d’amendement » possible pour les criminels de droit commun (p. 1433). Autre exemple, le rôle très important qu’il attribue au travail des enfants en usine dans ses visions d’un système d’éducation communiste. Ce travail serait certes en alternance et aménagé.

[13] Voir Anti-Dühring, Ed. Sociales, p. 346. Engels se livre là à une description plus détaillée que ce à quoi Marx ne s’est jamais risqué – mais je suppose qu’il connaissait le texte, puisqu’il a rédigé un des chapitres.

[14] Ibid.

[15] Marx : Critique de l’Economie Politique, Pléiade I, p. 340.

[16] Marx : Fondements… Pléiade II, p. 207.

[17] On aura une meilleure idée de cette complexité en lisant les Principes Fondamentaux de Production et de Répartition Communiste du GIK. Voir plus loin.

[18] Marx, Idéologie Allemande, Ed. Sociales, 1968, p. 103)

[19] Marx: Fondements de la Critique de l’Economie Politique, Anthropos, t. I, p. 109, souligné par Marx.

[20] B. Astarian: Le Travail et son Dépassement, Ed. Senonevero, 2001.

[21] ibid. p. 29.

[22] En vertu des nationalisations, qui n’ont « rien à voir avec Marx ». Et le Manifeste?

[23] GIK: Principes… Ch. 1. Il existe plusieurs version du texte sur Internet, et les paginations ne sont pas les mêmes. Je renvoie donc aux chapitres du texte. Pour éviter les répétitions, je n’indique le chapitre que quand la référence sort d’un autre chapitre que la référence précédente.

[24] ibid., ch. 2

[25] ibid., ch 3.

[26] Il s’agit en fait des bons de travail, ainsi qu’on l’apprend au chapitre 5.

[27] ibid., ch. 1.

[28] ch. 4

[29] Ch. 10

[30] Ch. 4

[31] Ch. 10

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