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SHELLEY, le poète des combats luddites

Texte de présentation de ÉCRITS DE COMBAT (Editions L’Insomniaque), recueil de textes de Shelley, par Hélène Fleury[1].

Que les écrits de Shelley appartiennent à la subversion d’une époque, son destin particulier déjà en témoigne. Peu lu de son vivant, exécré des élites cultivées, tricard à vie de la société « en place », censuré quasi à la source, suivi à la trace par la police, il trouva ses premiers vrais lecteurs dans les milieux révolutionnaires de la classe ouvrière grâce à des éditions pirates en constant renouvellement. L’édition des écrits de Shelley encore incomplète à ce jour montre assez qu’il n’est pas entré par la grande porte dans le cercle sacré des auteurs étudiés, décortiqués par l’Université, passés au laminoir de la critique savante…

Pour porter à la connaissance du public des morceaux choisis d’une œuvre dont l’évidente originalité et la beauté poétique s’imposaient à ses ennemis même, il a fallu aux biographes et éditeurs assermentés par la famille des ayant-droits (dans la lignée funeste qu’illustra plus tard la sœur de Nietzsche, Elisabeth) toute une stratégie de détournement de sens, de caviardage et d’émasculation pour contourner, voire effacer la flétrissure morale et sociale qui s’attachait à ce fils de l’aristocratie en totale rupture de ban.

Né en 1792, mort en 1822, Shelley a vécu dans une époque travaillée par la Révolution française et la révolution industrielle. L’Angleterre était alors en proie au processus brutal de l’industrialisation, quand s’y forgeaient les conditions de fonctionnement du capitalisme qui s’étendront à la planète entière. L’essor accéléré de l’industrie textile et métallurgique, la concentration forcée de populations dans les centres de production manufacturière, la destruction sans retour des anciens modes de vie, la conscription, le rationnement, la misère, souvent la  famine, les journées d’atelier de treize à seize heures créaient dans le pays un climat d’effervescence sociale et d’antagonismes exacerbés.

Cette société, en phase d’adaptation violente à l’Économie, en sécrétait sa propre négation: une classe ouvrière consciente d’elle- même était en train de naître et de s’affirmer.

Déjà en 1780, les nantis avaient senti passer le vent du boulet au moment des émeutes londoniennes de Gordon, quand un beau soir de juin, « déferlant par dizaines de milliers des slums de Whitecha- pel ou de Southwark, des ateliers et des docks, des bordels et des tavernes», des émeutiers s’emparèrent de la ville. Si, le temps de cette insurrection joyeusement arrosée, le petit peuple se fit craindre des puissants, ce n’est pas « par leurs aspirations, qu’ils savaient moins encore qu’aujourd’hui formuler, mais par la révélation fulgurante de leur “être-ensemble” »[2]. C’est précisément ce passionné être-ensemble des dépossédés, resurgissant à chaque grande flambée rebelle, qui fut toujours l’objet de l’attention fervente de Shelley, le fil rouge de son inspiration et de ses espoirs.

En 1793, l’entrée en guerre de l’Angleterre contre la France en Révolution avait été le signal d’une répression accrue : clubs révolutionnaires fermés, censure généralisée, innombrables procès contre les propagateurs d’idées subversives… Cela n’empêchera pas de violentes mutineries d’éclater en 1797 dans la Royal Navy, se propageant de Portsmouth jusqu’aux berges de la Tamise – elles ne prirent fin que par nombre de pendaisons à la vergue… Ni la terre d’Irlande de s’embraser dans une vaste insurrection, noyée dans le sang. Voilà de quoi donner un avant-goût des réserves potentielles de subversion et de violence accumulées.

Un élan révolutionnaire a pris force, galvanisé par l’exemple sans- culotte d’outre-Manche. Les écrasés, les attardés et autres réfractaires à la sauvage mise au pas qu’imposent les conditions du travail industriel commencent à se rassembler et à s’organiser à travers le développement formidable d’un réseau de correspondants dans les milieux ouvriers. C’est dans ce réseau que circuleront plus tard les poèmes les plus radicaux de Shelley.

Ses écrits scellent son appartenance à cet arbre généalogique-là. Quand il prend la plume, c’est comme s’il y avait toujours une partie désespérée à jouer, l’urgence d’un enjeu vital. Que ce soit, pour dire ses interrogations, ses joies et ses peines, pour forcer un problème dans le domaine privé ou celui de la société, deux mondes qui pour lui n’en font qu’un, Shelley a toujours écrit. C’est une écriture vibrante au gré de l’enthousiasme, de l’indignation, de l’émotion à fleur de peau, des découvertes, une écriture où fermente le gai savoir qui fait feu de tout bois. C’est prendre l’individu dans sa totalité, prisonnier d’une société qu’il faut considérer dans sa totalité.

Tous ses écrits – poèmes et prose – sont de «circonstance», tous sont marqués dans leur souffle puissant par la montée du mouvement ouvrier révolutionnaire. Pourtant ils nous touchent à vif là où nous sommes et où nous en sommes. Nos ennemis ne sont-ils pas les mêmes, désespérément invaincus et plus puissants encore, adaptant, modernisant sans relâche la mascarade qui abrite et dissimule exploitation et domination ?

Lire Shelley, c’est relire, revivre une époque grosse de la nôtre, toute une geste et une pensée révolutionnaire qui ont surgi sous les coups de « l’irrésistible ascension » du capitalisme, et qui se sont trouvées refoulées dans un monde où l’Économie se présente, se fait accepter et défendre comme le seul remède au mal qu’elle a inventé.

Shelley qui vécut l’aurore de ces temps avec ses horreurs et ses promesses, nous entraîne à contre-courant, tel un éclaireur mettant à nu le fil d’or de l’utopie à la croisée de tous les possibles. Il participe à cette tentative commune de briser le pouvoir corrupteur que les faits ont sur le monde. Il s’agit alors de rejeter le langage trompeur qui émane d’une totalité mutilée, travaillée par le Capital, celui qu’on ne nomme pas mais qui veille au grain à travers ses commis ; ceux-là établissent la logique des faits, s’en réclament sans cesse, et en profitent. Le langage « autre », le langage authentique, celui qui a le pouvoir de « nier les choses », c’est le langage de la poésie.

La corruption sociale aboutit à détruire toute sensibilité au plaisir ; et alors il y a vraiment corruption. Elle commence par l’imagination et par l’entendement qui en est comme le cœur, et se répand de là comme un poison paralysant, à travers les affections dans les appétits eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une masse inerte où le sens à peine survit. À l’approche d’une semblable période, la poésie s’adresse toujours à ces facultés qui sont les dernières à être détruites, et sa voix se fait entendre, comme les pas d’Astrée quittant le monde. La poésie continue à communiquer tout le plaisir que les hommes sont capables de recevoir ; elle est comme la lumière de la vie, la source de tout le beau, de tout le généreux, ou le vrai qui peut encore trouver place dans un temps corrompu.[3]

Cette vision de la poésie nous amène à un autre niveau de respi- ration, comme pour nous rappeler ce qui pour Hegel, le contempo- rain de Shelley, faisait déjà partie de l’évidence, à savoir « que l’Histoire continue ». Depuis la tour de guet des possibles, par-dessus nos assiégeants, elle nous signale tous les printemps du monde qu’ils soient arabes ou d’érable, transméditerranéens ou transatlantiques.

Les poètes, selon l’époque et la nation dans lesquelles ils sont apparus, furent appelés, aux premiers âges du monde, législateurs ou prophètes : un poète contient et réunit essentiellement ces deux personnes en lui. Car non seulement, il voit le présent intensément tel qu’il est, et découvre les lois selon lesquelles les choses présentes devraient être ordonnées, mais il voit égale- ment l’avenir dans le présent, et ses pensées sont les germes de la fleur et du fruit des temps derniers… (Défense de la Poésie)

Cet envers du monde, un envers conscient de sa capacité de refus et de créativité, agité des convulsions d’adaptation et de résistance, de tension utopique, Shelley a choisi d’en faire sa ligne de force, d’en nourrir sa ligne de vie, d’en faire la raison de ses rencontres, de ses amitiés et de ses amours, de ses voyages, de ses actes. Ce fut le terreau mouvant et vivant de son inspiration, de son désir de poésie.

Poèmes portés par l’actualité, par l’élan de tumultueuses prises de conscience, ou par la tristesse des retombées d’espoir, traités poli- tiques, souvent sous forme d’« appels », d’« adresses » ou de « déclarations », traductions appliquées de nombreux écrits faisant écho à ses propres révoltes, rêves ou interrogations, toutes ces formes d’expression se répondent les unes aux autres et se rassemblent chez Shelley dans une rare unité d’inspiration: la volonté de lever le voile sur toutes les oppressions, de faire de l’imagination critique une force capable de peser sur la réalité. Cheminer à travers l’œuvre de Shelley, c’est revivre aussi cette histoire politique et sociale passionnée avec ses latences et ses attentes, et qui pour lui ne fut pas toile de fond, mais nourriture, raison d’être, repères dans sa vision du monde, comme elle fut la trame aussi de toute son activité d’écriture.

La trajectoire de Shelley va accompagner étroitement l’éclosion d’un radicalisme croissant de la classe ouvrière anglaise qui forge sa propre conscience dans la lutte contre l’exploitation et la répression, par la révolte, les pétitions, les émeutes, le saccage des machines. Les plus longs poèmes de Shelley sont comme les points d’orgue de cette lutte de classes et les portent vers le futur. Dans un ample déploiement de créativité qui épouse les moments collectifs d’action, Shelley prend ainsi possession de l’histoire qui s’empare de lui dans le même mouvement et éclaire d’une lumière plus totale toute sa vision poétique, quel qu’en soit l’objet.

Remarquablement, les trois points forts de l’histoire de la classe ouvrière anglaise qui furent contemporains de sa courte existence, inscrivent une périodisation décisive dans sa vie et son œuvre. Et de grands poèmes de Shelley vont comme blasonner ces grands moments de l’histoire sociale anglaise.

C’est en 1812, au plus fort du mouvement luddite que Shelley écrit La Reine Mab. Le soulèvement de Pentridge en 1817 lui inspire l’Adresse à la Princesse Charlotte et Laon et Cythna, et le massacre de Peterloo en 1819, La Mascarade de l’Anarchie. À partir de 1820, la scène de l’histoire révolutionnaire s’est agrandie, et c’est sur le continent que Shelley en exil a retrouvé l’élan de son inspiration. L’esprit de libération atteignit l’Espagne, Naples, la Grèce : Ode à Naples, Ode à la liberté, Hellas…

LA FAMILLE de Percy Bysshe Shelley appartenait à l’aristocratie terrienne embourgeoisée par le commerce. Son père siégeait au Parlement dans l’aile des whigs[4]. La résidence familiale, sise dans un bourg du Sussex où dominaient prêtre et seigneur, semblait bien à l’abri des troubles du temps, des politiciens et des intellectuels.

À l’âge de 10 ans, Percy devint pensionnaire à la Syon House Aca- demy, loin du cocon protégé et de la compagnie de ses sœurs ado- rantes. Dans cette première expérience de la socialisation forcée, il se sentit très seul, déroutant ses camarades par ses crises de fureur, l’originalité tranchante de ses goûts et dégoûts, sa passion d’écrire. Heureusement, il découvrit, puissant réconfort, un arsenal de stimulantes munitions : faisant le mur, il allait se fournir « au poids », chez l’épicier du coin, de toutes sortes d’éditions populaires d’inspiration « gothique », récits d’épouvante, de foules déchaînées, de châteaux hantés, de meurtres, de volcans, d’alchimie…

Développant une inventivité baroque, un goût pour la nuit, la magie et les sciences, Shelley s’efforçait passionnément de percer les mystères de la chimie et de l’électricité. Il se forgeait avec ardeur un monde de destruction et de création, étonnant et inquiétant son entourage par son imagination romanesque et dynamiteuse des conventions – au point qu’il utilisera la poudre à fusil pour faire sauter les palissades de la cour de récréation. Un enseignant, pourtant, réussit à rentrer dans son monde et à entretenir une relation fructueuse avec Shelley… C’était Adam Walker – un excentrique, un inventeur, un savant fou passionné d’astronomie, qui enchanta littéralement sa vision cosmique de l’univers et nourrit sa frénésie imaginative de merveilleux, d’insolite et d’universel. Nombre de ses poèmes en seront habités.

Shelley entra à 14 ans à l’école d’Eton, le fameux centre d’entraî- nement et de dressage de l’aristocratie et de la future élite du pays. C’est là qu’il découvrit, dans sa propre chair, la violence exercée sur toute individualité affirmée. Il affermit sa résistance à l’apprentissage de la soumission en refusant de se plier au brutal conformisme dominant, « les élèves reproduisant entre eux les mœurs tyranniques des maîtres, les anciens faisant des nouveaux leurs serviles esclaves… » et se retrouva seul en face de tous et en proie jour après jour à leur cruauté. Un témoin raconte: «Je l’ai vu encerclé, hué, harcelé, comme un taureau furieux ; il me semble entendre encore retentir à mes oreilles le cri que poussait Shelley dans le paroxysme de sa rage. »

Celui qu’on surnommait déjà Mad Shelley (Shelley le fou) refusait les séances de sport, moquait les leçons de danse, se livrait dans le domaine de la chimie à des manipulations bizarres, y mettant quelqu’espoir libérateur, tel un juvénile ancêtre du père Lapurge[5] . Il terrifiait ses maîtres par ses expériences sataniques, ni ne reculait devant aucune excentricité comme de hanter les nuits les corridors, en psalmodiant d’une voix sépulcrale, au-dessus de bols de liquide enflammé les malédictions des sorcières autour du chaudron de Macbeth :

Double, double, toil and trouble ; Fire burn and cauldron bubble[6] .

À la longue, la détermination de Shelley eut raison de ses tour- menteurs et la dernière de ces quatre années ses condisciples lui décernèrent le titre de Lord High Atheist, hommage ambigu à celui qui osait défier le maître de ces lieux, le docteur Keate, « un homme qui a fouetté la moitié des ministres, secrétaires, évêques, généraux et ducs de ce siècle. »

Mais ce fut dans sa troisième année à Eton qu’il fit la rencontre qui élargit son horizon de la manière la plus durable, la plus féconde – comme à Syon House avec Adam Walker, Shelley avait le chic pour rencontrer des « éveilleurs », probablement parce qu’il en était déjà un lui-même. Le docteur Lind était enseignant intermittent à Eton et noua avec Percy des liens confiants et affectueux. Ce doux lettré, grand voyageur que son insatiable curiosité avait entraîné jusqu’en Chine, anticonformiste passionné par la philosophie, typographe composant et imprimant lui-même de petits pamphlets, allait ouvrir l’esprit de Shelley « aux sources défendues du savoir ». Il l’initia à nombre d’écrits réputés subversifs comme De la Nature, le poème anti-religieux et matérialiste de Lucrèce, les dialogues de Platon qu’il traduira plus tard et l’œuvre de Godwin, le pamphlétaire social de Justice politique – qui par la suite entrera durablement dans la vie de Shelley.

Le docteur Lind jouera aussi un rôle libérateur sur un plan très concret. Le père de Shelley avait plusieurs fois déjà menacé d’internement son impossible rejeton. Shelley raconte :

Pendant mes vacances d’Eton après une sérieuse maladie, durant les fêtes, comme j’étais en convalescence d’une fièvre qui m’avait attaqué le cerveau, un garçon de la maison entendit mon père parler avec quelqu’un de m’envoyer dans une maison de fous. Ce garçon vint me trouver au lit et me raconter la chose. Mon horreur ne saurait s’exprimer, et j’aurais pu véritablement devenir fou, s’ils avaient persévéré dans leur inique projet. J’avais une espérance. Je possédais trois pounds de monnaie, et avec l’aide du garçon, je pus envoyer un exprès au docteur Lind. Il vint, et je n’oublierai jamais sa conduite en cette occasion. Sa profession lui donnait de l’autorité ; son amour pour moi, du courage. Il défia mon père d’exécuter son dessein, et son défi eut l’effet désiré.[7]

À 18 ANS il devient pensionnaire au University College d’Oxford. Ce bastion de la tradition ecclésiastique et royaliste ne fit qu’enflammer son sentiment aigu du grotesque et de l’obscène des autorités cléricales et universitaires, comme de toute autorité. Déjà il prit à cœur d’y vivre sans obéir à l’emploi du temps dominant, ne fuyant nulle- ment ses condisciples, mais les conviant plutôt dans sa chambre à des heures incongrues à « un peu de vin et de poésie ».

Dans une lettre à l’éditeur Hunt du 2 mars 1811, Shelley dit son projet d’organiser « une forme de société méthodique qui soit à même de pouvoir résister à la coalition des ennemis de la liberté ». Shelley avait découvert les « illuministes » à travers la dénonciation frénétique de leurs « ignominies » dans l’ouvrage très érudit de l’émigré français, l’abbé Barruel, Histoire du jacobinisme. Leurs idées de communautarisme égalitaire, de destruction de la propriété, de la religion et des formes sociales « superstitieuses » telles que le mariage avaient exalté l’imagination frondeuse de Shelley.

Deux romans gothiques, Zartrozzi, a Romance et St Irvyne or The Rosicrucian, portent déjà la marque de cette fiévreuse inquiétude.

Mais c’est l’esprit vénérable d’Oxford qui représenta le défi concret qu’il attendait pour passer à l’attaque. Il trouva au Collège en Thomas Jefferson Hogg, un compagnon de lectures et d’idées, un complice loyal et animé du même besoin d’en découdre.

Leur premier essai utilisa le mode de la supercherie littéraire, véhi- cule approprié à l’expression subversive, ajoutant à l’anonymat le côté farcesque : une blanchisseuse, Margaret Nicholson, avait tenté d’occire le roi George III en 1786 avec un couteau à dessert; elle finit internée dans un asile. Son acte régicide était encore dans toutes les mémoires quand Shelley et Hogg lui inventèrent un neveu soucieux d’éditer les œuvres poétiques de l’intrépide tante, qu’ils se chargèrent eux-mêmes d’écrire…

Les Posthumous Fragments of Margaret Nicholson alignaient déjà maints vers d’inspiration sauvage et posait cette bonne question: « Qu’y a-t-il de plus doux pour l’oreille de la vengeance que le hurlement d’un tyran tombé et expirant ? ». Ils connurent un rapide succès, si l’on en croit une lettre de Shelley en date du 30 novembre 1810 : « Le livre se vend merveilleusement bien ici et devient un sujet de discussion à la mode. » On pouvait rencontrer « dans la rue Haute des hommes de robe lisant le joli volume en se promenant, pensifs, avec un air de satisfaction douce et grave. Il devint à la mode de se montrer en public en le lisant, pour faire preuve de fin jugement, d’un goût délicat et distingué en poésie : ce fut le vrai critérium d’un esprit d’élite. Personne ne soupçonna l’auteur; la chose passa comme la production originale de la régicide en intention. »

C’est sur un mode plus sérieux qu’en 1811, avec son ami Hogg, il écrivit l’un des tout premiers aveux déclaré d’athéisme publié en Angleterre, le libelle au titre programmatique : La Nécessité de l’athéisme.

Dès sa sortie de l’imprimerie, non content de recommander au libraire de le céder à bas prix, Shelley s’empressa d’expédier largement son pamphlet sous le pseudonyme de Jeremiah Stukeley, y compris à maintes sommités du clergé et du gouvernement. « Parfois, raconte Hogg, il arrivait une réfutation à une adresse donnée à Londres ; et alors Shelley, dans une réponse vigoureuse, tombait sur son imprudent correspondant, et lui brisait les os… ».

Mais cette pratique prosélyte fit long feu… Le camp ennemi avait été alerté par l’annonce de l’ouvrage dans le journal d’Oxford. Un révérend du Collège surgissant dans la librairie ordonna qu’on fasse autodafé immédiat de tous les exemplaires du libelle dans l’arrière- boutique et convoqua Shelley. Celui-ci se présenta avec une mauvaise grâce ostentatoire, le prenant, selon Hogg, de fort haut : « De tels procédés deviendraient ceux d’une cour d’inquisiteurs, mais non d’hommes libres dans un pays libre…. J’ai fait l’expérience de l’injustice et de la tyrannie auparavant, et je sais bien ce qu’est la violence vulgaire…». Malgré ses dénégations, Shelley fut démasqué comme l’auteur du libelle – et il fut exclu.

Après son renvoi d’Oxford, Shelley se détache volontairement de son milieu familial et social : il n’accepte pas les conditions exigées par son père pour son retour au bercail, et s’engage dans une vie d’exilé volontaire dans son propre pays et ailleurs. Il choisit dès lors de vivre dans le mépris des institutions, lesquelles le lui ont bien fait payer : sa vie durant il fut sous surveillance policière, pourchassé par les créanciers, harcelé par les propriétaires.

C’est ainsi qu’il déserta les rôles qui l’auraient mis en position de pouvoir dans une société qu’il récuse. Ce refus de se soumettre à des traditions dont il tirerait profit prend force et vie au contact enthousiaste des idées révolutionnaires françaises relayées par la lecture de Paine[8] et de Godwin[9], conscience qu’aiguillonne la provocante réalité sociale environnante. Scandalisé par l’annonce d’une fête « d’une abjecte splendeur » donnée par le prince régent[10] en l’honneur des Bourbons émigrés, Shelley, dans un premier acte de résistance et de propagande politiques, rédigea et fit imprimer une diatribe en vers. Puis il alla se poster sur le chemin des invités et jeta son brûlot dans leurs voitures.

Avec l’honnêteté candide qui fut la marque de ses « années d’ap- prentissage », il raconte dans une lettre à une amie, alors qu’il séjournait au pays de Galles, comment lui fut administrée sa première leçon concrète de l’existence de l’irréfragable fossé entre les classes.

Ma fenêtre donne sur la cuisine. Un matin, je l’ouvris, et je finissais à peine de m’habiller quand ces mots : pour l’amour de la charité vinrent frapper mon oreille. Ils étaient prononcés avec une certaine douceur, de sorte qu’en me penchant je fus surpris de voir qu’ils sortaient de la bouche d’un vieux mendiant… Je descendis en courant pour lui donner quelque chose, qu’il reçut en exprimant une extrême reconnaissance. J’essayai d’entrer en conversation avec lui ; en vain ! Je le suivis pendant un mile, lui posant mille questions. À la fin je le quittai sur cette observation remarquable qui démontrait que toute insistance de ma part était inutile : Je vois, dit-il, par vos vêtements que vous êtes riche. Les riches m’ont offensé moi et les miens un million de fois. Vous me paraissez bien intentionné ; mais je ne puis en être sûr, alors que vous vivez dans une maison pareille, et habillé comme vous l’êtes. Ce serait charité à vous de me quitter.

Shelley trouvera bientôt une compagne enthousiaste dans ses explorations critiques de la vie en Angleterre et ses projets de propagande séditieuse. Lui qui remplissait volontiers le rôle de mentor intellectuel auprès de ses jeunes sœurs trouva en leur amie, Harriet, que ses propos sacrilèges avaient d’abord épouvantée, une disciple attentive et passionnée. Ils s’attachèrent l’un à l’autre ; la menace du père d’Harriet de la cloîtrer à nouveau dans la pension où elle avait été si malheureuse précipita les événements. Harriet Westbrook a tout juste 16 ans – et lui 19 – lorsqu’il l’enlève à son père, ancien cafetier, et l’épouse en Écosse en toute mésalliance, infligeant ainsi une flétrissure nouvelle au code d’honneur familial. Son noble père l’avait averti : des bâtards à la rigueur, une mésalliance jamais ! Percy Shelley et Harriet vivront ensemble trois ans.

La misère et l’exploitation forcenée que leur révèlent leurs voyages dans les régions du Nord, et, partout où les conditions sont les plus insupportables, la provocante présence de forces armées – la domination de l’ordre politique et l’exploitation économique se prêtant main-forte – radicalisent la pensée sociale de Shelley et enflamment son imagination utopique. Sur le socle solide de l’athéisme, s’élèvent maintenant les idées d’égalité et de liberté. « Pourquoi est-ce visionnaire ? argumente-t-il dans sa correspondance, avez-vous essayé ? […] Qu’est ce qui peut être pire que le système aristocratique actuel ? Il y a en Angleterre dix millions de gens dont seulement 500 000 vivent dans l’aisance ; le reste gagne sa vie avec peine et souci. »

Plus que jamais le voilà en marge du monde des « lettrés ». À par- tir de 1793, avec l’entrée en guerre contre la France, les réfractaires britanniques s’étaient retrouvés au ban de la société. Le premier ministre Pitt avait reçu alors le soutien de nombre d’écrivains et de journalistes, dont certains au début avaient salué la Révolution française. Maintenant, ils étaient majoritaires ceux qui, à l’instar du whig Burke[11] , estimaient la guerre nécessaire pour maintenir la paix sociale. L’impact de la Terreur et la panique aidant, ceux qui refusèrent de se mettre aux ordres du pouvoir ne furent pas nombreux. Au grand crève-cœur de Shelley, qui les avait lus avec ferveur, les poètes Wordsworth, Coleridge et Southey[12], infidèles au rêve révolutionnaire de leur jeunesse, cédèrent à leur tour au climat de réaction et de propagande guerrière. Shelley, au contraire, a choisi son camp à une époque où la classe ouvrière vivait dans une violente ségrégation sociale, dans un isolement qui la livrait sans autre défense que ses propres moyens de résistance à la persécution de l’État.

Plus que jamais Shelley fera de l’acte d’écrire un combat concret, inscrit dans les luttes de son temps, en épousant les vagues les plus fortes par une profonde empathie avec les humiliés et les rebelles. « Je chante, écrit-il à une amie, et la liberté peut aimer la chanson. »

Défense de la poésie et combat pour l’émancipation de l’homme ne font qu’un. Or curieusement, ce qui a fait la gloire littéraire de Shelley dans sa postérité n’est pas au diapason de cet accent si rare dans l’histoire de la poésie. C’est dans les moments d’écrasement ou d’assoupissement apparent de la combativité sociale que son inspiration alors moins abondante s’exprime dans des poèmes plus courts à la tonalité mélancolique ou désespérée, souvent hantés par la pensée de la mort. Ce sont ces poèmes dont se sont saisies la postérité officielle pour faire de lui plus aisément un poète purement élégiaque, rêveur désincarné et inoffensif – le contraire de ce qu’il voulut être et fut.

J’ai été conduit à des raisonnements qui me font haïr toujours davantage les institutions existantes, quelle qu’en soit l’espèce. Je suffoque lorsque je songe à la riche vaisselle, aux bals et à la table des rois. J’ai assisté au spectacle de la misère. Les ouvriers sont réduits à la famine… Mon amie, les soldats sont partis pour Not- tingham. Qu’ils soient maudits s’ils détruisent un seul des habitants de la région, décharnés par la famine ! Les gémissements des miséreux peuvent passer inaperçus jusqu’au dernier instant de cette noce infâme des riches, jusqu’à ce que la tempête éclate enfin et que les opprimés se vengent avec fureur des oppresseurs. Lettre de Shelley à Elizabeth Hitchener, le jour de Noël 1811

LES MOUVEMENTS d’agitation, fréquents dans les régions indus- trielles les années précédentes, ont embrasé Nottingham, en mars 1811, lorsqu’une grande manifestation d’ouvriers du textile a été violemment dispersée par l’armée. Nuitamment, des ouvriers détruisent soixante métiers dans un village voisin. Sous l’étendard de l’imaginaire général Ludd, ils s’en prennent aux signes les plus visibles de leur oppression, aux machines, aux fabriques et aux demeures des inventeurs, comme autrefois les manants incendiaient les châteaux. Les émeutes se prolongèrent pendant plusieurs semaines dans les villages textiles du nord-ouest du Nottinghamshire. L’armée intervint massivement. Mais au début de novembre 1811, le luddisme prend une forme nouvelle et s’organise. «La destruction des machines n’était plus le fait d’« émeutiers » mais de groupes réduits et disciplinés, qui se déplaçaient rapidement la nuit de village en village […] Ils ne brisaient les métiers que de ceux qui avaient diminué le prix de la main-d’œuvre, les métiers de ceux qui n’avaient pas diminué les prix ne furent pas touchés. * »[13]

À la fin du mois de décembre 1811, le correspondant à Notting- ham du Leeds,Mercury écrivait: «L’état d’insurrection qui s’est installé dans le pays au cours du mois dernier n’a pas d’équivalent dans l’histoire depuis les temps troublés de Charles Ier. » La seule évocation de l’homme à la tête tranchée en dit long sur le climat d’inquiétude qui régnait dans le parti des exploiteurs. Le châtiment devait être exemplaire, la répression fut sanglante et les magistrats redoublèrent de zèle dans leur fonction de rabatteurs en livrant à la potence nombre de condamnés. Shelley participa aux réseaux de solidarité, portant aide aux familles des suppliciés.

Le premier de ses grands poèmes, La Reine Mab, fut commencé à l’apogée du mouvement luddite.

Il est horrible que les classes inférieures aient à prodiguer leur vie et leur liberté pour fournir à leurs oppresseurs les moyens de les opprimer encore plus terriblement. Il est horrible que les pauvres aient à donner en taxes ce qui les sauverait de la faim et du froid, eux et leurs familles ; il est plus horrible encore qu’ils aient à faire cela pour qu’on puisse accroître leur abjection et leur misère. (Appel au peuple irlandais)

IL ÉTAIT naturel que l’élan de celui qui se voulait le compagnon de lutte et « l’ami des pauvres sans amis » le portât là où s’exacerbaient les formes les plus cruelles de tyrannie politique et d’exploitation économique – en Irlande : «… l’île sur les vertes rives de laquelle j’ai désiré voir se dresser l’étendard de la liberté – un étendard de feu – un phare auquel le monde allumera la torche de la liberté. »

Shelley n’arrive pas en Irlande les mains vides. Il est muni d’un fort matériel de propagande de sa fabrication, dont un poème satirique qu’il s’empresse de placarder sur les murs – La Promenade du Diable qui montre Satan passant en revue le travail de ses serviles créatures : magistrats, politiciens, monarques… Et surtout il a mis en forme un Appel au peuple irlandais, qu’il fait imprimer dès son arrivée à Dublin.

Shelley est d’abord accueilli avec enthousiasme dans les milieux réformateurs les plus actifs et les plus puissants de la middle class irlandaise du Catholic Committee. Invité à y prendre la parole, il éveille vite la méfiance, et même l’hostilité, par sa volonté d’engagement dépassant de loin le cadre étriqué du nationalisme et de la religion. Surtout quand il exhorte son auditoire à ne pas tomber sous un autre joug, celui des prêtres, « ces imposteurs au visage doucereux et imberbe » et l’encourage à vivre tel Socrate selon un culte « sans prêtres, sans autels, sans confession, sans processions et sans miracles ». Il est vrai que déjà son Appel délivrait un message sans équivoque :

Ô Irlandais, je m’intéresse à votre cause, ce n’est point parce que vous êtes irlandais ou catholiques romains que je suis ému et que je partage vos sentiments, mais parce que vous êtes des hommes et des persécutés. Si à cette heure, l’Irlande était peuplée de brahmanes, ce même appel eût été inspiré par le même état d’esprit. Vous avez souffert dans votre religion, mais encore dans bien d’autres choses, et je suis tout aussi désireux d’y porter remède.

Il se sent d’autant moins en communauté de pensée avec ces réfor- mateurs de la « bonne société » locale qu’il avait entre-temps découvert le Dublin des déshérités, ces quartiers entiers transformés en cloaques par la pauvreté, à deux pas des îlots de prospérité bien protégés.

Ses lettres à ses amis d’Angleterre sont remplies de descriptions de la misère irlandaise, « plus profonde » que tout ce qu’il avait vu auparavant. Il raconte ses efforts désespérés pour porter secours aux victimes, ses tentatives dérisoires de s’interposer lors des incessantes opérations de police contre les dépossédés. Son regard sur la société se radicalise : « Les riches, écrit-il, broient littéralement les pauvres dans l’abjection, et se plaignent ensuite qu’ils soient abjects. Ils les affament, et s’ils volent du pain, ils les pendent. » L’Irlande devient alors le miroir grossissant où il déchiffre sans peine la réalité des rapports sociaux : à la fois la misère la plus dégradante et la répression sans fard d’un État.

Mais loin d’être la dupe de certaines analyses simplificatrices et stériles, il se rend compte d’une séparation fondamentale : sur ce territoire occupé, les ennemis de la domination anglaise ne présentent un front uni qu’aux yeux de ceux qui veulent s’abuser sur la véritable nature de l’exploitation et de la misère. Certains réformateurs, avides de pouvoir et soucieux de tenir en lisière les classes non possédantes, font preuve d’un arrivisme social forcené tout en utilisant la révolte contre la tyrannie anglaise pour la détourner à leurs propres fins. Avec cette prise de conscience du fossé entre les aspirations des milieux réformateurs et sa propre ferveur révolutionnaire, n’était-ce pas là retrouver concrètement les traces perdues du conflit qui était au cœur de la Révolution française, touchant ainsi du doigt le malentendu né de l’alliance que les bourgeois passèrent un court instant avec les bras- nus? Shelley sentait déjà que le projet de l’opposition irlandaise réduit à la seule émancipation nationale et religieuse était gros d’une nouvelle servitude : un changement de maîtres. Son Appel au peuple irlandais en prenait d’autant plus d’actualité :

Cet esclavage prendra fin, j’oserai le prédire. […] Mais je désire que vos regards embrassent un horizon plus vaste, […] que vous fassiez en sorte (car tout cela dépend de vous) de ne pas laisser surgir une tyrannie plus terrible, plus cruelle, quand vous venez d’en détruire une. Défiez-vous de ces imposteurs à la figure lisse qui, il est vrai, parlent de liberté, mais, par leurs tromperies, vous conduisent à l’esclavage.

Toujours est-il que, pas plus que les réformateurs de la bourgeoisie  irlandaise, les agents de renseignement anglais ne s’y sont pas mépris, envoyant rapport sur rapport au Ministre de l’Intérieur. Ce séjour irlandais fut l’occasion qui fit le larron : voilà ce fils d’aristocrate passé clairement de l’autre côté de la barricade. Le gouvernement anglais ne s’y trompera pas, qui l’honorera désormais, et jusqu’à sa mort, d’une attentive surveillance. Il continua à répandre de plus belle son Appel au peuple irlandais et d’autres pamphlets rédigés sur place. Mais le fossé évident entre la nécessaire radicalité des solutions et la faiblesse des possibilités d’action tant individuelles que collectives l’accablait. «L’esprit de bigoterie» et les aspirations étroites des milieux réformistes le révoltaient, et lui inspirèrent à vif sur ce sol irlandais une Déclaration des Droits.

Mais ce qui l’affectait plus encore, c’était le « décalage » de ses discours politiques, l’écart entre l’optimisme de ses bonnes intentions « militantes » et la réalité écrasante des conditions de vie de la majorité des habitants. L’ignorance, l’abandon de soi sous le poids des rigueurs de la faim, du froid et des privations mettaient ceux-là même aux côtés desquels il voulait se battre hors d’état d’attendre de lui autre chose que des actes de solidarité individuelle.

Ressentant comme un échec son séjour en Irlande, assiégé par les demandes d’aide suscitées par cette détresse matérielle sans espoir, dont il répugnait à se protéger après être allé à sa rencontre, alerté aussi par la rumeur d’une éventuelle suspension de l’habeas corpus, permettant au pouvoir d’emprisonner à sa guise, Shelley décida de quitter l’île.

Nul homme n’a droit au respect pour d’autres richesses que celles de la vertu et des talents. Les titres sont du clinquant, le pouvoir est corrupteur, la gloire est une bulle d’air, et une richesse excessive une accusation infamante contre son possesseur. Déclaration des Droits

FUYANT alors les villes et leur concentration de misère prolétarienne, il choisit, après maintes pérégrinations, de faire halte à Lynmouth, un village du Devonshire au bord de la mer. Mais dans ce refuge à l’écart de tout, son ardeur propagandiste ne l’abandonne pas pour autant.

Avec Harriet et une jeune amie venue partager avec eux le rêve d’une communauté agissante, il veut associer à la puissance du vent et aux prodiges de la physique son message de libération. Les trois amis fabriquent de petites montgolfières en soie, mues par une mèche allumée dessous. Ils les lestent d’écrits séditieux avant de les lâcher, « ballons chargés de savoir », dans le ciel nocturne d’Angleterre. Si beaucoup tombent très vite en torches enflammées, d’autres poursui- vront leur route azuréenne porteurs de La Promenade du Diable et de sa Déclaration des Droits. De la même Déclaration enroulée – qui se termine par l’appel à l’action empruntée au Paradis perdu du poète révolutionnaire Milton : « Réveille-toi ! Lève-toi ou reste à terre à jamais » – ils remplissent des bouteilles qu’ils vont jeter par brassées dans la mer, à la rencontre de compagnons de lutte.

Shelley s’était lancé dans un véritable programme de lectures sur les conseils épistolaires de Godwin. Bientôt, il croit trouver une application concrète à ses interrogations sur le rapport de l’homme et de la nature – ravivées par sa fréquentation intellectuelle des maîtres français du XVIIIe siècle – dans le projet d’un groupe de réformateurs progressistes de l’aile gauche des whigs. Il s’agissait de la construction d’une digue destinée à sauver un village, Tremadoc, de la montée destructrice des eaux, dans le nord du pays de Galles. Shelley voulait y voir l’expression de « la nature humaine qui sauve et ne détruit pas » (La Reine Mab), une œuvre cimentant la communauté en lui donnant un sens élevé, et créant les conditions matérielles de son approfondissement, « l’amour de l’homme qui enrichit le visage de la nature». Il se lance avec enthousiasme dans une campagne de souscription.

Mais une fois de plus il va se trouver en porte à faux avec la phi- lanthropie bourgeoise, quand, au cours des travaux d’endiguement, éclate un conflit entre le propriétaire d’une carrière et les ouvriers. Dans un climat de haine sociale où ne manquent ni les appels à la délation ni les offres de primes en cas d’arrestation des « coupables », Shelley se range tout naturellement du côté des plus faibles, à la grande fureur de ceux-là mêmes dont il avait sollicité les fonds.

La belle idée de transformation humaine de l’environnement, pourtant chère à sa sensibilité éprise d’harmonie active avec la nature, montre un visage grimaçant quand continuent à régner impunément injustice et inégalité. Une note du poème La Reine Mab racontera : «L’auteur peut témoigner d’après sa propre expérience que certains travailleurs d’un port du nord du Pays de Galles, qui ne recevaient que rarement leurs salaires […], ont pu nourrir des familles nombreuses en cultivant de petites parcelles de terrains stérile au clair de lune. » On voit là s’approfondir en Shelley le rejet, déjà amorcé en Irlande, d’un réformisme qui laisse intacts les liens d’exploitation et refuse d’envisager la libération de l’homme dans sa totalité vivante.

Il fut accusé par ses anciens alliés d’attiser le climat d’insurrection sociale, alors qu’en ce mois de janvier 1813 parvenait la terrible nouvelle de la pendaison à York de dix-sept briseurs de machines devant une foule de miséreux au silence pétrifié, serrés de près par les gardes armés. Ainsi était rappelé à tous les protagonistes du conflit de classe sur le site du barrage gallois qu’une infranchissable ligne de démarcation séparait les tenants et défenseurs de l’économie au pouvoir, de leurs ennemis les plus radicaux. Son sentiment d’horreur et d’indignation déchaîné, Shelley organise l’aide aux enfants des suppliciés, et fait circuler ses écrits subversifs de la période irlandaise. Ce fut une rude confrontation avec l’entourage, qui alla jusqu’à une agression armée une nuit dans sa propre maison. Lui et les siens durent quit- ter précipitamment le village. Prémonitoirement, il avait écrit peu avant à son ami Hogg de ses ex-alliés devenus ses ennemis : « Le côté déplaisant de l’affaire, c’est qu’ils poursuivent les gens à mort, ceux qui ne sont pas pareils. »

Dès lors, Shelley a compris : aucune pratique commune n’est pos- sible fût-ce avec les plus progressistes des réformateurs. C’est en fait revivre le même malentendu qu’avec les réformateurs Irlandais. Au sein de ce système d’exploitation toute tentative de changement dans un domaine particulier suppose la collaboration avec ceux qui en détiennent les clés. La lutte ne se divise pas, c’est le cœur de la société même qu’elle doit viser, sinon elle se condamne à devenir avec le temps l’alliée, le soutien « naturel » de la modernité, c’est-à-dire du nouvel ordre économique totalitaire en train de se mettre en place.

Et grâce aux exigences radicales de ce regard, le poème La Reine Mab va s’emparer du réel dans une approche critique qu’illumine le rêve d’un monde totalement rénové.

LA REINE MAB, poème philosophique se tient sur le fil vibrant de ses expériences sociales violentes, enrichies de ses lectures scientifiques, philosophiques, économiques, historiques (notamment Godwin, Laplace, D’Holbach, Gibbon, Rousseau et Volney[14]). Les notes, longues et très importantes[15], permettent de préserver le corps même du poème de tout didactisme, comme l’explique lui-même Shelley.

Alors que la répression s’acharnait sur les victimes de la révolution industrielle, le déchiffrement de la « charte ensanglantée du malheur universel », qui forme la trame accusatrice de La Reine Mab – abjection de la religion et de la tyrannie politique, de l’exploitation et du commerce, perversion de l’amour humain par l’institution du mariage –, fait écho à l’action subversive sur le terrain.

C’est à Queen Mab, la reine des fées des légendes enfantines – pré- sente dans le Romeo et Juliette de Shakespeare –, que Shelley confie le langage de vérité sur ce monde. C’est elle qui va tenir en éveil l’Esprit de l’héroïne, Ianthe, au corps endormi, pour lui apprendre les leçons révolutionnaires du passé et du présent, dans une belle tension vers l’avenir.

Sur les pas du Volney des Ruines, Shelley dresse le tableau drama- tique des cathédrales, palais, prisons tombés en poussière, seuls vestiges d’un sombre passé ravagé par la superstition, le despotisme, la cupidité, l’esclavage – macabre mise en accusation d’une société dans laquelle «le palais de l’esclave monarque s’était moqué du faible gémissement de la Famine et des larmes silencieuses de la Pauvreté ».

Cette histoire de l’aliénation et de la libération nécessaire de l’homme, inaugurée dans La Reine Mab, se déploiera dans la suite de son œuvre, relancée à chaque moment fort de l’histoire sociale anglaise pour culminer dans La Mascarade de l’Anarchie. Les deux cibles indissociables en seront l’exploitation économique et le pou- voir politique – le pouvoir de ceux qui sont « versés dans l’art d’entor- tiller les pieds de la Justice dans la loi ».

«Religion et morale, telles qu’elles existent, composent un code pratique du malheur et de la servitude ; le génie du bonheur humain doit arracher chaque page du maudit livre de Dieu avant que l’homme puisse en lire l’inscription dans son cœur», écrit Shelley. «Religion et politique se sont entendues comme larrons en foire; la première a enseigné ce que voulait le despotisme : le mépris de l’espèce humaine, son incapacité à réaliser un bien quelconque, à être par elle-même quelque chose », écrit Hegel en 1795 à Schelling. C’était déjà dans l’air du temps pour les esprits libres. Mais l’Infâme a la peau dure puisqu’il règne encore, quelles que soient les formes idéologiques qu’il revête.

Aux yeux de Shelley, la religion est non seulement un concentré de superstitions niaises, mais elle est profondément malfaisante : elle soumet, asservit l’homme à des aspirations vides, le coupe de la richesse réelle et potentielle du monde, qui, à son tour, privé de tout échange avec l’individu recroquevillé sous son ciel étroit, se dessèche, devient poids mort et ne se manifeste plus que comme force oppressive. À quoi bon attaquer une religion d’esclaves, si on ne s’attaque pas à ce qui la rend possible, et même « nécessaire » ?

Des méfaits sans nombre du règne de l’économie qu’étaye la soumission religieuse, il n’est pas de pire à ses yeux que la mutilation qu’impose la réalité présente à l’individu en étouffant son génie créateur :

La baguette de fer de la Pauvreté force toujours son misérable esclave à ployer les genoux devant la richesse, à empoisonner d’inutiles peines une vie sans consolation, à resserrer les chaînes mêmes qui l’attachent à son destin. […] Que de Milton manqués ont passé sur la terre, étouffant les muets désirs de leur cœur dans les soucis et les fatigues d’un labeur sans repos.

Quel espoir reste-t-il à ces «esclaves que la force ou la faim contraint, sous un ignoble maître, à accomplir une froide et brutale corvée » quand, aliénés dans le monde des choses qu’ils produisent, ils deviennent «poulies à peine vivantes d’une machine morte, purs engrenages mécaniques, et articles de marché, parés de la fière et bruyante pompe de la richesse » ?

Pourront-ils déserter les sentiers battus de la misère et de la rési- gnation, quand le pouvoir, bras armé de la Richesse, est là qui veille, contrôle, asservit, châtie et déforme ? Car au-delà même de la terreur qu’elle inspire, son action aggrave la déshumanisation déjà à l’œuvre dans le processus économique :

Le pouvoir, comme une peste désolante, souille tout ce qu’il touche; et l’obéissance fléau de tout génie, vertu, liberté, vérité, des hommes fait des esclaves, et de l’organisme humain, un automate, une machine.

Sous l’égide de ce pouvoir aliénant, l’exploitation ne se limite pas à l’espace du seul travail ; le commerce s’empare de l’homme tout entier :

Tout s’achète, la lumière même du ciel se vend ! Les inépuisables dons d’amour de la terre, les plus petites et les plus misérables choses qui se cachent dans les profondeurs de l’abîme, tous les objets de notre vie, la vie elle-même, et cette pauvre dose de liberté qu’accordent les lois, l’amitié de l’homme, ses devoirs d’amour humain que son cœur devrait le presser d’accomplir instinctivement, tout cela s’achète et se paie comme dans un marché public, où l’égoïsme non déguisé met sur chaque objet son prix, l’estampille de son règne. L’amour même est vendu !

Au malheur de l’aliénation, nul n’échappe et encore moins ceux qui en sont les instruments les plus directs: «Prince, roi nourri de pompes, tu accables la terre gémissante du poids de tes lâchetés et de tes crimes. Jette un regard sur ton être misérable ! N’es-tu pas, dis- moi, le plus véritable esclave qui jamais ait rampé sur cette horrible terre ? Tes jours ne sont-ils pas des jours de mortel ennui ? Et avant que la longue torture de la nuit soit achevée, ne cries-tu pas : quand viendra le matin ?… Ton esprit n’est-il pas infirme comme ton corps énervé, incapable de jugement, d’espérance et d’amour ? »

À l’instar de Rousseau, Shelley, dans cette éprouvante condition qui brasse tous, victimes et bourreaux, dans une même abjection, voit l’œuvre de la société. Tant il est vrai que « rois et sujets… jouent entre eux une partie toujours perdante, dont les enjeux sont le vice et la misère ».

Mais voici que la Reine Mab nous révèle les « secrets de l’avenir ». Alors dans l’expression poétique s’élève le grand rêve d’émancipation sous les signes jumeaux de l’amour, l’amour qui peut tout, pour peu que l’homme soit capable de le « reprendre », et de la totalité humaine qu’il libère. Car « toutes choses sont recréées et la flamme de l’amour commun inspire toute vie ». Une longue note de La Reine Mab nous donne la clé de cette inspiration :

L’amour est la conséquence inévitable de la perception de la beauté. L’amour se flétrit sous la contrainte: son essence même est la liberté. Il n’est compatible ni avec l’obéissance, ni avec la jalousie, ni la peur. Et il est le plus pur, parfait et sans limite, là où ses fervents vivent dans la confiance, l’égalité et la transparence absolue.

De même que réduit à l’état d’objet de trafic, l’amour révélait l’emprise sans mesure de la tyrannie, il sera la pierre de touche d’une société délivrée. C’est dans sa liberté reconquise que pourra s’incarner ce rêve ancien et de toujours, d’unité, d’indivision entre la nature et l’homme, d’harmonie entre l’universel et le particulier, entre l’homme et lui-même donc.

Alors ce doux servage qui est l’être de la liberté, et qui rive des plus doux liens de la sensation les sympathies fraternelles des êtres humains, n’eut plus besoin des chaînes d’une loi tyrannique. Ces délicates et timides impulsions jaillirent de nouveau dans la primitive modestie de la nature, et avec une entière confiance laissèrent éclater les désirs naissants de son amour à l’aurore, que ne réprimait plus une idiote et égoïste chasteté, cette vertu des gens vertueux à bon marché, qui s’en- orgueillissent de leur insensibilité et de leur froideur pétrifiée.

Le venin de la prostitution n’empoisonna plus les sources du bonheur et de la vie. L’homme et la femme en toute confiance et amour, égaux, libres et purs, gravirent ensemble le sentier montueux de la vertu, que ne souillait plus le sang des pieds de plus d’un pèlerin.

Avec cette évocation visionnaire d’un monde qui aura connu sa révolution, nous sommes au bout du parcours initiatique auquel la Reine Mab a soumis l’Esprit :

Ma tâche est achevée : ta science est complète. Les prodiges de la terre sont à toi, avec toute la crainte et toute l’espérance qu’ils contiennent. Mes enchantements sont épuisés ; le présent reparaît. Hélas ! Un désert inexploré reste encore à soumettre à la main réparatrice de l’homme. » L’Esprit retrouve le corps d’Ianthe endormi : « Le corps et l’âme se réunirent alors. Un doux tressaillement agita le sein d’Ianthe. Les paupières veinées s’ouvrirent doucement. Les prunelles bleu sombre restèrent quelque temps immobiles. Puis, elle regarda autour d’elle avec étonnement, et elle aperçut Henri agenouillé en silence près de sa couche, veillant sur son sommeil avec les regards d’un silencieux amour, et les brillantes étoiles rayonnant à travers la croisée.

Et le poème se clôt ainsi, comme suspendu sur la fragile passerelle du présent, devant le vivant visage de l’amour. Alors s’ouvre la voie au futur – au carrefour de la crainte et de l’espérance, dans l’histoire inséparée de l’individu et de la communauté, qui implique réciproquement leur accomplissement ou leur malheur.

Dans cette aventure de l’Esprit, qui passe par la connaissance et la conscience totale d’un monde asservi, le dernier mot revient à l’Histoire libérée, à l’imagination utopique nourrie aux forces agis- santes du savoir, du rêve et de l’amour de « l’homme placé dans un monde toujours changeant pour être le fardeau et la gloire de la terre ». Il ne s’agit pas de remplacer une servitude par une autre, d’inverser les hiérarchies, mais de réinventer une société sans entraves, si vivante et si mouvante dans sa multiplicité qu’un tel jeu de bascule qui suppose maîtres et esclaves deviendrait impossible.

Conscient d’appartenir à un temps et à un sol forgés dans le fer de la révolution industrielle, en voie de prolétarisation constante, Shelley consacre une note importante de son poème au travail comme source de toute valeur. Sa réflexion qui s’attaque au déséquilibre inacceptable entre le besoin, la production et la jouissance dans la société ne se limite pas pour Shelley à la transformation de l’ordre social. Se dessine le rêve d’une vie réconciliée dans laquelle se refond tout ce que les hommes ont souffert, pensé, aimé, une harmonie qui embrasse la nature, l’univers tout entier, où chacun pourra se retrouver tel qu’en lui-même.

Opprimés et rebelles reconnaîtront les signes des temps présents et à venir dans cette volonté de mettre en commun les espoirs et les rêves captifs, afin qu’ils s’enflamment au contact des uns les autres et se libèrent enfin dans une immense insurrection « cette bacchanale de la vérité où nul ne peut rester sobre » (Hegel).

Le grand poème La Reine Mab est allé droit au cœur de ceux à qui Shelley voulait entre tous s’adresser. Dans les quelque trente années qui suivirent sa mise sous presse en 1813, ce fut le plus lu, le plus influent de tous ses écrits, et dans les seuls milieux du prolétariat et des radicaux. Déjà du vivant de Percy, La Reine Mab est entrée dans le réseau souterrain des éditions pirates à bas prix, souvent punies de lourdes amendes et de mois de prison pour leurs initiateurs. Ce poème conçu et forgé en plein climat insurrectionnel luddite accompagnera durablement le mouvement ouvrier anglais ; les partisans de l’utopie owenienne s’en emparèrent, il devint la Bible des chartistes. Il atteindra les milieux radicaux américains avec une édition à New York dès 1821, fut répandu sur le continent européen dans des éditions à bon marché et connut plusieurs traductions en allemand, dont l’une fut entreprise par le jeune Engels au moment même où bouillonnaient les mouvements révolutionnaires de 1848.

Quant à la vengeance des défenseurs de l’ordre établi, elle fut impitoyable : en 1816, après la mort d’Harriet, on retira à Shelley la garde de ses enfants et dans le jugement, un écrit est cité comme marque incontestable de l’indignité de son auteur : La Reine Mab.

Après leur victoire sanglante mais difficile sur les luddites, le pou- voir, la haute bourgeoisie et la caste nouvelle des industriels s’organisent. Les mailles du filet policier enserrent le pays, les espions placés dans les milieux « à risque » de la misère et de l’exploitation sont efficacement relayés par le réseau d’autodéfense spontanée des propriétaires, fonctionnaires et élus locaux. Les casernes s’imposent comme un élément « naturel » du paysage manufacturier anglais.

La combativité des opprimés semble brisée, une nuit de lassitude désespérée, de méfiance s’étend sur l’Angleterre.

Une crise grave, probablement accentuée par cette atmosphère, va bouleverser la vie de Shelley et d’Harriet. La complicité juvénile qui les a unis, entraînés dans des projets de propagande, de contacts en Irlande et ailleurs, se distend. Cette relation dans laquelle Percy joue le rôle d’initiateur et de moteur intellectuel s’étiole d’autant plus vite qu’aucune actualité brûlante ne la porte plus vers l’avant. Malgré la présence de la petite Ianthe, née un an plus tôt, et l’annonce prochaine d’un nouvel enfant, l’insatisfaction creuse entre eux une distance infranchissable. Un poème du mois d’avril 1814 en dit l’amertume : « Ne t’arrête pas ! Le temps est passé ! Chaque voix crie : Va-t’en ! Ne tente pas d’une dernière larme d’attendrir ton amie ; l’œil de ton amante, vitreux et froid, n’ose te supplier de rester ; le devoir et l’abandon te rendent à ta solitude. » Leur lien se défait.

Amie, dont la présence sur mon cœur flétri par l’hiver est tombée comme un resplendissant printemps sur une plaine sans herbe, que tu étais belle et calme et libre dans ta jeune sagesse, quand tu brisais et faisais voler en éclats la mortelle chaîne de la Coutume et que tu marchais aussi libre que légère au milieu des nuages […] ; et mon âme s’élança, pour te rencontrer, du sein des douleurs qui l’avaient si longtemps retenue captive. Dédicace à Mary de Laon et Cythna

CE FUT dans cette période de trouble profond qu’il fit la rencontre foudroyante en juillet 1814 de Mary, la fille de Godwin.

La mère de celle que Shelley appelle « enfant de l’amour et de la lumière» était Mary Wollstonecraft, connue surtout comme la grande pionnière de l’émancipation féminine, mais qui fut aussi une des inspirations et un des personnages majeurs du radicalisme anglais. Elle appartenait au même cercle de « jacobins anglais » enflammés par la Révolution française que Thomas Paine, William Godwin, Thomas Hardy[16]. Sa Défense des droits des hommes est la première réponse radicale aux Réflexions sur la Révolution française du tortueux Edmund Burke. Shelley avait été profondément influencénpar les idées révolutionnaires de Mary Wollstonecraft et sa critique du mariage. Mary Godwin vouait à sa mère, morte à sa naissance, un véritable culte. Comme Shelley, elle avait dévoré ses écrits et c’est sur la tombe de Mary Wollstonecraft où elle avait coutume de se retirer et de lire qu’elle dit son amour à Percy. Ainsi ce fut sous le signe de la pensée rebelle que la passion flamba entre eux.

Paradoxalement, ce fut de celui qu’ils vénéraient pareillement comme un libérateur de l’esprit, Godwin, que leur vint la première condamnation que suscite ordinairement toute évidente passion nouvelle. Mary fut consignée à la maison, interdite de visites. Et c’est ainsi qu’une nuit, bravant le courroux paternel qui jamais ne désarmera, ils s’enfuirent sur le continent, accompagnés d’une demi-sœur très proche.

Shelley n’était plus seul en éclaireur sur la route périlleuse qu’il s’était choisie en s’abreuvant « aux sources défendues du savoir ». Tous deux se sont reconnus dans le mépris commun de ce qu’enseignaient les tyrans et les puissants de ce monde, à la même hauteur exaltée d’exigences et d’aspirations. « Toi et moi, douce amie, nous pouvons briller dans notre sérénité comme des lampes dans la nuit orageuse du monde… » (Laon et Cythna). Rien ne devait les séparer désormais.

Un roman inachevé, Les Assassins, rédigé en 1814 avec l’ardente complicité de Mary au cours de leur fugue, nous reste comme un témoignage de cette créativité de l’amour porté à l’incandescence, de cette allégresse des rêves partagés.

Vivre, respirer, se mouvoir, cela seul était une sensation d’indicible ravissement. Chaque fois qu’il contemplait la condition de son existence, l’heureux enthousiaste éprouvait un redoublement de joie et chacun des organes qui ouvrent l’esprit aux choses extérieures acquérait une perception plus vive et plus exquise de tout ce qu’elles contiennent de charmant et de divin. Aimer, être aimé devenait soudain pour son être un besoin si insatiable que le vaste cercle de l’univers qui enferme des créations d’une si inépuisable variété, d’une grandeur si étonnante dans leur perfection, semblait trop étroit et trop borné pour le rassasier jamais.

Cette réalité explosive de l’amour qui réclame un renouvellement total du monde n’a pu qu’exalter l’imagination séditieuse de Shelley. Dans son roman, les Assassins formaient une petite communauté de chrétiens primitifs de Jérusalem à l’époque où l’armée de Rome en faisait le siège. Bientôt en proie « à l’hostilité des riches et des puissants », et « attachés par principe à la paix, n’ayant que mépris et horreur des plaisirs et mœurs de la masse dégénérée de l’espèce humaine, cette humble société d’hommes honnêtes et heureux s’enfuit dans les solitudes du Liban ». Les Assassins « réglaient leur conduite envers leurs semblables d’après les conclusions de leur jugement individuel. Ils regardaient l’intelligence humaine comme devant être la règle par excellence de la conduite des hommes. »

Les Assassins «ne comptaient parmi eux ni poètes ni philosophes ». Nous sommes loin de l’idéal godwinien d’une petite élite éclairée dont le rôle serait d’éduquer les masses. Il s’agit là d’une véritable communauté des consciences qui récuse toute hiérarchie, toute spécialisation du savoir, de la pensée et de la création : la poésie et la philosophie doivent être faites par tous.

Ainsi séparés et à l’abri d’un monde abhorré, toute préoccupation de ses jugements fut effacée par la rapidité de leur ardente imagination. Ils cessèrent de reconnaître, ou dédaignèrent de conserver les distinctions que la majorité des esprits bas et vulgaires impose aux aspirations… Un feu nouveau et sacré s’embrasa dans leur cœur et étincelait dans leurs yeux…

Dans la vallée où s’établirent les Assassins pour en faire leur refuge fertile et heureux, nous retrouvons ces ruines chères à l’imagination gothique de Shelley, vestiges d’un monde terrible de palais et de temples conçus autrefois par des tyrans et bâtis par des esclaves :

L’oranger en fleur, le baumier, d’innombrables arbustes odoriférants poussaient en une abondance désordonnée dans les portiques dévastés. […] L’esprit humain, la main humaine s’étaient occupés ici à accomplir ses plus profonds miracles : c’était un temple dédié aux dieux du savoir et de la vérité.

Quatre siècles passèrent, et « alors que la terre était remplie de dis- corde, de tumulte et de destructions » où le temps était « mesuré et créé par les vices et les misères des hommes », les Assassins, à l’écart, vivaient dans le sillage merveilleux d’une source qui jamais ne peut tarir : l’abolition du temps. Ainsi « leur avenir n’existait plus que dans l’heureuse tranquillité du présent… Déjà avait commencé pour eux la paix éternelle. Les ténèbres avaient disparu des portes ouvertes de la mort». Entre eux « dans leur ermitage sacré », la transparence était totale, « tous formaient pour ainsi dire un seul être» et «leur république était le théâtre de perpétuels assauts de bonté ; non pas l’affabilité hypocrite des marchands, mais la bonté vraie qui se lit aisément dans chaque trait du visage et dans chaque mouvement du corps. »

Dans ce cercle enchanté, hédonisme et éthique ne font qu’un :

Ne s’embarrassant guère des complications de la vie civilisée, ils ne savaient comment concevoir un bonheur qui ne peut être complet sans être partagé, ou qui n’aspire point avidement à se reproduire, à s’engendrer sans cesse lui-même… Ils jugeaient avec clarté, dans chaque circonstance, quelle manière d’agir il fallait adopter de préférence pour arriver à produire sûrement le plus grand plaisir. »

Les Assassins ont bâti cette communauté idéale d’amour et d’inextinguible créativité à l’écart du monde. Et c’est grâce à la distance infinie entre leurs aspirations éthiques et la société qu’ils ont fuie que Shelley peut faire surgir cette opposition irréductible. Leur désir même d’une existence ouverte à l’humanité entière non seulement leur interdisait de s’en tenir à une posture défensive, mais les poussait à porter plus loin le feu. C’est au moment où Shelley imagine un Assassin égaré dans la société civilisée que son écrit prend un sens pivotal, paroxystique, la forme explicite d’une déclaration de guerre à la société.

Se pose en effet le problème de la violence. « Un Assassin que le hasard eût fait habiter dans un pays civilisé serait par principe en état de guerre incessant. » Comment pourrait-il tolérer sans le combattre un « pouvoir issu de la faiblesse des opprimés et de l’exploitation de leur ignorance ? » Non, « la religion d’un Assassin lui impose d’autres vertus que la résignation quand ses semblables gémissent sous la tyrannie ou qu’ils sont devenus trop semblables aux brutes, trop abjects pour sentir les chaînes. »

Si l’Assassin restait inerte dans ce monde de maîtres et d’esclaves, l’homme amoureux et paisible qu’il était parmi les siens se ferait « le coursier du mensonge» au milieu «des fantômes de malheur et de méchanceté qui tiennent leur cour pareille à celle de la mort, assis sur des trônes étincelants, et dans les tanières dégoûtantes de la pauvreté ». Alors sa route « à travers les déserts de la société civilisée serait marquée par le sang de celui qui opprime et qui ruine », qui « achète son pain quotidien avec le sang et les larmes des hommes ». Non, le bras sauveur de l’Assassin devra arracher les persécuteurs «à leurs couches somptueuses pour les plonger dans le froid charnier ».

Dans cette vision où la liberté prend le visage de la violence Shelley prend, là encore, ses distances avec ces héritiers des Lumières qui comme Godwin croient à un lent dépérissement de la domination au fil des progrès de l’éducation dans la société.

Plus que jamais, Shelley deviendra le guetteur et le héraut des manifestations de cette résistance unique, irrépressible, de ceux qui sont « inférieurs à leurs adversaires en tout, sauf en espoir invincible de la liberté ».

De la solitude ou de cet état d’abandon où nous sommes encerclés d’êtres humains qui ne sont pas en sympathie avec nous, vient notre amour pour les fleurs, l’herbe et les eaux et le ciel. Sur l’Amour

NÉANMOINS le retour obligé sur le sol natal des amants en fuite, en proie aux difficultés matérielles, se fera surtout sous le signe d’un certain désarroi existentiel ; les rapports avec Godwin, toujours en mal d’argent, seront marqués, outre son indigne ressentiment de père possessif et jaloux, par un souci quelque peu sordide ; des tensions d’ordre intime naîtront des relations fortes et difficiles entre Percy, Mary et Claire, la demi-sœur de Mary.

Dans ce temps d’orage et de détresse, malgré et à cause du lien intense avec Mary, s’exprime pour la première fois dans les écrits de Shelley un désir pathétique de rapprochement avec la nature. Non que la nature ait été absente des œuvres antérieures comme La Reine Mab et Les Assassins, mais elle apparaissait alors mûrie par l’amour des hommes, joyeuse, sublimée, portée par la chaleur utopique «des secrets de l’avenir ». Si l’inspiration de ces écrits-là était imprégnée par le Rousseau du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, cité dans les Notes de La Reine Mab, c’est maintenant le visage blessé du Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire que l’on retrouve :

Tant que les hommes furent mes frères, je me faisais des projets de félicité terrestre ; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvais être heureux que de la félicité publique [….] alors me réfugiant chez la mère commune j’ai cherché dans ses bras à me soustraire aux atteintes de ses enfants.

Ce trouble se cristallisera dans Alastor ou l’Esprit de solitude. L’amour qui ne peut s’épanouir dans cette société étroite et mercantile s’épanche dans la nature. Dans ce poème hanté par la finitude et la mort, se détache une image, comme si Shelley avait eu la prescience de sa fin tragique en 1822: «Une petite chaloupe flottant près du rivage frappa les regards de l’impatient voyageur. […] Une impulsion irrésistible le poussait à s’embarquer et à aller au-devant de la mort solitaire sur le morne désert de l’océan. »

La légende qui fit de Shelley un poète éthéré et désincarné doit beaucoup à Alastor. N’était-ce pas comme un retour à l’une de ses grandes admirations et inspirations de jeunesse, Wordsworth ? Non, Wordsworth, en abandonnant les idéaux révolutionnaires, en se ralliant aux puissants, a trahi cette humanité qu’il avait célébrée comme le ferment de la nature, et c’est sur cette désertion que Shelley mettra l’accent en 1815 dans son adresse À Wordsworth :

Poète de la nature, tu as pleuré en voyant partir des choses qui jamais ne reviennent : l’enfance et la jeunesse, l’amitié et la première incandescence de l’amour se sont enfuies comme de doux rêves, te laissant te désoler. Je sens ces communes douleurs. Mais il y a une perte qui est véritablement mienne, que toi aussi tu sens, mais que je suis seul à déplorer… Tu étais comme un astre solitaire dont la lumière brillait sur quelque frêle barque dans le rugissement de minuit de l’hiver : tu étais semblable à un refuge bâti sur du roc, dominant la multitude aveugle et larmoyante; dans une pauvreté ignorée, ta voix avait tissé des chants consacrés à la vérité et à la liberté! Déserteur de tout cela, tu me laisses me désoler, parce que tu as cessé d’être ce que tu étais.

Cette critique révèle s’il en était besoin à quel point Shelley, déjà en rupture avec sa classe, l’était aussi avec ses pairs. Il en dit long aussi sur son isolement.

POURTANT Shelley fit bientôt la rencontre de celui auquel la postérité, à tort ou à raison, lia son nom pour toujours. En 1816 le poète Lord Byron s’était exilé, fuyant l’Angleterre, les huissiers, les créanciers et les professeurs de vertu. Claire, la demi-sœur de Mary, qui s’était passionnément éprise de Byron, décida Mary et Shelley à le rejoindre à Genève. Ils passèrent l’été sur les bords du lac Léman dans un climat d’échanges intenses, tous unis dans l’admiration de Rousseau, dont Byron et Shelley cherchaient les traces dans la région. La vue du château-prison de Chillon les bouleversa et inspira sur le champ à Byron son poème Le Prisonnier de Chillon. Et ce fut au cours d’une conversation vespérale, à l’orée de leur amitié, que naquit en Mary l’idée de ce qui sera le célèbre Frankenstein ou le Prométhée moderne.

Ce roman paraîtra anonymement en 1818 et connaîtra un vif suc- cès. De nos jours, du moins en France, c’est souvent à la notoriété de Mary Shelley que l’on doit encore la survivance du nom du poète. Le lecteur convaincu de la féministe Mary Wollstonecraft ne s’en serait sûrement pas plaint… Frankenstein scellera la richesse d’un itinéraire commun à Mary et Percy avant même qu’ils ne se rencontrent et le chemin ensemble parcouru ensuite: Le fort parfum rousseauiste, la splendeur lyrique de la nature, le choix comme lieu de naissance du Monstre de la ville bavaroise d’Ingolstadt, qui avait été le berceau de la conspiration des Illluminés en 1776. La passion dévoreuse de savoir, les lectures de Frankenstein avaient été les leurs, Goethe, Milton. Une œuvre ultérieure de Shelley, Le Prométhée délivré, y fera écho.

Shelley et Byron communiaient dans un même refus de l’hypocri- sie sociale et leur amitié comme leur admiration était réciproque. Mais ce fut une affinité troublante pour Shelley, car ils avaient des convictions et une approche de la vie en bien des points antagonistes. Deux ans plus tard, au cours d’un nouveau séjour commun à Venise, Shelley fera de cette relation privilégiée l’objet d’une transposition poétique, qui colle de très près à la vérité autobiographique. Ce sera Julian et Maddalo, Conversation.

Julian, c’est Shelley ; et le comte Maddalo n’est autre que Byron, que Shelley, dès le prologue, nous présente ainsi : « Un homme de génie le plus achevé, et capable, s’il le voulait, d’employer ses forces à devenir le sauveur de son pays dégradé. Mais son faible est la fierté ; la comparaison de son génie extraordinaire avec les esprits mesquins qui l’entourent lui donne une conception intense du néant de la vie humaine. Son ambition se dévore elle-même, faute d’objets qu’elle puisse considérer comme dignes de l’exercer. »

C’est ce nihilisme byronien teinté de cynisme qui froissera maintes fois la sensibilité confiante de Shelley.

Shelley trace ensuite son propre portrait sous les traits de Julian, « un Anglais de bonne famille, passionnément attaché à ses idées philosophiques qui affirment le pouvoir de l’homme sur son propre esprit, et les immenses améliorations que l’extinction de certaines superstitions morales pourrait réaliser dans la société humaine. Sans se dissimuler le mal qui existe dans le monde, il ne cesse de spéculer sur les moyens de faire triompher le bien. C’est un parfait infidèle, un railleur déterminé de tout ce qui est réputé saint ; et Maddalo prend un malicieux plaisir à provoquer ses railleries contre la religion. On ne sait pas au juste ce que Maddalo pense sur ces matières. »

Dans leurs déambulations communes dans Venise, alors qu’ils approchaient l’Asile de fous, ils entendirent la cloche « noire et lugubre» qui rappelait aux enfermés l’heure de la prière du soir. À la remarque écœurée de Julian-Shelley : « Ils ont autant de motifs que de besoin d’adresser à leur rigoureux Créateur des prières de remerciement ou d’espérance pour le sombre lot de leur destinée. », Maddalo- Byron s’exclame, : « Oh ! Oh ! Vous parlez comme aux années passées » puis met généreusement en garde Julian, comme Byron le fit d’ailleurs dans la vie avec son ami Shelley «Vous avez toujours été, au milieu du troupeau du Christ, un dangereux infidèle, un loup parmi les doux agneaux. Si vous ne savez pas nager, défiez-vous de la Providence ! »

Et quand Julian-Shelley affirme avec confiance : « C’est notre volonté qui nous enchaîne ainsi au mal consenti. Nous pourrions être tout autrement ; nous pourrions être tout ce que nous rêvons d’être, heureux, élevés, vraiment grands. Où est la beauté, l’amour, la vérité que nous cherchons, sinon dans nos propres esprits ? », « Vous parlez Utopie… » tranche Maddalo-Byron. Là se situe le nœud indéfectible de leur différence. «J’ai connu quelqu’un comme vous, poursuit Maddalo, qui vint il y a quelques mois dans cette ville, avec qui j’ai eu cette même discussion, et maintenant il est devenu fou, et il me répondait comme vous, le pauvre garçon! Mais, si vous le désirez, nous irons le visiter, et son étrange conversation vous montrera combien sont vaines ces ambitieuses théories. »

Qui mieux en effet que Julian-Shelley était à même de compren- dre le soliloque pathétique que tint l’Enfermé lors de leur visite :

Moi, dont une larme d’étranger pourrait user le cœur comme les gouttes d’eau la pierre de la fontaine sablonneuse ; moi, qui aimais et prenais en pitié toutes choses, qui pouvais gémir sur des malheurs que d’autres ne soupçonnent pas, qui pou- vais voir l’absent avec le regard de l’imagination, m’asseoir et pleurer avec le pauvre et l’opprimé, suivant le prisonnier à son cachot profond ; moi, qui suis comme un nerf que font vibrer les oppressions de cette terre que les autres ne ressentent pas.

Il s’était retrouvé dans l’Asile sous la torture d’un amour déchu : « le combustible de l’enfer de l’esprit : haine, mépris, remords, désespoir… Je vis pour montrer ce qu’un homme peut supporter, sans mourir ! »

Ce qu’un homme tel que lui peut supporter sans mourir, d’autres en ont montré tragiquement les limites… Comment ne pas évoquer d’autres fervents fous de la pensée et de la vie totales, tel Hölderlin, Nerval, Nietzsche ou Antonin Artaud, leur existence déchirée par une aspiration impossible à combler, à laquelle il leur était impossible de renoncer jusqu’à y perdre la « raison » ou la vie, dans de terribles souffrances. Ce fut peut-être la chance de Shelley d’avoir disparu jeune encore avant de connaître un destin semblable.

Si la réputation scandaleuse de Byron fut beaucoup plus tapageuse que celle de Shelley, ce fut moins sur le terrain des idées que par sa conduite ostentatoire qui outrageait les bien-pensants. Car, en vérité, le véritable sujet de désordre, irréductible aux conventions de l’époque, c’est bien Shelley, l’athée affirmé, l’ami déclaré du faible dans les conflits sociaux, celui enfin qui revendiquait ardemment la libération de la femme autant que de l’homme dans l’amour libre. Nombre de relations mondaines de Byron mirent celui-ci en garde, d’ailleurs en vain, contre la fréquentation de Shelley qui risquait de compromettre toutes ses chances de retrouver son rang en Angleterre. La société savait qui était son véritable ennemi, celui qui n’a pas de place dans la représentation qu’elle veut se donner d’elle-même.

Et c’est pourquoi, aux yeux de Shelley, Byron, en dépit de sa géné- rosité et de son courage, reste un homme de ce monde. À un Byron, non exempt de morgue de classe et de cynisme dans ses attitudes et mœurs publiques, la société peut donner un rôle – fût-il celui du scandaleux, du provocateur – tant qu’il ne remet pas en cause l’essentiel : la hiérarchie sociale. Dans ce jeu de rôles que la société tolère ou selon les besoins encourage, elle peut aussi en faire un héros, quand Byron se sanctifiera lui-même sur l’autel de la pensée libérale en s’engageant spectaculairement dans la lutte pour la libération de la Grèce.

Toute intense qu’elle ait pu être, l’amitié avec Byron ne fera que souligner la singularité solitaire de Shelley, exilé dans son temps comme dans la société.

Les tyrans de la Cité d’Or tremblent au son des voix qui s’entendent dans les rues. Laon et Cythna, Chant IV

DEUX MOIS après leur retour en Angleterre, parvint à Shelley la nouvelle bouleversante du suicide d’Harriet. Un proche, l’éditorialiste Leigh Hunt[17], témoigne d’un Shelley frappé par le remords d’avoir entraîné Harriet dans un univers de pensée et de vie pour lequel elle n’était pas vraiment armée.

S’ensuivit un long et cruel procès intenté par la famille d’Harriet pour enlever à Shelley la garde des enfants. Ainsi furent jetées en pâture à la Justice et à l’opinion publique la vie intime et les convictions de Shelley. Ce fut la curée contre l’athée, le républicain, le fauteur de troubles, l’auteur scandaleux de La Reine Mab. Le Lord Chancelier Eldon[18] lui-même, ministre impitoyable bien connu et redouté de tous les humiliés et offensés du pays, proclama l’avis de déchéance paternelle dans une atmosphère lourde de vengeance sociale. Rien d’étonnant à retrouver cet Eldon dans la parade sanglante du poème La Mascarade de l’Anarchie puis dans la cour infâme que forment les crapules de ce monde autour de Peter Bell the Third, parmi les courtisans grotesques de Œdipus Tyrannus ou Swellfoot [Gros-Pied] le Tyran.

Avec cette « irruption de la chancellerie » au cœur de sa vie intime, Shelley se sentit comme jamais en phase avec les malheurs et misères qui s’abattaient alors sur le peuple anglais. Son amitié nouvelle avec Leigh Hunt, très actif éditorialiste libéral engagé, le mêlait encore plus étroitement à l’actualité de la révolte et de la répression.

La paix revenue entre les États, les possédants se préparent mainte- nant à mener une guerre sociale impitoyable contre leur propre peuple. Éviter une révolution était devenu la principale préoccupation d’une puissance qui avait guerroyé plus de vingt ans pour écraser le foyer des troubles, né en France en 1789. Une nouvelle engeance d’espions et d’agents provocateurs prolifère, les mouchards pullulent, les bourgeois s’organisent en milices. Il est vrai que le parti des exploiteurs pouvait trembler en cette après-guerre. Les milliers de soldats libérés avaient peine à rentrer dans les cadres de fer de la révolution industrielle. La mécanisation accrue et la pression grandissante sur les salaires, la prolé- tarisation rapide des petits entrepreneurs ruinés par l’ouverture du blocus et la concurrence internationale, augmentaient encore le nombre de ceux qui n’avaient plus rien à perdre dans cette société.

La colère sourde qui fermentait depuis l’écrasement des luddites se transforma en une nouvelle et profonde vague d’agitation. 1817 fut une année de troubles dans les régions manufacturières où circulaient avec une vigueur nouvelle les idées de la Révolution française. Les ouvriers de Manchester, enveloppés de misérables couvertures, vinrent défiler jusqu’au cœur de Londres : ce fut la marche des Blanketeers. Ils se heurtèrent à l’armée, plus de deux cents d’entre eux furent arrêtés.

Un jour le régent vit les vitres de son carrosse voler en éclats… Oui, quelque chose avait vraiment changé : les arrestations spectaculaires, le pilori, la potence omniprésente ne suffisaient plus à protéger l’Église, le roi, les riches : toute la « populace » des régions industrielles était devenue radicale. Dès 1816, il fallait la force armée pour contenir le peuple anglais. En témoigne le vaste programme de construction de casernes entrepris par le gouvernement pendant les guerres : cent cinquante-cinq casernes furent construites entre 1792 et 1815, dont un grand nombre dans les régions « déloyales » des Midlands et du Nord.

Le radicalisme de l’après-guerre était moins le fait d’une minorité organisée qu’une réaction de l’ensemble de la communauté des pauvres. Au printemps 1817, l’exécution publique du marin Cashman, pilleur d’armurerie, rameuta une foule de gueux en rage s’acharnant à faire sauter les barricades hérissées de soldats, qui entouraient l’échafaud. La dignité farouche de Cashman face aux bourreaux, fort de la confiance en son combat, unissait les esprits de la foule solidaire.

Quand les shérifs s’avancèrent, la foule donna libre cours à son indignation ; ce furent huées et sifflets de toutes parts. La foule essaya de forcer les barrages. […] Cashman semblait avoir perçu les sentiments des spectateurs, et joignant sa voix aux leurs, il s’écria avec une force extraordinaire : « Hourra, mes compagnons de lutte! Victoire! Courage!» […] Il repoussa les répugnantes approches de deux vicaires anglicans, pour s’adresser à la foule : « Et maintenant, mes bougres, un triple hourra quand je ferai le grand bond», et, lorsqu’il eut dit au bourreau d’«abaisser le bâton de foc », il poussa des hourras jusqu’au moment où la planche fatale disparut sous ses pieds[19]. Après quelques minutes d’un silence mortel, la foule hurla des heures durant son dégoût aux cris de « Assassins ! Honte ! Honte ! »

Le même mois, dans le Lancashire, Samuel Bamford, tisserand et secrétaire d’un club réformateur local, fut arrêté dans son village par un détachement de soldats. Aussitôt, une foule menaçante les entoura. Bamford fut placé dans une voiture escortée de dragons… et ce fut lui-même qui dissuada l’équipage de procéder à d’autres arrestations :

Sur la route de Chadderton Hall, je conseillai à mon guide de s’arrêter et de retourner à Manchester, l’assurant qu’il ne pourrait capturer aucun de mes camarades ce jour-là. Et, pour confirmer mes dires, j’attirai son attention sur Chadderton Heights et ses environs: on y voyait une foule de gens qui couraient comme des chasseurs, comme pour rejoindre la voiture près de Royton. “Tout le pays est alerté, lui dis-je, et tous ceux que vous voulez arrêter auront été informés de votre arrivée.” Il jura copieusement et dit qu’il n’avait jamais rien vu de pareil de sa vie ; l’officier des dragons qui chevauchait à côté de la voiture observa qu’une fois il avait vu quelque chose du même genre, en Irlande, mais jamais ailleurs.

La nuit du 9 juin 1817, des tisserands révoltés se réunirent à Pen- tridge, village du Derbyshire, pour rejoindre ensuite une «nuée d’hommes », venus du Yorkshire et de la lointaine Écosse, afin de déferler en masse sur Londres. Les manigances des agents infiltrés du Home Office transformèrent ce soulèvement en piège mortel. L’armée et la police se déchaînèrent.

Dans un pamphlet politique d’une âpre violence, Adresse au peu- ple sur la mort de la Princesse Charlotte, Shelley, en précisant que « la nouvelle de la mort de la princesse Charlotte, et celle de l’exécution [des meneurs de Pentridge] Brandreth, Turner et Ludlam, sont arrivées presqu’en même temps », souligne la crudité du contraste entre l’assassinat légal des insurgés et la solennité respectueuse et compatissante du deuil princier. La jeune princesse défunte était supposément très aimée et toute la nation était conviée à la pleurer.

« Le 7 novembre, Brandreth, Turner et Ludlam montèrent sur l’échafaud, relate Shelley. Des troupes de cavalerie, les épées tirées et brillantes, tenaient en respect la foule amassée pour assister à cet abominable spectacle. » Les trois susnommés, qui avaient joué un grand rôle dans l’insurrection avortée, furent poussés à la prise d’armes par un agent provocateur du nom d’Oliver, qui les avait convaincus que tous les ouvriers de l’Angleterre étaient prêts à en faire autant. Ils tombèrent dans une embuscade comme ils allaient vers Nottingham  se joindre à une assemblée censée siéger dans une forêt.«Tout était préparé, poursuit Shelley, et les dix-huit dragons réunis sans doute à l’avance conduisirent leurs victimes stupéfaites dans cette prison d’où ils ne sortirent que pour être dépecés par la main du bourreau. »

L’Adresse de Shelley dénonce d’un même souffle les complots du gouvernement contre les pauvres, insurgés en puissance, et les ravages de l’exploitation forcenée, qui ont poussé le peuple à la révolte.

Prends donc le deuil, peuple d’Angleterre. Revêts-toi d’un noir solennel. Et qu’on fasse sonner le glas ! .]La LIBERTÉ est morte elle aussi. […]Des chaînes plus lourdes que le fer pèsent sur nous, parce qu’elles enserrent nos âmes. Nous allons et venons dans une vaste prison, plus infecte qu’une enceinte humide et étroite parce qu’elle pour sol la terre et pour toit le ciel.

Suivons avec lenteur et respect jusqu’à sa tombe le cadavre de la liberté anglaise, et, s’il vient à apparaître quelque glorieux fantôme qui se fasse un trône d’épées brisées, de sceptres et de couronnes royales traînées dans la poussière, nous dirons que l’âme [l’Esprit] de la liberté s’est levée de sa tombe, en y laissant tout ce qui était mortel et grossier.

Cet appel séditieux en prise avec la sombre actualité donne chair et sang aux idées déjà développées dans les Assassins. Loin de sa dilection ancienne pour les conspirations avant-gardistes illuministes, Shelley affirme maintenant une confiance offensive dans les soulèvements du peuple lui-même, et en cela il épouse l’esprit de son temps.

CETTE IRRUPTION directe des opprimés sur la scène anglaise fut pour Shelley un réveil à la poésie et au sens même de la vie. Il commence en mai 1817 ce qui sera son plus long poème, d’abord publié sous le titre de Laon et Cythna ou la Révolution de la Cité d’or. C’est une projection visionnaire de cette époque particulière, comme l’annonce sa préface : « La ligue des Maîtres du monde et la restauration par les armes étrangères d’une dynastie expulsée ; […] les conséquences du despotisme légal, guerre civile, famine, fléaux, superstitions, et une complète extinction des affections domestiques ; le meurtre juridique des défenseurs de la liberté ; le triomphe temporaire de l’oppression, le présage de son inévitable chute ; la nature transitoire de l’ignorance et de l’erreur, et l’éternité du génie et de la vertu. Tel est le déroulé des esquisses qui composent le Poème.[20] »

Le théâtre en est quelque part en Orient, dans une évidente trans- position de la Révolution française, sous l’impulsion d’un couple amou- reux, Laon et Cythna. Dans la première édition, les deux amants étaient frère et sœur. Mais déjà effrayé par le contenu politique du poème, l’éditeur Ollier convainquit Shelley de gommer cette transgression supplémentaire et cet aspect subversif de la relation entre les deux héros ne figure pas dans l’édition définitive qui parut sous un nouveau titre : La Révolte de l’Islam, Poème en douze Chants. Dans sa première préface, Shelley revendiquait cette composante incestueuse pour « fortifier le sens moral» en l’épurant des «crimes de convention», car «c’est parce qu’il y a trop de vices artificiels qu’il y a si peu de réelles vertus. »

Dans sa quête de la totalité, Shelley refuse les séparations, les divi- sions des êtres entre eux et à l’intérieur d’eux-mêmes, et il met en jeu le lien indéfectible entre les passions individuelles et le devenir universel. C’est dans les yeux agrandis des amants que se dessine l’intelligence de l’avenir. La révolution s’enrichit de chaque parcelle des génies individuels qui en retour s’en nourrissent. « Toutes mes pensées étaient siennes, avant que revêtues de musique et de lumière, elles se résolussent en poésie ». Une route de feu et d’action s’ouvre devant les amants. Cythna « irréconciliable avec le monde » parle :

L’homme peut-il être libre si la femme est esclave ? […] Peuvent-ils, ceux dont les compagnes sont des bêtes condamnées à porter un mépris mille fois plus lourd que la fatigue ou l’angoisse, avoir le courage de fouler aux pieds leurs oppresseurs ?

Les deux amants se séparent afin de mener chacun dans un champ plus vaste la lutte pour la liberté.

Tous deux seront faits prisonniers. Laon s’évadera. Et l’armée révolutionnaire à sa suite s’emparera de la Cité. « Comme nous marchions, un cri d’allégresse éclata à la fois de toute la multitude, comme si la vaste et populeuse terre avait jeté dans ses cieux sans bornes la clameur soudaine de sa joie, après qu’un ouragan universel ait passé sur sa face… » Une femme, en réalité Cythna libérée de la captivité, s’adressant à la foule en liesse, chante ce nouveau monde indivisé, où la nature elle-même exulte :

Mes frères, nous sommes libres ! Les plaines et les montagnes, le gris rivage de la mer, les forêts et les fontaines sont les rendez-vous des plus heureux hôtes ; hommes et femmes affranchis de leur commun esclavage peuvent librement emprunter à l’amour sans lois la consolation de leurs chagrins […] Mes frères, nous sommes libres ! Les fruits étincellent sous les étoiles, et les brises de la nuit ondoient sur les blés mûrs, les oiseaux et les bêtes rêvent […] La Science et sa sœur, la Poésie, revêtiront de lumière les champs et les cités d’hommes libres.

L’exaltante paix est dans tous les cœurs, la fête est partout autour du « banquet des hommes libres », des feux de joie. Shelley songeait probablement à la fête de la Fédération dans la France révolutionnaire du 14 juillet 1790.

Laon, dans l’euphorie généreuse de la victoire, avait laissé la vie sauve au tyran. Celui-ci ne va pas tarder à contre-attaquer victorieusement et massacrer les révolutionnaires.

Faut-il pour autant tomber « dans cette sombre misanthropie qui est devenue le caractère dominant de notre époque, la consolation d’une déception qui ne trouve inconsciemment de réconfort que dans l’opiniâtre exagération de son propre désespoir » ? se demande Shelley dans la préface à Laon et Cythna. Dans une évocation de la Révolution française, il commentait déjà :

Si la Révolution avait complètement réussi, alors le despotisme et la superstition auraient perdu la moitié de leurs droits à notre horreur comme des chaînes que le captif peut ôter du plus léger mouvement de doigt, et qui n’atteignent point l’âme du poison de leur rouille ». À ses yeux la victoire de la réaction ne peut se lire que comme un appel à une autre révolution.

Alors que tout n’est que meurtre et désolation, haine et destruc- tion, que sévissent tous les fléaux de la Tyrannie, famine et peste, voici que Cythna et Laon se retrouvent. Ils s’unissent, « la consolation de toute peine», ils se parlent. Cythna raconte sa capture et comment, sur le bateau, elle avait converti à l’athéisme les marins, comment ceux-ci avaient libéré les esclaves qu’ils transportaient, comment ils s’étaient joints à la révolution.

Bientôt mes paroles humaines trouvèrent de la sympathie dans les cœurs humains. Les plus purs et les meilleurs, comme un ami avec un ami, firent cause commune avec moi […] Les femmes surtout que ma voix avait réveillées de leur froid, insouciant et volontaire esclavage, me cherchèrent ; une vérité avait secoué leur affreuse prison.

Ce ne sont pas là récits de vaincue: «Je ne puis ni souffrir, ni craindre, assise avec toi sur ce rocher solitaire, je souris […] Nous avons survécu à une joie qui ne connaît aucun chagrin, et je sens un calme puissant glisser sur mon cœur. » Et Cythna s’interrogeant sur leur devenir et celui de la révolution, poursuit :

Tandis que le tyran peuple les prisons de ses conquêtes, de pâles victimes sur l’échafaud sourient parce qu’elles ne peuvent parler; et jour après jour, la lune de la Science consumante s’évanouit parmi les étoiles ; et dans ces vastes ténèbres les fils de la terre adressent leurs prières à leurs immondes idoles, et les prêtres chenus triomphent; et, comme un fléau ou une rafale, une ombre d’égoïsme s’abat sur les regards humains.

C’est l’hiver du monde ! Et nous y mourons comme les vents d’automne s’évanouissent, expirant dans l’air gelé et brumeux. Mais regarde ! Le printemps vient, bien que nous devions passer – nous qui avons promis sa naissance – oui, passer comme l’ombre même qui du sein de notre mort, ainsi que d’une montagne fait jaillir l’avenir, un large lever de soleil; alors, couverte de l’ombre des ailes qui la parent, la Terre de son noir gouffre de chaînes s’élance comme un aigle.

Laon sera capturé. Chargé de chaînes, au milieu des gardes, il marche vers le bûcher ; la foule autour se rassemble dans le silence. C’est la scène transposée des exécutions de 1817. Les deux amants finissent par périr ensemble sur le bûcher, car Cythna, narguant les tyrans, s’est rendue pour partager le sort de Laon.

Shelley adjoint au poème un épilogue allégorique : Laon et Cythna, au terme d’un voyage fantastique à bord d’un bateau volant, voient apparaître « le temple de l’Esprit ». Et « porté par le son qui en sortait, s’en approchant de plus en plus, comme la lune rapide autour de cette glorieuse terre, le bateau enchanté aborda, et trouva là son port. »

SHELLEY fut très peu publié de son vivant, mais ses ennemis savaient le lire. En témoigne un article anonyme sentant très fort son flic paru en 1819 dans la très influente Quarterly Review. Le prétexte en était une critique de Laon et Cythna, et sa tonalité en dit long sur le climat de guerre de classe qui transformait – à juste titre – les idées de Shelley en véritable enjeu.

L’auteur anonyme, ancien condisciple de Shelley à Eton, y bavait sa haine partisane dans de multiples d’allusions à la vie personnelle de Shelley. Tout y passe: du mal-être du jeune Percy à l’école – « M. Shelley parle de son école comme “d’un univers de malheur”, de ses maîtres comme de tyrans, de ses condisciples comme “d’ennemis”, – hélas! Qu’est-ce là, sinon porter témoignage contre soi-même ? Quiconque sait ce que doit être normalement une public school ne trouvera dans ces vers que la trace d’un esprit rebelle, vain et gangrené… » – à son expulsion d’Oxford et à ses relations suspectes avec des mal-pensants à la Godwin…

Et dans un fiévreux précipité d’adjectifs, le plumitif s’épuise à définir l’inqualifiable Shelley « incapable d’apprendre dans l’enfance, désagréable dans la jeunesse, chagrin et efféminé à l’âge viril… trop jeune, trop ignorant, trop inexpérimenté et trop pervers pour entreprendre la tâche de réformer tout autre monde que le petit monde qu’il abrite en son sein… »

Mais quand il adopte ce répugnant ton goguenard qui est l’accueil habituel réservé par les gens « de bon sens » à toute pensée vive dérangeante, force est de reconnaître qu’il ne manque pas de perspicacité dans la dénonciation : « M. Shelley voudrait abroger nos lois – cela mettrait fin d’un seul coup aux crimes et aux méfaits ; il abolirait les droits de propriété, bien sûr il n’y aurait plus dès lors de violation de ceux-ci, plus d’animosité entre les pauvres et les riches, plus de testaments contestés, plus d’héritages litigieux […] il abolirait la Constitution, et nous n’aurions plus alors de tribunaux coûteux, de pensions ni de sinécures […] ni d’armée ou de flotte ; il démolirait nos églises, nivellerait notre establishment, et brûlerait nos bibles […] le mariage il ne peut le souffrir, et il serait mis d’un coup un terme à l’accroissement déplorable parmi nous des relations adultères, tandis qu’abrogeant la loi du ciel contre l’inceste, il ajouterait à la pureté et rehausserait l’ardeur de ces sentiments avec lesquels frère et sœur se regardent aujourd’hui ; en définitive, comme base de son plan tout entier, il nous ferait renier notre croyance en notre religion… Cela du moins est intelligible ; mais il n’est pas si facile de décrire la structure que M. Shelley voudrait édifier sur ce vaste tas de ruines… L’Amour, ricane-t-il, est la seule loi qui gouvernera le monde moral ».

Et le fielleux plumitif de commenter : « l’Amour est un grand mot qui a beaucoup de significations, et nous sommes bien en peine de dire laquelle d’entre elles il lui ferait endosser. Nous répugnons à le comprendre dans son sens le plus bas, bien que nous pensions qu’en l’occurrence tel serait le mode d’interprétation exact. Mais ce qui est du moins clair, c’est que M. Shelley ne l’entend pas dans son sens le plus élevé ; il n’entend pas cet amour, qui est l’accomplissement de la loi, et qui suit les commandements, car il supprimerait le Décalogue, ainsi que tout autre code de lois… »

Ayant rappelé «l’esprit orgueilleux et rebelle» de Shelley, son « impureté de pratique » il conclut : « Ce n’est pas facile, pour ceux qui ne font que lire, de concevoir combien d’orgueil bas, combien d’égoïsme froid, combien de lâche cruauté vont de pair avec les lois de cet “amour universel” et “sans loi”. »

Cette tension si rare vers une vie totale unissant convictions et pra- tique rendait Shelley plus dangereux encore, dans la mesure où elle s’appuyait sur une pensée cohérente et revendiquée. Derrière la dénonciation de l’individu Shelley, fils renégat de sa classe, c’est la figure poli- tique et philosophique d’une espèce de dangereux «niveleur», que l’honorable journaliste voulait atteindre – prometteur réquisitoire, quand on sait que, changeant à peine de métier, celui-ci deviendra… juge au service de Sa Majesté, de ses pompes et de ses lois.

Ce sont les grondements lointains avertisseurs de la terrible tempête qui s’approche. Les tyrans ici, comme pendant la Révolution française, ont les premiers versé le sang. Puissent leurs exécrables leçons ne pas être apprises avec une égale doci- lité ! Je persiste à penser que rien ne changera tant que les affaires d’argent seront entre les oppresseurs et les opprimés. Lettre de Shelley, le 9 novembre 1819

LE 16 AOÛT 1819, dans les faubourgs de Manchester, à St. Peter’s Field, plus de soixante mille ouvriers et ouvrières se rassemblent autour de bannières : « Liberté et fraternité », « Union ! », « Suffrage universel ! » ou encore « Une représentation égale ou la Mort » au-dessus de deux mains serrées portant le mot AMOUR. La milice à cheval charge la foule, sabre au clair. Le massacre dura dix minutes, laissant à terre onze morts et des centaines de blessés. Ce haut fait d’armes du pouvoir passa dans l’histoire sous le nom de Peterloo, sarcastique contraction de St. Peter et de Waterloo.

Shelley était en Italie quand il apprit la nouvelle. Il écrit à Ollier le 6 septembre :

Le jour où votre lettre est arrivée sont parvenues des nouvelles de la besogne de Manchester, et le torrent de mon indignation n’a pas fini de bouillir dans mes veines. J’attends avec impatience de savoir comment le pays va exprimer son sentiment sur cette oppression sanglante et meurtrière de ses destructeurs. Il faut faire quelque chose. Quoi ? Je n’en sais rien encore.

La réponse de Shelley, ce sera La Mascarade de l’Anarchie, Poème écrit à l’occasion du massacre de Manchester. Le poème fut composé dans la fièvre en quelques jours et envoyé à l’éditeur pour parution immédiate, mais dans la crainte de poursuites, celui-ci ne le publiera qu’en 1832 – dix ans après la mort de son auteur.

Le sous-titre, Poème écrit à l’occasion du massacre de Manchester, fait écho à un sonnet de Milton : Sur le récent massacre du Piémont (1655), fustigeant la décimation des Vaudois par les troupes catholiques du duc de Savoie. Le poète républicain Milton, ennemi du roi Charles Ier, aura toujours été pour Shelley une des inspirations majeures de son odyssée intellectuelle. Il était, dit-il, « seul debout, à éclairer un âge indigne de lui. » N’est-ce pas le rôle même de la poésie tel que Shelley a voulu le concevoir ?

Shelley désigne au peuple anglais ses ennemis du moment, en ren- dant à chacun les attributs du pouvoir qu’ils exercent : le Meurtre, la Fraude – le mensonge – et l’Hypocrisie. Le Meurtre emprunte le masque de Castlereagh[21] dont la réputation avait dépassé les frontières depuis la répression brutale en Irlande. Ce ministre des affaires étrangères, stratège redoutable de cette «Ligue des Maîtres du monde» dénoncée par Shelley, était conscient des enjeux de la lutte des classes jusqu’au niveau international. Attentif aux moindres signes de résurgence jacobine, il enserra l’Europe entière dans un filet de surveillance policière. Quand il se suicida en 1822, le peuple de Londres, tout au long du passage de son cortège funèbre, hurla sa haine.

La Fraude apparaît sous les traits de Lord Eldon, le larmoyant et cruel ministre de la Justice, celui-là même dont le jugement sépara à jamais Shelley de ses enfants – d’où cette image: «Et les petits enfants, qui jouaient étourdiment autour de ses pas, prenant chaque larme pour un diamant, s’y brisaient la tête. »

L’Hypocrisie enfin s’incarne dans l’organisateur du massacre, Sid- mouth, le tortueux ministre de l’Intérieur, fomenteur de pièges provocateurs bons à faire pendre les ouvriers. C’est lui qui, l’année précédente, avait fait construire à grands frais des églises dans les nouvelles cités industrielles pour « pacifier » la population écrasée de misère.

Ils sont tous là, les suppôts de la crédulité religieuse avec les évêques et les prêtres imposteurs, les pourvoyeurs de gibet avec les hommes de loi et leurs hommes de main, assassins gagés du pouvoir ! Et, couronnant le défilé, voici l’Anarchie[22] dont ils sont tous les créatures, comme le proclame inscrite sur son front la trinité du pouvoir : « JE SUIS DIEU ET ROI ET LOI ». Spectrale incarnation du désordre sanglant qu’inflige l’ordre dominant, l’Anarchie — «pâle jusqu’aux lèvres comme la mort dans l’Apocalypse » — domine la mascarade ! Mais son temps est révolu ! Une femme nommée Espérance l’arrache à son destrier et la jette à terre. Ce renversement ne libère pas pour autant le poème de sa tonalité tragique. Nous ne sommes qu’au seuil de la délivrance. L’Espérance n’a pu naître que sur le fumier déjà accumulé, solidifié de la misère et de l’esclavage. Et c’est cette femme «à l’œil patient» qui arrachant les masques va tenir le langage de vérité à la multitude asservie. «Qu’est-ce donc que la liberté? Ce qu’est l’esclavage, vous pouvez trop bien le dire ; car son nom a grandi jusqu’à être un écho de votre propre nom ! »

Cette écrasante puissance des rapports de force économiques dans la condition humaine, Shelley l’avait déjà évoquée dans La Reine Mab et ses écrits irlandais. L’économie comme clé de la liberté aussi bien que de l’oppression, c’est le secret du ton unique qui fait de la Mascarade de l’Anarchie un poème prophétique, car s’y manifeste déjà le génie d’une critique qui n’a pas encore de nom.

Il ne s’agit pas de dénoncer des formes abstraites mais de dire le monde de l’esclavage salarié — le prolétariat en pleine consolidation en Angleterre. Qu’est-ce que cette nouvelle condition ? « C’est travailler et en recueillir un salaire suffisant tout juste pour retenir jour après jour la vie dans vos membres, comme dans une cellule destinée à l’usage de vos tyrans.» Et Shelley dans un raccourci saisissant exprime l’aliénation totale de cet individu, cet homme-machine, réduit à n’être qu’une chose entre les mains des maîtres. « Si bien que pour eux vous êtes devenus un métier de tisserand, une charrue, une épée et une pique; des instruments, avec ou contre votre propre volonté, pliés à leur défense et à leur entretien ! » Et la modernisation politique et économique de la société ne fait qu’aggraver la condition d’exploité en laissant «le sceptre de l’Or recueillir de vos fatigues mille fois plus que sa substance ne l’a pu sous les tyrannies d’autrefois.» Par sa tonalité, ce texte annonce ce que dévoileront les plus pénétrantes analyses du mouvement ouvrier en plein essor.

C’est à un passé proche encore que Shelley se rattache également par un fil invisible, quand il s’élève contre l’imprégnation de chacun par la barbarie des puissants et donne à la révolte une dimension éthique : « N’échangez pas sang pour sang, mal pour mal, ne faites pas cela, quand vous serez forts » car « c’est être esclaves dans l’âme […] être tout ce que les autres veulent faire de vous. » Babeuf, après avoir assisté aux scènes de vengeance sanglante de la Révolution au milieu de la population en liesse, exprimait la même inquiétude dans une lettre à sa femme :

Oh que cette joie me faisait mal ! J’étais tout à la fois satisfait et mécontent ; je disais tant mieux et tant pis. Je comprends que le peuple se fasse justice, j’approuve cette justice lorsqu’elle est satisfaite par l’anéantissement des coupables, mais pourrait-elle aujourd’hui n’être pas cruelle? Des supplices de tous genres, l’écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, le fouet, les gibets, les bourreaux multipliés partout, nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres au lieu de nous policer nous ont rendus barbares, parce qu’ils le sont eux-mêmes.

«Et qu’es-tu, Liberté?» En termes simples, épurés et familiers, Shelley va droit à l’essentiel : « Dans les pays libres, il ne peut y avoir de famine telle que celle que nous voyons maintenant en Angleterre. » Il est question de feu et de nourriture, de rejet irrévocable des mensonges religieux, de paix, de justice égale pour tous, et de l’amour qui transforme ceux qu’il touche. «Science, Poésie et Pensée sont tes flambeaux » : la liberté n’est rien moins que la réalisation totale de soi à tous les moments de la vie.

Et quand, annonçant le temps de l’action venu, la jeune Espé- rance lance un appel à un grand rassemblement, elle affirme la créativité des individus unis dans la poursuite de leur émancipation propre. Que tous accourent des villages et cités, des fabriques et des prisons. Shelley envisage avec calme – après Peterloo ! – la réaction des tyrans lors de ces manifestations, et prône, face à leur violence, une passivité héroïque et méprisante, fatalement victorieuse. Ce qu’il veut dire, et cela éclate dans le rebond des derniers vers du poème, c’est que ces agents du pouvoir ne sont rien en eux-mêmes; ceux qu’ils oppriment sont tout, car eux seuls représentent la véritable communauté humaine en devenir. Il suffit à Shelley d’évoquer la solidarité de cette multitude pour que la liberté apparaisse comme le sens même de leur histoire.

Levez-vous, comme des lions après le repos, en nombre invincible ! Secouez vos chaînes à terre, comme une rosée qui dans votre sommeil serait tombée sur vous ! Vous êtes beaucoup, ils sont peu.

Le même esprit resurgira chez d’autres hommes animés des mêmes exigences et confrontés aux mêmes ennemis. Passage de relais parmi d’autres passés et à venir, il y a ces paroles à la naissance de l’Association internationale des travailleurs :

Ils ont entre leurs mains un élément de succès : le nombre. Mais le nombre ne pèse dans la balance que s’il est uni par l’entente et guidé par la connaissance. L’expérience du passé a montré qu’un lien de fraternité doit exister entre les travailleurs des différents pays et les inciter à tenir bon, coude à coude, dans toutes leurs luttes pour l’émancipation, et que si l’on dédaigne ce lien, le châtiment sera l’échec commun de ces efforts sans cohérence[23] .

EN 1819, il reste à Shelley trois années à vivre. Comme s’il en avait prescience, il mesure à sa révolte le temps écoulé : « J’ai encore assez d’espoir pour être frappé d’horreur devant la façon dont les choses se passent en Angleterre […] Ce ne sont pas des temps où l’on a beaucoup de cœur à écrire de la Poésie, bien qu’il y ait en eux un air vif qui aiguise les esprits des hommes et donne de la vivacité à leur imagination même au milieu du découragement » écrivait Shelley à un ami. Mais si les nouvelles désastreuses d’Angleterre n’ont en rien tari sa passion poétique, elles ont resserré son inspiration autour du devenir social. Chants et poèmes de combat se bousculent littéralement sous sa plume.

La parution toute récente de Peter Bell du « traître » Wordsworth, lui inspire une satire politique, Peter Bell the Third. On y voit Wordsworth « qui a tourné au bigot rigide », « à l’homme solennel et asexué » avec son servile entourage, figures répugnantes des gens en place, ministres, journalistes, prêtres, juges et dames de la bonne société. Cette « multitude frappée de pestilence » tient sa cour dans un Londres rendu par elle pestilentiel.

Il avait à peine terminé son Peter Bell, lorsqu’il apprit l’arrestation de l’intrépide imprimeur Richard Carlile pour libelle blasphématoire et séditieux, pour la publication d’une édition populaire de l’Âge de raison de Thomas Paine et d’un reportage brûlant de Carlile lui-même sur le massacre de Peterloo. Shelley lança une souscription en sa faveur et rédigea très vite une longue lettre ouverte pour sa défense destinée à l’Examiner.

Shelley y réclame pour juger Carlile et Paine un jury formé non plus de prétendus chrétiens, mais de leurs pairs, c’est-à-dire de ces philosophes et de ces déistes que leur célébrité ou leur haute position sociale met si injustement à l’abri d’une semblable persécution. Et de démasquer les juges eux-mêmes :

Quelques-uns de ceux qui sont le plus acharnés à poursuivre les ennemis du christianisme, je sais pertinemment qu’ils sont déistes; je pourrais citer les noms… Les tyrans, après tout, ne sont que sortes de démagogues ; ils doivent flatter le monstre… En poursuivant Carlile, ils ont usé de la superstition du jury comme d’un instrument pour écraser un adversaire politique, ou plutôt ce sont tous leurs adversaires poli- tiques qu’ils frappent en sa personne. Ils savent que l’église établie est fondée sur la croyance en certains événements d’un caractère surnaturel qui sont survenus en Judée voila dix huit siècles ; ils savent que, n’était cette croyance, le fermier refuserait de payer le dixième du produit de ses peines pour maintenir ses membres dans l’oisiveté… Ce sont des temps terribles, la question formidable est à présent agitée de savoir si un despotisme militaire et judiciaire va être institué par nos actuels dirigeants, ou si quelque forme de gouvernement moins défavorable aux intérêts réels et permanents de tous les hommes va naître du conflit des passions qui convergent maintenant pour les renverser : nous ne pouvons hésiter sur le parti à embrasser; et quelles que soient les révolutions qui doivent se produire, bien que l’oppression doive changer les noms et les noms cesser d’être oppression, notre parti sera celui de la liberté et des opprimés.

Cette lettre ouverte ne fut publiée qu’un siècle ans tard, en 1926.

Carlile fut jugé coupable de « libelle d’intention malicieuse et blas- phématoire préméditée » : sa condamnation s’éleva à un total de trois ans d’emprisonnement, et à une amende de 1500 livres. Et la totalité de son fonds – 70 000 volumes, tout son capital – fut saisi. Loin de « se coucher », ce fier pirate du livre multiplia les publications séditieuses et les séjours de prison, où il s’affaira encore à enrichir son catalogue mal pensant en rédigeant What Is Love, (ce qu’est l’amour), un ouvrage traitant du contrôle des naissances, qui connut grand succès dans les classes dangereuses.

Un procès vaudevillesque opposant le roi à la reine accusée d’adul- tère agitait fort l’opinion et fournit à Shelley l’occasion d’exercer sa raillerie iconoclaste et tyrannicide. Il composa une farce dans l’esprit du théâtre de rue, à la page de titre explicitement provocatrice :

ŒDIPUS TYRANNUS OU SWELLFOOT LE TYRAN

Une tragédie en deux actes, traduite de l’original dorique

Choisis la réforme ou la guerre civile quand par tes rues, au lieu d’un lièvre avec des chiens, une reine chassera un roi avec une meute de porcs chevauchant le MINOTAURE IONIEN[24].

Le gros et gras George IV, goinfre renommé, y tient sa cour. On y reconnaît sous des masques hideux et des sobriquets transparents ses conseillers et ses ministres : Castlereagh le fourbe et Eldon le pleureur, Sidmouth le flic et Wellington le soudard, assistés par « l’archiprêtre de la Famine » – Mammon alias Malthus. Chacun de ces repoussants personnages, affublés de tuniques à l’antique, débite dans le langage châtié des dieux et des héros toute une tripotée de sophismes imbéciles, d’insanités grotesques… Orwell se souviendra sans doute de ce texte dans La Ferme des Animaux, car l’action se déroule sur fond de chœurs de cochons psalmodiant la faim et la haine, brocardant entre autres officiels le Poète-Lauréat Southey.

Aussitôt écrit, aussitôt publié anonymement en 1820 par un libraire godwinien, Œdipus Tyrannus ou Swellfoot le Tyran n’avait été diffusé qu’à sept exemplaires, lorsqu’il tomba sous les yeux porcins de la Société pour la Répression du Vice qui s’alarma et le fit interdire.

Représenter la nation anglaise sous la forme porcine dut réjouir Shelley. Comme le déclare un des personnages, Purganax, alias l’autoproclamé gardien de l’ordre mondial Castlereagh: «Quel terme mieux approprié que celui de piggishness (cochonnerie) qui enferme à la fois religion, morale, paix et abondance, tout ce qui fait de la Béotie [l’Angleterre] une nation propre à apprendre à vivre aux autres nations. »

SHELLEY était conscient du rôle majeur de l’Angleterre dans l’histoire en cours. Maîtresse du monde, ayant donc beaucoup à gagner et à perdre, il était logique qu’elle fût devenue le siège de l’ordre social capitaliste et de la lutte contre les révolutions. Comme l’écrivait Castlereagh, le puissant maître d’œuvre de cette esquisse futuriste de gouvernement mondial : « Le concert actuel [des puissances] est leur seule parfaite sécurité contre les braises révolutionnaires qui couvent plus ou moins dans tous les états d’Europe; et la vraie sagesse consiste à laisser tomber les petites rivalités des temps ordinaires et à faire front tous ensemble pour soutenir les principes établis de l’ordre social. »

En guetteur infatigable de l’apparition de l’esprit de liberté à travers les pays soumis au joug de la Sainte Alliance – il portait un anneau sur lequel était gravé Il buon tempo verrà (Les beaux jours viendront) –, Shelley salua l’annonce de la révolution en Espagne en 1820 par une Ode à la liberté. Le soulèvement de Naples n’avait pas encore été écrasé par l’armée autrichienne lorsqu’il le célébra dans l’Ode à Naples. Enfin, tourné vers le foyer révolutionnaire grec, il se fait, dans le drame en vers Hellas, l’interprète des émotions et des espoirs de cette lutte. « Nous sommes tous grecs ! » s’écrie-t-il dans sa préface. Mais un passage de cette préface ne franchit pas le cap de la publication :

Le peuple anglais devrait-il jamais devenir libre, il aura à réfléchir sur le rôle qu’auront joué ceux qui prétendent le représenter dans le grand drame de la renaissance de la liberté […]. Notre temps est celui de la guerre des opprimés contre les oppresseurs, et chacun de ces chefs privilégiés de gang d’assassins et d’escrocs, que l’on nomme Souverains, se tourne vers l’autre pour trouver de l’aide contre l’ennemi commun et suspend leur mutuelle rivalité, en présence d’une crainte plus puissante. De cette Sainte Alliance tous les despotes de la terre sont des membres virtuels. Mais une race nouvelle s’est levée à travers toute l’Europe, nourrie dans l’horreur des idées qui constituent ses chaînes, et elle continuera à produire des générations neuves pour accomplir cette destinée que les tyrans prévoient et redoutent.

Censurée à la source par l’éditeur, l’intégralité de la préface ori- ginelle ne parut qu’en 1892.

Ce poème «écrit à la suggestion de l’air du temps», Shelley en souhaitait la publication rapide, pour soutenir la cause grecque… Mais Hellas ne fut publié qu’en 1822 et ce fut le dernier de ses écrits imprimés que Shelley eut entre les mains.

Shelley vivait à l’heure de cette ardente actualité lorsqu’il apprit en 1821 la mort à Rome du poète John Keats. Il avait toujours vu en lui un frère d’infortune à cause de l’ostracisme dans lequel le tenaient les gens des «belles-lettres» anglaises. Il attribua la mort soudaine de Keats à la brutalité des critiques qui avaient accueilli son dernier opus, Endymion. Shelley exhala sa peine et sa colère dans un poème, Adonais, qu’il qualifie lui-même dans une lettre de «solennel et exalté », précisant : « J’ai trempé ma plume dans le feu dévorant pour châtier ses destructeurs. » Adonais tient à la fois de la polémique dans sa « défense du faible » et de l’élégie poignante.

Le 8 juillet 1822, un mois avant son trentième anniversaire,Shelley s’embarqua à Livourne sur le voilier Don Juan avec son ami Wil- liams. Ils furent pris dans une violente tempête et sombrèrent dans le Golfe de la Spezia. Le corps de Shelley fut rejeté sur la grève de Viareggio. On éleva un bûcher à l’antique et la dépouille du poète fut brûlée en présence des amis fidèles, George Byron, Leigh Hunt et Edward John Trelawny[25].

Depuis le début du mois de juin, Shelley travaillait à un grand poème, Le Triomphe de la vie, vaste fresque visionnaire inachevée. Shelley y faisait de Rousseau son guide comme Virgile fut celui de Dante dans la Divine Comédie. Ce fil continu d’empathie profonde et d’inspiration dans l’imagination utopique que fut Rousseau pour Shelley en rend la présence d’autant plus forte dans ce dernier poème.

« SHELLEY était le meilleur d’entre nous et il possédait en lui bien plus de poésie qu’aucun homme vivant. S’il n’avait été si mystique, s’il n’avait écrit des utopies et s’il ne s’était voulu réformateur, personne ne lui refuserait une place au premier rang. » Ce vibrant éloge de son compagnon d’exil Byron, peu suspect de sentimentalisme bienveillant, nous donne la mesure du tour de passe-passe auquel la société, qui l’avait combattu vivant, devra se livrer pour faire rentrer dans le rang de ses gloires respectables le poète disparu.

La mort de Shelley fournit l’occasion immédiate aux tenants de l’ordre de marquer leur territoire. L’âpreté de leur ton est révélatrice de la menace que l’existence et les idées de Shelley avaient représentée pour eux. L’article nécrologique du Courrier ouvrit le bal : « Shelley, l’auteur d’une poésie infidèle, s’est noyé ; maintenant il sait s’il y a un Dieu ou pas. » Pour le Gentleman’s Magazine, le disparu faisait partie de «l’école de Don Juan, l’académie par excellence des Infidèles, des Blasphémateurs, des Séducteurs et des Licencieux. » L’écrivain bien en cour Charles Lamb suggéra cette épitaphe :

L’athée gît à cinq brasses de profondeur. Les dés en enfer sont forgés de ses os.

Le poète-lauréat Southey ne fut pas en reste: «J’ai connu[26] cet homme misérable et connais bien sa répugnante histoire. Shelley n’était pas mauvais par nature, […] mais il avait adopté la philoso- phie du Diable. » Il faut rendre cette justice à ces gens de bien qu’ils n’ont pas parlé de Shelley mort autrement qu’ils ne l’avaient fait de son vivant. Leurs attaques les dernières années n’avaient pas épargné Shelley. Le long article de la Quarterly Review de 1819, mentionné plus haut, exprime bien la haine sociale qui dominait les débats de ce temps. Dans la caricature d’un meeting de révolutionnaires anglais publiée en 1821 par le célèbre dessinateur réactionnaire Robert Cruikshank, on peut voir, non loin d’un anarchiste poignard en main, sur fond de drapeau annonçant « Universal Destruction », une pancarte sur laquelle est écrit: Queen Mab or Killing No Murder – significatif rapprochement entre le premier grand poème de Shelley et le libelle tyrannicide du niveleur Sexby[27].

Durant les quelques années qui suivirent la mort de Shelley, son œuvre fut pratiquement ignorée dans les milieux lettrés. Il n’est question de Shelley que dans des ouvrages consacrés à Byron depuis sa mort en Grèce en 1824. Le temps, avec les souvenirs qui s’estompent et les témoins qui petit à petit disparaissent, se fit l’allié de ceux qui s’efforçaient de faire de lui un poète respectable. Mary, qui se chargea des premières éditions posthumes des œuvres de Percy, fut soumise à la pression permanente du père de Shelley, sous forme de chantage économique à l’entretien et l’éducation de son fils. Les aspérités des écrits shelleyiens furent insensiblement neutralisées parfois par des notes, souvent par des omissions et des publications tardives dans des contextes moins inflammables. Une descendance quelque peu bornée et consensuelle prit la relève de l’héritage et la légende finit par imposer l’image d’un Shelley éthéré, angélique, qu’un individualisme ultrasensible éloignait des réalités de ce monde. La mise à l’écart et l’isolement que lui avait valu son comportement insoumis se travestirent avec le temps en solitude romantique.

Culminant pendant la période victorienne, dans les milieux même qui autrefois l’avaient abhorré et rejeté, un immense engouement s’empara de cette figure idéale dont le mal de vivre prendrait les plus pures formes lyriques. Abondaient dans les anthologies les poèmes où l’on croyait ou voulait voir des appels sublimes à la nature. De grands poèmes furent l’objet de stupéfiants contresens. Pour le Shelley que nous avons connu, c’était la trahison suprême : hypostasier le désespoir en l’amputant de la révolte ; faire obstacle à la vérité en brisant la démarche poétique globale, par laquelle la nature ne révèle sa plénitude et sa beauté que dans l’histoire de l’homme tout entier, qui en retour ne saurait se concevoir sans elle.

Sans doute ce Shelley nettoyé de toutes ses scories subversives apportait-il ce « supplément d’âme » qu’attendait de ses lettrés cette nouvelle bourgeoisie prospère et bien installée. Son culte avait même atteint une dimension quasi christique avec l’érection, à l’initiative des héritiers, d’un monument dans une église représentant Mary, avec le corps de Shelley sur le modèle de la Pietà de Michel-Ange à Saint-Pierre de Rome. Enfin, tout fut dit quand, pour le centenaire de sa naissance, l’université d’Oxford exposa une sculpture commémorative de Shelley au sein même des murs dont elle l’avait chassé. Rares sont les exemples dans l’histoire d’un tel détournement de sens ! C’est ce Shelley de légende qui hante encore en France encyclopédies et dictionnaires.

Parallèlement, dans les circuits clandestins et résistants de la société, de l’autre côté du miroir, il est une autre histoire posthume du devenir de Shelley et de son œuvre. Et c’est une belle histoire, vraie, restée fidèle à l’inspiration de Shelley : ses écrits ont trouvé le chemin de ceux qu’il voulut atteindre, les dépossédés, qui pour lui ont toujours représenté le sens de l’avenir. Et si, sa vie durant, Shelley a accompagné de ses actions et de ses écrits le mouvement ouvrier en Angleterre, c’est dans ce milieu que son audience, immédiatement après sa mort, va croître et se développer. Les éditions pirates de La Reine Mab se sont encore multipliées et la presse ouvrière radicale des années qui suivirent sa disparition était hérissée de citations de ses poèmes. Tandis que les classes dites supérieures se figeaient dans la réaction, la transformation rapide des rapports sociaux avait provoqué dans les classes pauvres une véritable mutation intellectuelle nourrie d’un intérêt passionné pour la littérature émancipatrice. Les écrits de Shelley ont été rejoindre ceux de Rousseau, de Godwin, ou de Paine dans la culture autodidacte de combat.

En 1819, après le choc de Peterloo, Shelley nourrissait le projet d’éditer un petit volume de «chansons populaires entièrement poli- tiques», destiné au public ouvrier. Le grand biographe de Shelley, Richard Holmes, a reconstitué « de façon assez sûre », en travaillant sur les carnets de Shelley de 1819 à 1820, la liste de ces popular songs : La Mascarade de l’Anarchie ; Vers écrits pendant l’administration Castlereagh ; Chant aux hommes d’Angleterre; L’Angleterre en 1819; Comparaisons pour deux caractères politiques; Un nouvel hymne national ; Ce que les hommes gagnent honnêtement ; Ballade de la mère mourante (inachevée).

Tous restèrent inédits du vivant de Shelley. La Mascarade de l’Anarchie et les Vers écrits pendant l’administration Castlereagh parurent en 1832, les autres poèmes en 1839 seulement, au moment du premier soulèvement chartiste. Mais le souhait de Shelley fut en partie comblé par l’histoire, puisque ce sont précisément La Mascarade de l’Anarchie et le Chant aux hommes d’Angleterre qui tombèrent dans le répertoire familier de la classe ouvrière.

À New York, au siècle suivant, Paule Newman, une ouvrière, témoigne : « On essayait d’apprendre par nous-mêmes. J’invitais souvent les filles à venir chez moi et on se lisait de la poésie à tour de rôle pour améliorer notre compréhension de la langue. [… ] The Mask of Anarchy de Percy Bysshe Shelley était une de nos poésies préférées : « Levez-vous comme les lions après le repos, en nombre invincible ! Secouez vos chaînes… » C’était pendant l’hiver 1909, au moment de la grève générale où les ouvrières de la confection avaient été plus de vingt mille à cesser le travail.

Cent ans s’étaient déjà écoulés depuis la parution de La Mascarade de l’Anarchie lorsqu’elle fut scandée dans les fameuses « marches de la faim » des années 1930, à Toronto.

Cette place unique de Shelley dans la mémoire historique est confirmée par l’influence de sa poésie sur les acteurs les plus radicaux du mouvement révolutionnaire.

Le jeune Engels avait découvert son œuvre quand il côtoyait les chartistes. Shelley fut passionnément lu, cité, autour des luttes de 1848 dans les milieux de l’émigration révolutionnaire à Paris et à Londres. Les Italiens du risorgimento et les Allemands l’ont traduit. Le révolutionnaire russe Herzen le salua dans ses Mémoires. Marx à Londres déplorait que, au contraire de Byron qui s’il avait vécu davantage serait devenu un «bourgeois réactionnaire», Shelley soit mort si jeune «car c’était un authentique révolutionnaire, qui aurait toujours fait partie de l’avant-garde socialiste». Le poète Herwegh du mouvement révolutionnaire Jeune Allemagne a écrit en 1863, pour l’association des travailleurs de Lassalle, un hymne, mis en musique par Hans von Bülow, quasi transposé du Chant aux hommes d’Angleterre. Pierre Leroux en fit un des personnages phares de La Grève de Samarez.

On retiendra aussi, comme signe de cette importance, la réaction passionnellement hostile du « modéré » Lamartine dans sa Vie de Byron : « Shelley, égaré par une imagination qui ne portait ni sur le ciel, ni sur la terre, avait substitué à Dieu un vague principe d’universel amour, suffisamment démenti par les réalités de la nature. Il avait substitué aux sociétés humaines un communisme destructeur de toute individualité et de toutes relations de famille. Il précédait les rêves ultra-socialistes de nos jours. »

Dans ce combat contre la division du travail qui fragmente l’in- dividu, Shelley n’épargne pas les «jardins embaumés de la littéra- ture ». Lorsque Baudelaire enrichira à son tour « ce livre de la vie commune » qu’est la poésie, il se souviendra d’un passage de La Révolte de l’Islam qu’il avait traduit ainsi :

C’était comme si un grand peintre eût trempé / Son pinceau dans la noirceur du tremblement de terre / Et de l’éclipse lorsqu’il composa Un Fantôme :/ Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur / Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres.

Plus près de nous, les écrivains que Shelley a inspirés ou influencés ne sont pas étrangers aux combats de ce temps. Dans les années effervescentes qui suivirent la première guerre mondiale, les Ich-dramas des écrivains expressionnistes allemands Ernst Toller et Georg Kaiser, avec leur épopée du moi individuel enveloppé dans l’imagerie politique et utopique, font résonner les accents de La Révolte de l’Islam.

C’est dans la lutte révolutionnaire des conseils ouvriers de Bavière et sur le chemin buissonnier de la pensée subversive que le romancier B. Traven, qui s’appelait encore Ret Marut, découvrit Shelley et en fit un de ses inspirateurs fondamentaux et traduisit La Mascarade de l’Anarchie dans son journal Der Ziegelbrenner[28].

Le poète hollandais révolutionnaire Hermann Gorter, célèbre pour sa Lettre ouverte au camarade Lénine, contribution déclenchée par la polémique sur « le gauchisme, maladie infantile du commu- nisme », traduisit Shelley en néerlandais. Pannekoek le cite dans Les Conseils ouvriers. Il passionna Lauro de Bosis, l’auteur du poème au nom prédestiné d’Icare. Ce poète inspiré sombra dans les flots aux commandes d’un petit avion après avoir jeté, en 1931, au-dessus de Rome un boisseau de plusieurs milliers de tracts antifascistes.

Antonin Artaud, autre exilé de l’intérieur, a écrit et monté une adaptation du drame Les Cenci. Malcolm Lowry, dans sa nouvelle Le Métier, cet étrange réconfort, nous entraîne sur les traces des écrivains du passé méprisés, persécutés ou raillés de leur temps ; il s’attarde dans la maison de Keats à Rome sur les « reliques » pathétiques de Shelley qui y sont conservées. Les grands romanciers sociaux américains John Dos Passos et Upton Sinclair, ainsi qu’Ursula Le Guin qui irrigue ses romans de science-fiction d’une forte créativité utopique, se sont réclamés de Shelley. George Orwell, dans La Ferme des animaux, parodia le Chant aux hommes d’Angleterre dans la chanson Bêtes d’Angleterre :

Bêtes d’Angleterre et d’Irlande, Animaux de tous les pays, Prêtez l’oreille à l’espérance, Un âge d’or vous est promis.

Un jour, en Italie, comme j’étais endormi, il vint une voix de la haute mer, dont l’irrésistible puissance m’entraîna dans le champ de Visions de la Poésie ; Je rencontrai sur le chemin le Meurtre. Il avait un masque ressemblant à Castlereagh. Son regard était doux, et cependant horrible ; sept chiens de sang le suivaient. La Mascarade de l’Anarchie

LA MASCARADE DE L’ANARCHIE, comme nombre de poèmes «forts» de Shelley, commence comme une élégie, pour nous confronter brutalement à l’Enfer. C’est qu’il est impossible de rêver sans être rattrapé par l’horreur du monde. Mais cette faille entre le rêve et la réalité est le lieu même de la poésie. Dans son refus d’oublier ce qui a pu être, ce qui peut être, la poésie rejoint l’histoire et notre histoire.

Dans «cette vie du tout», que la poésie anime, l’enfant des Lumières qu’est Shelley fera la part belle au savoir et à la raison, voyant en cette dernière «la passion même considérée sous un mode d’opération particulier».

Mais le pouvoir détourne le savoir et le façonne à l’aune de son intérêt. Il s’agit de nous arracher à l’étouffement de «l’accumulation des faits et des calculs… »

Ce qui nous manque, c’est la faculté créatrice pour imaginer ce que nous connaissons ; ce qui nous manque, c’est la poésie de la vie… La culture des sciences qui ont élargi les limites de l’empire de l’homme sur le monde extérieur a, par suite de l’absence de faculté poétique, restreint en proportion celle du monde intérieur ; et l’homme, après avoir réduit les éléments en esclavage, reste lui-même un esclave. À quoi, sinon à une culture des arts mécaniques disproportionnée à la présence de la faculté créatrice, qui est la base de toute connaissance, faut- il attribuer l’abus de toutes les inventions destinées à organiser le travail, au plus grand profit de l’inégalité humaine? À quelle autre cause attribuer ce fait, que les découvertes qui auraient pu l’alléger n’ont fait que rendre plus lourd le fardeau de la malédiction imposée à Adam. La poésie d’un côté et de l’autre le principe de l’Égoïsme dont l’argent est le signe visible, voilà le Dieu et le Mammon du monde. Défense de la poésie

« La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant », déclarait Rimbaud en 1871, l’année de la Commune.

Shelley déjà n’exprimait pas autre chose, en faisant de l’imagina- tion poétique la dimension même de l’utopie révolutionnaire. Comme il a fait de l’amour, même s’il ne brûle qu’un bref instant de vie hors des lois du monde marchand, ce moment de grâce qui permet tous les espoirs, où le monde se rêve à l’envers, avec parfois la gravité d’une veillée d’armes.

Espérons que toujours viendront d’inventifs saboteurs qui sauront rappeler que le savoir du réel, qui fut confisqué au profit du réel – et quel réel ! – ne peut être que le vouloir qui délivre du réel. Le seul gai savoir est celui qui conspire contre le réel, quand il arme l’action afin qu’elle soit la sœur du rêve :

Les poètes sont les hiérophantes d’une inspiration instinctive ; les miroirs des ombres gigantesques que l’avenir jette sur le présent ; les trompettes qui sonnent la bataille…

Le choix des écrits de ce recueil s’est fait dans une perspective qui s’éviderait d’elle-même, si elle ne s’inscrivait pas, si peu et si immodestement que ce soit, dans un projet de transformation de l’ordre des choses.

CHRONOLOGIE

1792 : Percy Bysshe Shelley naît le 4 août à Field Place, Horsham (Sussex), dans une famille d’aristocrates terriens enrichis dans le commerce.

1794 : Naissance de sa sœur Élisabeth, qui devint son amie d’enfance la plus proche et sa première lectrice.

1802 : Il entre à la Sion House Academy.

1804 : Il entre à Eton.

1810 : Parution de deux romans « gothiques », Zartrozzi, a Romance et St. Irvyne or The Rosicrucian. Shelley entre en octobre au University College d’Oxford.

1811 : Parution de Posthumous Fragments of Margaret Nicholson et de La Nécessité de l’athéisme, tous deux derniers écrits avec son ami Hogg. Shelley et Hogg sont exclus d’Oxford en mars.

Shelley s’enfuit avec Harriet Westbrook, et l’épouse à Édimbourg le 11 août 1811. Composition de La Promenade du Diable, publié en 1912. En novembre, il rencontre le poète Southey.

1812 : Déclenchement du mouvement luddite. Le 3 janvier 1812, Shelley envoie une première lettre à Godwin et écrit le poème À Harriet.

« Expédition » en Irlande : Adresse au peuple irlandais et Déclaration des Droits. Shelley écrit à Dublin le poème Aux Républicains d’Amérique du Nord. Propositions pour une Association de Philanthropes. Lettre à Lord Ellenborough.

Rédaction de La Reine Mab, un poème philosophique avec des notes, publié en 1813.

Séjour dans le Devon. Poèmes : Sur la mise à la mer de quelques bouteilles, remplies de savoir dans le canal de Bristol et À un ballon chargé de savoir.

En octobre, première rencontre avec Godwin, après une correspondance suivie.

1813 : 1814 : 1815

Fin 1812 – début 1813 : Séjour au pays de Galles. L’affaire du barrage de Tremadoc.

Shelley traduit deux essais de Plutarque sur le végétarisme. 23 juin : naissance d’Ianthe, fille d’Harriet et de Percy.

Publication de Réfutation du déisme. Shelley rencontre Mary Godwin. Ils s’enfuient sur le continent

le 28 juillet 1814, accompagnés de la demi-sœur de Mary, Jane (Claire) Clairmont.

Composition du poème À Mary Wollstonecraft Godwin. Rédaction en Suisse du roman resté inachevé Les Assassins. Septembre : Retour en Angleterre.

30 novembre : Naissance de Charles, fils d’Harriet et de Percy.

Traduction (et adaptation) des sonnets Dante Alighieri à Guido Calvacanti et Guido Calvacanti à Dante Alighieri que Shelley choisit probablement parce qu’il y voit un parallèle avec sa propre attitude vis-à-vis de Wordsworth. Rédaction de À Wordsworth, poème publié en 1816.

Février : naissance du premier enfant de Mary et Percy, une fille qui meurt en mars.

Juin : Napoléon vaincu à Waterloo. Octobre : Napoléon exilé à Sainte-Hélène, sous la garde de l’Angleterre.

Rédaction de deux poèmes, Alastor ou l’Esprit de la solitude et Sentiments d’un Républicain sur la chute de Bonaparte, et d’un essai : Sur l’amour.

Naissance le 24 janvier du premier fils de Mary et Percy, William.

Mai-juin : Percy, Mary et Claire Clairmont se rendent en Suisse pour rencontrer Byron, auprès duquel ils séjourneront jusqu’à la fin du mois d’août. Mary entreprend la rédaction de Frankenstein ou le Prométhée moderne.

Hymne à la beauté intellectuelle. Mont-Blanc, Vers écrits dans la vallée de Chamonix.

Décembre : Suicide d’Harriet. 30 décembre : Mariage de Percy et Mary.

Naissance en janvier d’Allegra, fille de Claire Clairmont et de Byron. Shelley servira d’intermédiaire attentionné entre Claire et Byron, celui-ci voulant bien s’occuper de l’enfant, mais sans voir la mère… Shelley s’attachera à Allegra.

Shelley rencontre le poète John Keats.
Soulèvement de Pentridge. Proposition pour établir la Réforme du vote.

1816 : 1817 :

Claire Clairmont lui inspire le poème À Constancia chantant. Shelley écrit Laon et Cythna ou la Révolution dans la Cité d’Or.

27 mars : le Lord Chancelier Eldon retire à Shelley la garde de ses enfants, Ianthe et Charles.

2 septembre : naissance de Clara, fille de Mary et de Percy. Adresse au peuple sur la mort de la Princesse Charlotte.

Une version révisée de Laon et Cythna est publiée sous le titre La Révolte de l’Islam.

Shelley entreprend la traduction d’un fragment du Tractatus Theologico-Politicus de Spinoza et compose le poème Ozymandias.

1818 : Publication de Frankenstein ou le Prométhée moderne, de Mary Shelley. Rédaction du poème Rosalind et Helen, publié en 1819.

12 mars : départ de Percy et Mary Shelley pour le continent, accompagnés de Claire Clairmont. Séjours à Milan, Bagni di Lucca, Venise (où Shelley retrouve Byron), Rome et Naples.

Rédaction de Julian et Maddalo, une conversation et des Stances écrites dans l’abattement, près de Naples.

Shelley entreprend la composition de Prométhée délivré. 24 septembre : mort de Clara, la fille de Mary et Percy.

1819 : Mort, le 7 juin, du fils de Mary et Percy, William.
Séjour à Livourne. Shelley écrit le drame Les Cenci, publié en 1820.

Traduction en vers des Cyclopes d’Euripide.

Vers écrits pendant l’Administration de Castlereagh, publiés en 1832.

16 août : massacre de Peterloo.

La Mascarade de l’Anarchie, poème écrit à l’occasion du Massacre de Manchester.

Composition de l’Ode au vent d’Ouest, de la Philosophie de la Réforme, de Peter Bell III, du dernier acte de Prométhée délivré, publié en 1820, du Chant aux Hommes d’Angleterre, publié en 1839, du sonnet L’Angleterre en 1819, publié en 1839, des Comparaisons pour deux caractères politiques de 1819, publié en 1832, et de Dieu sauve la Reine (un nouvel hymne national), publié en 1839.

12 novembre : Mary donne naissance à un garçon, Percy Florence Shelley.

1820 : Insurrection en Espagne. Composition d’une Ode à la Liberté, de La Sensitive, du Nuage, de À l’alouette et de Orphée. Juillet : soulèvement de Naples. Composition d’une Ode à Naples.

Œdipus Tyrannus ou Swellfoot le Tyran.

Shelley traduit des Hymnes homériques, le Banquet de Platon, ainsi que des fragments d’Ion et du Phédon. Il traduit des extraits du Purgatoire de Dante. Il s’installe à Pise.

1821 : Rencontre avec Teresa « Emily » Viviani, qui lui inspire le long poème Epipsychidion. Rédaction de Défense de la Poésie.

1822 :

Edward et Jane Williams, qui deviendront des proches de Shelley, arrivent à Pise.

Mars : écrasement de la révolution napolitaine. Soulèvement en Grèce.

11 avril : Shelley apprend la mort de John Keats, à Rome en février.

Traduction du grec d’un fragment de l’Élégie sur la mort de Bion, de Moschos et d’un fragment de l’Élégie sur la mort d’Adonis, de Bion ; de ces deux poèmes, Shelley s’est inspiré pour écrire Adonais, une Élégie sur la mort de John Keats.

Août : Shelley écrit Hellas, publié en 1822, et le poème À Edward Williams. Byron s’installe à Pise.

L’ex-corsaire et futur combattant de la cause de l’indépendance grecque Edward Trelawny arrive à Pise. Il vivra quelques mois dans l’intimité de Byron et de Shelley.

Shelley travaille à un drame, Charles Ier, resté inachevé. Traduction et adaptation de Scènes d’après Calderón, Magico Prodigioso.

Traduction et adaptation de Scènes d’après le Faust de Goethe.

Poèmes inspirés par Jane Williams, dont À Jane : l’invitation.

Avril : mort d’Allegra, la fille de Claire et de Byron.

Mary et Percy s’installent avec Edward et Jane Williams dans la baie de la Spezia.

Mai : Shelley commence le poème Triomphe de la Vie.

1er juillet : Shelley va à la rencontre de Leigh Hunt et de sa famille à Livourne. Hunt est venu rejoindre Shelley et Byron en Italie pour créer avec eux une revue, The Liberal. Shelley accompagne les Hunt à Pise et les aide à s’installer.

8 juillet : Shelley s’embarque avec Williams sur le Don Juan. Ils sont pris dans une violente tempête.

18 juillet : Les corps des deux amis seront retrouvés sur la plage de Viareggio. Le corps de Shelley sera brûlé sur un bûcher le 15 août en présence de George Byron, Leigh Hunt et Edward John Trelawny.

Quelques mois plus tard, ses cendres seront inhumées dans le cimetière protestant de Rome.


[1] J’ai repris mon introduction à La Mascarade de L’Anarchie (Paris-Méditerranée, 2004) en la remaniant entièrement pour les besoins du présent ouvrage.

[2] Cette citation est tirée du livre de Julius Van Daal, Beau comme une prison qui brûle (L’insomniaque, 2010) qui relate comment une procession, organisée par le député George Gordon, dégénéra en une semaine d’émeutes. Toutes les prisons de Londres furent incendiées avant que cette insurrection populaire ne soit férocement réprimée par la troupe.

[3] Shelley écrivit en 1821 ce grand texte, demeuré inachevé, en réponse à The Four Ages of Poetry de son ami T. L. Peacock (1820). Défense de la Poésie ne fut publié qu’en 1840.

[4] Le parti des whigs regroupait des aristocrates et grands bourgeois pragmatiques, peu ou prou influencés par les Lumières, grands défenseurs des pouvoirs du Parlement face à l’autorité royale. Ils n’étaient guère rigides en matière de diplomatie et de religion, et leur réputation de corruption était aussi établie que fondée. Leurs chefs venaient d’être trahis par leur compagnon de débauche, le prince régent  qui, à son accession au pouvoir, avait choisi ses ministres dans la coterie adverse des tories, représentants des propriétaires fonciers se proclamant le parti « du Roi et de l’Église ».

[5] Constant Marie (1838-1910), dit « Le Père Lapurge » Blessé en 1871 sur les barricades de la Commune, il se fit cordonnier et écrivit nombre de chansons parmi lesquelles, La Dynamite (1886), Vive la Canaille ! Avis aux honnêtes gens ! (1887), Le Père Lapurge, dans laquelle il s’attribue le titre de « pharmacien de l’humanité »: J’ai ce qu’il faut dans ma boutique / Sans le tonnerre et les éclairs / Pour bien purger toute la clique / Des affameurs de l’univers. Propagandiste actif, il participera à de maints groupes anarchistes. Accusé d’« affiliation à une association de malfaiteurs » le 1er juillet 1894, il sera incarcéré à la prison de Mazas.

[6] Double, double, peine et trouble ! Feu, brûle ; et chaudron, bouillonne ! (William Shakespeare, Macbeth, IV, 1)

[7] Ils m’attaquent pour mes principes détestables, je suis jugé comme un hors-la-loi, et pourtant je les défie et me gausse de leurs vains efforts. Lettre de Shelley à un ami, Oxford, le 20 décembre 1810

[8] Thomas Paine (1737-1809), pamphlétaire anglais autodidacte, se proclamait « citoyen du monde ». Il donna, après avoir émigré en Pennsylvanie en 1774, un manifeste aux patriotes américains, Le Sens commun. Revenu en Angleterre en 1787, il s’enthousiasma pour la Révolution française et répliqua en 1791 au livre antirévolutionnaire de Burke (voir note page 16) par Les Droits de l’homme, dont le succès fut immense. Il fut élu à l’assemblée nationale française en 1792, puis mis à l’écart par Robespierre avant d’aller finir ses jours aux États-Unis.

[9] L’érudit anglais William Godwin (1756-1836) était un pasteur anglican « défroqué » qui, influencé par Rousseau et Condorcet, tourna pamphlétaire, polygraphe et philo- sophe – et que son Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bon- heur en général rendit célèbre en 1793. Ce précurseur rationaliste des fulgurances anar- chistes échappa de peu aux persécutions antijacobines par lesquelles le cabinet de William Pitt réagit à la contagion révolutionnaire en provenance de France. En 1797, il épousa la philosophe féministe Mary Wollstonecraft qui mourut en couche, lui laissant une fille qui en 1816 épousera (sans le consentement paternel) Shelley, admirateur des idées de Godwin.

[10] George Augustus Frederick de Hanovre (1762-1830), fils aîné du roi George III et futur George IV, fut nommé régent du royaume lorsque son géniteur fut déclaré dément en 1810 (il dut attendre la mort de ce dernier, en 1820, pour monter sur le trône). Les rapports houleux de ce dandy bouffi, bambocheur et bigame tant avec sa conjointe officielle, Caroline de Brunswick, qu’avec son épouse morganatique, Maria Fitzherbert, défrayèrent la chronique. Ses dettes énormes, épongées par le trésor public, puis son virage ultra-réactionnaire dès son accession au pouvoir le rendirent fort impopulaire – quoique se mêlant peu de politique – et les radicaux anglais lui promirent en vain la même fin que Charles Ier ou Louis XVI.

[11] Edmund Burke (1729-1797), penseur libéral, avait pris peur de la « multitude porcine » à la prise de la Bastille et publié ses Réflexions sur la Révolution française où, dès 1790, il son- nait le tocsin de la réaction, déclenchant contre les réformateurs anglais une vague de répression et incitant son pays à guerrroyer contre la France révolutionnaire.

[12] Sur la longue carrière de ces trois fondateurs du romantisme anglais que Byron et Shelley tenaient à divers degrés pour des renégats, voir dans La Colère de Ludd (Julius Van Daal, L’insomniaque 2012), l’appendice « La poésie à coups de marteau ».

[13] E.-P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise (Points, 2012). Voir aussi La Colère de Ludd, op. cit., qui relate en détail ce premier assaut prolétarien contre le capitalisme industriel

[14] Volney (1757-1820) était un philosophe matérialiste français. Élu député du tiers état aux États généraux de 1789, il ne joua qu’un rôle mineur dans les événements révolution- naires mais publia en 1791 un livre qui devait avoir une grande influence : Les Ruines ou Méditations sur les révolutions des empires. Il soutint Bonaparte puis s’éloigna de lui lorsque le tyran entreprit de réhabiliter le clergé. Son prestige intellectuel et sa souplesse politique étaient tels qu’il échappa à toutes les persécutions au fil des changements de régime qui jalonnèrent la carrière de ce brillant précurseur de l’ethnologie et de la sociologie.

[15] Ces notes sont publiées en français pour la première fois dans le présent volume, pp. 139-180.

[16] Thomas Hardy (1752-1832) était un cordonnier londonien radical, qui fonda en 1792, avec neuf autres artisans et ouvriers, la London Corresponding Society. Accusé de haute trahison en 1794 il fut arrêté avec une trentaine d’autres « jacobins », puis acquitté.

[17] Leigh Hunt (1784-1859) fut le rédacteur en chef de plusieurs revues littéraires : l’Examiner, le Reflector et l’Indicator. Lui-même poète et essayiste, il cultivait l’amitié des jeunes romantiques, notament celle de Keats et de Shelley, qui l’avait fait venir en Italie.

[18] Inamovible ministre de la Justice de 1801 à 1806 puis de 1807 à 1827, lord Eldon (1751-1838) n’aimait rien tant que de voir des rebelles se balancer au bout d’une corde.

[19] D’après les journaux de l’époque repris par Thompson, op.cit.

[20] Les citations qui suivent sont toutes tirées de la première version, Laon et Cythna ou la Révolution de la Cité d’or.

[21] Lord Castlereagh (1769-1822), fut ministre des Affaires étrangères de 1812 à 1822, après avoir sévi en Irlande (voir note p. 83) puis au ministère de la Guerre. Ce politicien roué fut, avec Metternich, le grand artisan de la « diplomatie des congrès », par laquelle la monarchie parlementaire anglaise s’acoquinait avec la sainte Alliance des tyrans du continent, au prétexte de modérer leurs féroces appétits. Byron proposa d’orner sa tombe de cette épitaphe : « Ci-gisent les os de Castlereagh, arrête-toi, voyageur, et pisse. »

[22] Dans cet usage du terme anarchy, Shelley suit Milton pour lequel Anarch dans Le Paradis perdu représentait la suprême incarnation du mal.

[23] Adresse inaugurale et statuts de l’AIT (1864), in Karl Marx, Œuvres, I, Pléiade.

[24] Ce minotaure ionien n’est autre que le peuple anglais : John (ionien) Bull (taureau), appellation satirique inventée par l’ami de Swift et de Pope, John Arbuthnot.

[25] L’aventurier Trelawny (1792-1881) après avoir servi sur des navires corsaires français (lire ses passsionnants Mémoires d’un gentilhomme corsaire, Phébus) s’était lié avec Byron et Shelley en Italie. Il participa ensuite activement aux combats de l’indépendance grecque.

[26] Southey l’avait en effet reçu chez lui à Keswick, dans le Cumberland, durant l’hiver 1811-1812. Shelley avait alors commis un affront irréparable : il s’était endormi lors de la lecture d’un poème de son hôte, à qui il ne ménagea pas son mépris par la suite.

[27] Au sein du Comité des Agitateurs de l’armée républicaine de Cromwell, le niveleur Edward Sexby, dit « Oiseau-Tempête » fut l’un de ses plus violents opposants. En 1657, il publie sous le pseudonyme de William Allen le pamphlet Killing No Murder (Tuer n’est pas assassiner, Ivrea). Arrêté et torturé par la police de Cromwell, il mourut « suicidé » dans la Tour de Londres en 1658.

[28] Voir la biographie de B. Traven : Insaisissable, de Rolf Recknagel, L’insomniaque, 2008.

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